Numéro 43 :
Les interviews de l’AMA-UCL
Professeur Jean-Louis Michaux
La culture accompagne la carrière
Le professeur Michaux a maintenu des contacts culturels tout au long d'une carrière académique de premier plan. A l'éméritat, il a pu dynamiser et faire fructifier ce capital intellectuel et publier des livres consacrés à l'influence de la maladie sur l'œuvre de grands musiciens.
R.K. : Nous aimerions connaître le secret de cette vie doublement accomplie. Le milieu familial et l'enseignement secondaire ont-ils joué un rôle ?
J.L.M. : Le milieu familial entretenait le goût de la musique et de la peinture ; malheureusement notre adolescence a été obscurcie par les privations de la Seconde guerre mondiale qui limitaient les attirances culturelles au profit des nécessités de survie.
R.K. : Où as-tu acquis cet intérêt culturel ?
J.L.M. : Sans doute était-il inscrit dans mes gènes. Cependant à l'époque où j'étais étudiant on avait peu de moyens de maintenir un contact culturel, si ce n'est par les media, c'est-à-dire essentiellement la radio. Dès le début des études de médecine, j'ai pu m'acheter un poste de radio grâce au gain occasionné par des activités vacancières dans une usine. J'ai pu écouter de la musique et découvrir le Concours Reine Elisabeth tant pour la session piano que celle du violon. Les années cinquante ont vu défiler de jeunes lauréats qui acquirent une large renommée ; des membres du jury se sont imposés dans l'exercice de leur art et ont marqué ma mémoire : citons quelques noms, Jacques Thibaud, Arthur Rubinstein, David Oistrakh, Yehudi Menuhin, notre compatriote Arthur Grumiaux et bien d'autres ...
R.K. : Il y a évidemment " entendre " et " écouter ". Moi-même, je mettais de la musique classique à la radio, mais comme fond musical, en étudiant les méandres de l'embryologie et le parcours des nerfs crâniens. Toi, tu écoutais la musique et les commentaires.
J.L.M. : Oui, il y a tout ce qui entoure le Reine Elisabeth et le plaisir qu'on éprouve à approfondir et à tenter de comprendre les œuvres... et les commentaires. Plus tard, je me suis focalisé sur les grands compositeurs.
R.K. : Il y a eu la formation en hématologie après le tronc commun de médecine interne.
Oui, chez Monsieur Lambin, bien sûr, puis en Allemagne.
R.K. : A Fribourg, sans doute. Monsieur Lambin racontait que chez Heilmeyer, je crois, l'hôpital ressemblait à une caserne : lors de l'arrivée du patron dans une salle, les malades valides se tenaient debout à la tête de leur lit, quasi au garde-à-vous.
J.L.M. : A Freiburg im Breisgau en Allemagne. L'ambiance était en effet assez germanique mais la qualité de la formation assurée. Il y eut ensuite le passage obligé par l'Institut de médecine tropicale à Anvers : 4 mois intensifs, un vrai bourrage de crâne : des cours d'entomologie, d'helminthologie, de parasitologie, de médecine interne, un peu d'hématologie, par contre aucune formation clinique.
Je suis parti au Congo en 1958, c'était encore le régime colonial. Dix ans d'Afrique avec les soubresauts et les débuts perturbés de l'indépendance. J'ai succédé à Jean Sonnet en 1966 à la direction du service de médecine interne.
R.K. : Tu as fait ta thèse d'agrégation avant de partir ?
J.L.M. : Je l'ai réalisée en Afrique en profitant des retours vacanciers en Belgique, pour approfondir certains domaines au laboratoire de Joseph Heremans, qui a été mon co-promoteur. Le sujet était : " Les immunoglobulines des bantous ".
R.K. : Je crois me souvenir d'un travail sur les cardiomyopathies au Congo.
J.L.M. : Cela fut, en effet, le sujet de ma leçon publique... l'EMF (endomyocardial fibrosis), une pathologie propre à L'Afrique centrale que nous avions largement étudiée.
R.K. : En Afrique, le contact culturel était plus difficile.
J.L.M. : Certainement. Nous avions des disques, mais surtout des bandes sonores, qui souffraient du climat et se détérioraient très vite si l'on ne pouvait pas les conserver dans un milieu " conditionné ". Mais des retours en Europe étaient l'occasion de ressourcements culturels.
R.K. : Avais-tu déjà à cette époque des compositeurs préférés ?
J.L.M. : Les classiques avaient déjà ma préférence : Mozart, Beethoven, Chopin. Les grands interprètes déjà cités de l'époque, les Oistrakh, les Rubinstein, les Menuhin et d'autres étaient les ambassadeurs de la musique classique.
R.K. : Comme Justine Henin nous fait découvrir le tennis !
J.L.M. : Oui comme d'autres sportifs de haut niveau !
R.K. : Et après le Congo ?
J.L.M. : Après le Congo, en janvier 1968, je suis rentré en Belgique pour des raisons familiales et j'ai réintégré la médecine interne à Louvain ; à l'époque, il y avait encore deux services de médecine interne ; quelques semaines plus tard après le décès brutal de Joseph Hoet, Franz Lavenne est devenu le chef du département de médecine interne ; ce qui a accéléré la création de services spécialisés ; ce qui me valut de passer de la médecine interne générale au service d'hématologie, sous l'instigation de Gérard Sokal. C'est alors que j'ai fait un stage fructueux à Paris, à Saint-Louis, au début de 1969.
R.K. : Au point de vue de l'environnement culturel, c'était mieux que Kinshasa.
J.L.M. : Bien sûr. J'ai fait la connaissance de Jean Bernard, hématologue de renommée internationale et ce fut le début d'une collaboration de 25 - 30 ans, tant sur le plan de l'hématologie que dans le domaine de la culture. Jean Bernard est entré à l'Académie française quelques années plus tard : les sujets de ses écrits restaient proches de la médecine, et se sont orientés vers des problèmes éthiques. En outre, il a été inspiré par la muse mais n'a écrit qu'un roman, qui sera publié à titre posthume.
R.K. : Jean Bernard faisait rayonner sa culture, tandis que Franz Lavenne conservait sa poésie dans un jardin secret...
J.L.M. : Jean Bernard avouait ne rien connaître à la musique, mais était très attiré par la peinture, facilement associée à l'hématologie. Ce séjour parisien, de quelques semaines, se poursuivit par de fréquents contacts pour assister aux présentations de cas du samedi matin à Saint-Louis et rencontrer les collaborateurs de Jean Bernard. J'ai tissé des liens d'amitiés avec plusieurs d'entre eux qui se poursuivent encore actuellement avec quelques-uns.
R.K. : De retour en Belgique...
J.L.M. : La clinique hématologique devient mon activité principale et préférée pendant 25 ans et je suis nommé chef de service en 1992 - assez tard - avec le souci de souder une équipe, développer un groupement UCL d'hématologie, à Bruxelles et en Wallonie et entretenir des contacts étroits avec le service d'hématologie d'André Bosly à Godinne.
R.K. : Il vaut mieux ne pas nommer des chefs de service trop jeunes, car la lourdeur du travail administratif et de gestion risque de freiner l'activité de recherche.
J.L.M. : C'est vrai, mais il ne faut pas non plus que le poste de chef de service soit occupé trop longtemps : on ne peut innover, ni rester créatif, pendant 20 ans.
R.K. : Il y a pourtant de grands musiciens et de grands peintres qui ont cherché et innové pendant de nombreuses années ! Et la culture, pendant cette période très active au point de vue clinique ?
J.L.M. : J'ai toujours aimé écrire. Lorsque j'ai rédigé ma thèse, Heremans trouvait que j'écrivais bien : " Tu écris comme De Gaule " me disait-il. Jean Bernard avait une plume concise et un vocabulaire imagé ; pendant mon séjour dans son service, il me corrigeait parfois : il n'aimait pas les belgicismes.
R.K. : Dans le service de Lambin, on soignait le style, probablement sous l'influence du patron.
J.L.M. : J'ai peu connu Lambin, puisque j'étais en Afrique. Mais il est vrai que dans le service de médecine interne, la langue française était un fleuron, grâce au patron.
R.K. : Et la musique ?
J.L.M. : J'ai continué à cultiver ce violon d'Ingres. Une circonstance particulière a joué un rôle dans l'orientation que j'ai prise à mon éméritat : c'était à l'écoute d'une interview de l'épouse d'Arthur Grumiaux.
R.K. : Un " pays " à toi.
J.L.M. : De fait, je suis né à Jemeppe-sur-Sambre et lui était originaire des environs de Fleurus, un vrai et pur wallon. On interrogeait son épouse sur les problèmes de santé qu'il avait du assumer : il était diabétique, avec des complications neurologiques qui l'avaient handicapé dans sa pratique du violon. Cela m'a orienté vers Beethoven et sa surdité et de là est né mon intérêt pour les problèmes de santé des musiciens. Un de mes patients était organiste, joueur et compositeur, il m'avait offert un livre, le Dictionnaire Beethoven de Barry Cooper : le chapitre sur les maladies du grand homme était assez confus. De là, l'idée de tenter de préciser ses problèmes de santé en colligeant une large documentation sur ce thème.
R.K. : Cela comportait des lectures, des recherches dans les bibliothèques, parfois en langue étrangère ; c'était un cap à franchir dans un domaine très particulier et un travail considérable.
J.L.M. : Je me suis aussitôt plongé dans une biographie de Beethoven.
R.K. : Celle de Romain Rolland ?
J.L.M. : Celle de Romain Rolland aborde principalement sa musique. Celle de Thayer reste la première référence classique et historique : Thayer était un diplomate américain qui vivait en Europe peu après Beethoven et qui après s'être formé en musicologie à Boston, a retrouvé l'Autriche pour mener une enquête auprès des personnes qui avaient connu Beethoven ; il a mis 30 ans à écrire cette biographie, qui continue à être revue jusqu'à nos jours. Thayer a très peu abordé les problèmes de santé de Beethoven ; je les ai analysés dans sa correspondance et dans les cahiers de conversation. On a collecté près de 1600 lettres de Beethoven, et dans plus de cent, il mentionnait et détaillait ses ennuis de santé. J'ai tenté de corréler ses problèmes de santé à sa créativité musicale.
R.K. : Tu as des connaissances en solfège, en orchestration...
J.L.M. : Très peu, voire nulle. Je suis un autodidacte. Mais je me suis documenté dans des ouvrages de musicologie comme, par exemple, pour les sonates pour piano de Beethoven - qui représentent la ligne conductrice du musicien de 1784 à 1826 - dans Les 32 sonates pour piano. Journal intime de Beethoven, de Paul Loyonnet. Dans ce genre d'étude, non seulement il importe de lire des biographies mais il faut écouter de la musique, la comprendre et essayer de la replacer dans l'existence du musicien.
R.K. : C'est un travail long et exigeant.
J.L.M. : Oui, j'ai abandonné la médecine au profit de la musique. A 70 ans, on nous contraint à déposer le stéthoscope. Je crois que c'est une heureuse mesure, car, à un certain âge, il devient malaisé de suivre les progrès rapides d'une branche scientifique.
R.K. : Après Beethoven, Bartók et Mozart, as-tu d'autres projets ? Wagner ?
J.L.M. : J'ai lu des biographies de Wagner, mais je goûte moins cette musique un peu grandiloquente... Par contre, Schubert fait rêver !
R.K. : Merci de t'être prêté au jeu de l'interview et de nous avoir donné un bel exemple de l'activité passionnante d'un médecin arrivé à ce temps de l'éméritat, qui s'allonge depuis que la médecine nous maintient en vie plus longtemps.
Oeuvres de Jean-Louis Michaux :
Evocations : regard sur une vie. Academia Bruylant - décembre 1997
Le cas Beethoven ; le génie et le malade. Editions Racine - novembre 1999
La solitude Bartók. L'Age d'Homme - septembre 2003
L'autopsie de Mozart : abattu par le déshonneur. L'Age d'Homme - mars 2006