Numéro 42 :

Les interviews de l’AMA-UCL

Yves De Clerck
Un chercheur et clinicien belge en Californie

 

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Souriant, détendu, alliant le sérieux et la rigueur anglosaxone à l'humour, la simplicité et la chaleur propres à beaucoup de nos concitoyens, le professeur Yves De Clerck a tenu à sauvegarder sa double nationalité belge et américaine, conserve des attaches et des amis en Belgique et, malgré une brillante carrière outre-atlantique, le souvenir vivace de sa formation médicale louvaniste.
 
Y.D. : J'ai fait mes candidatures à Namur avec, notamment, les professeurs Wattiaux  en biochimie et De Schrijver en physiologie  : ce sont eux en partie qui m'ont donné le goût de la recherche.

R.K. : Il y avait aussi Jacques Lammerant à l'époque.

Y.D. : Oui, en physiologie cardiaque, et Leloup en histologie.  J'avais fait un travail d'étudiant sur les catécholamines, avec De Schrijver, qui m'a donné un avant-goût des sciences fondamentales.  Je suis arrivé à Louvain en 1969, où j'ai continué à faire de la recherche avec Dereymaeker, en neurologie ;  j'étais aussi délégué de cours.  J'étais très proche de Pierre Courtoy qui est actuellement directeur de l'unité de biologie cellulaire à l'ICP.
Les cliniques de Paul Malvaux m'ont orienté vers la pédiatrie, dont j'ai commencé la formation en 1973;  Malvaux m'a fort encourage à faire de la recherche et à aller à l'étranger, puisque je désirais entamer une carrière académique.  Après deux ans de pédiatrie à Louvain, je suis parti à Montréal en 1975, à l'Hôpital Sainte Justine.

R.K. : Déjà en hématologie ?


Y.D. : Pas encore, j'ai d'abord passé un an en infectiologie, puis six mois en hémato-oncologie.  J'avais bien apprécié mon premier mois de résident en pédiatrie chez De Meyer, avec Guy Cornu, à l'époque où la leucémie de l'enfant n'avait que 30 à 35 % de guérison par la chimiothérapie.

R.K. : C'est à cette époque que votre carrière s'est précisée.

Y.D. : Oui, après Sainte Justine je comptais rentrer à Louvain, mais me rendant compte que le Québec était une transition vers les USA, j'ai postulé plusieurs places, notamment à Cincinnati et Los Angeles.  Je voulais parfaire mon anglais et connaître le système américain.  Aidé par les médecins de Sainte Justine,  j'ai été accepté en tant que fellow en hématologie pédiatrique au Childrens Hospital Los Angeles (CHLA).
La première année était purement clinique, mais la seconde consacrée à 90% à la recherche : j'ai commencé à m'intéresser aux mécanismes d'invasion tumorale et des métastases et à la matrice extracellulaire.  J'ai publié à ce moment mes  trois premiers papiers de recherche..

R.K. : Vous étiez seul là bas ?

Y.D. : Non, avec mon épouse qui, après des études d'infirmière à Edith Cavell, a fait une année de formation pédiatrique à Louvain, quand j'étais jeune assistant...  Son diplôme belge a pu être reconnu aux Etats-Unis.  Elle travaille actuellement au CHLA comme infirmière coordinatrice dans le service de transplantation de moelle, plus particulièrement dans le domaine des donneurs non familiaux Après ces deux ans de fellowship, on m'a proposé une nomination académique, mais je suis d'abord revenu faire mon service militaire en Belgique.  C'était encore une obligation à cette époque.  J'ai eu de la chance.  Après Cologne pendant 3 mois, j'ai été muté à Liège, où j'ai pu travailler dans le laboratoire de Charles Lapierre a l'Université de Liège

R.K. : Un dermatologue !

Y.D. : Il faisait des travaux sur le cancer avec Jean-Michel Froidart, un gynécologue qui revenait juste du NIH a cette époque.

R.K. : L'armée vous laissait des loisirs ?

Y.D. : L'armée me demandait d'être présent à l'hôpital militaire quelques matinées et m'autorisait le reste du temps à travailler au labo.  Ce qui a déterminé mon retour aux USA, c'est que je voulais combiner médecine, clinique et recherche, ce qui était difficile en Belgique, à cette époque.

R.K. : Souvent, nous étions des hommes-orchestre amenés à combiner médecine, enseignement, recherche et parfois gestion...

Y.D. : Dans beaucoup d'hôpitaux américains, moyennant un maximum de 20 à 30 % d'activités cliniques, vous pouvez faire de la recherche pendant plusieurs années, le temps d'obtenir assez de résultats et de publier quelques papiers scientifiques pour obtenir une bourse du National Institut of Heath (NIH)  A partir de ce moment, cette " bourse " paie la partie du salaire consacrée à la recherche.  Cela rend possible une carrière de médecin chercheur.  Par exemple, les 3/4  de mon salaire sont payés par des bourses de recherche du NIH  : l'hôpital s'y retrouve et a pu engager un médecin clinicien.  Depuis,  j'ai toujours bénéficié de crédits du NIH.  Mais ces crédits doivent être  renouvelés tous les trois ou cinq ans

R.K. : Vous avez fondé une famille.

Y.D. : Nous avons cinq garçons.  L'aîné est à l'Université de Columbia à New-York et s'occupe de développement agroforestier et de la protection de l'environnement dans le tiers-monde ;  son travail contribue aux " Villages Millenium ", ce projet destiné à combattre la pauvreté en Afrique, dirigé par Jeffrey Sachs et supporté  par l'ONU.  Le second est professeur de français dans un institut d'enseignement secondaire proche de Los Angeles. La poésie de Jacques Brel fait partie du curriculum qu'il enseigne.

R.K. : Il entretient en quelque sorte les racines belges de la famille.

Y.D. : Oui. C'est sur lui que l'on compte pour corriger notre correspondance francophone. Le troisième termine ses études de médecine, à l' University of Southern California (USC) où je travaille.  Le quatrième est bachelier en économie et sciences de santé et travaille au Togo pour le Corps de la Paix, un organisme créé par J.F. Kennedy pour permettre aux jeunes d'avoir une expérience dans le tiers-monde et promouvoir une collaboration entre les USA et les pays en voie de développement.  Ici de nouveau, ce fut  sa connaissance du français qui détermina son poste au Togo.

R.K. : Et le cinquième ?

Y.D. : Il est à l'UCLA et a encore un an dans une school of international studies. Il est un passionné des activités de grand air.  A la maison, mon épouse et moi avons maintenu le français comme langue de communication avec nos enfants..  Ils savent tous au moins parler et lire le français.  En 1992, je suis revenu à l'UCL, en année sabbatique chez Guy Rousseau et Yves Eeckhout, en biologie moléculaire ;  dans le système américain, nous pouvons prendre une année sabbatique tous les 7 ans. Nos enfants nous ont accompagnés et ont passé l'année dans des écoles francophones dont le collège St Michel.
Mon laboratoire  avait identifié une nouvelle protéine qui inhibait les metalloprotéinases, ces enzymes impliqués dans l'invasion tumorale.   On avait le DNA complémentaire mais pas la séquence génomique et la séquence du promoteur ; nous avons travaillé là dessus et publié deux papiers ensemble.  Cela m'a permis d'apprendre de nouvelles techniques en biologie moléculaire et les introduire dans mon laboratoire à mon retour aux Etats Unis.  Ce fut une année productive pour toute la famille

R.K. : La Californie n'est pas le Middle West, je suppose.

Y.D. : Non, c'est un état très cosmopolite, avec un mélange de cultures.  Le climat est très agréable, mais aussi l'ouverture d'esprit.  Les doctorants dans mon laboratoire viennent d Angleterre, du Japon, de Chine, de Corée, du Pakistan, du Maroc et bien sûr aussi de Belgique.  .  Plusieurs  belges qui ont travaillé chez moi ont actuellement des positions universitaires en Belgique ;  notamment Patrick Henriet, professeur de biologie cellulaire à l'lCP et Christophe Chantrain, Professeur en hématologie pédiatrique à l'UCL. J'ai aussi eu des étudiants en Médecine de l'UCL, comme le docteur François Roman qui termine sa thèse à  l'UCL cette année et travaille dans le domaine du SIDA au Luxembourg

R.K. : Il est important pour la Belgique d'avoir des anciens dans les universités américaines : ils entretiennent des contacts avec le pays et nous permettent d'envoyer des jeunes en formation complémentaire.  Quel est le thème de votre recherche actuelle ?

Y.D. : Elle concerne les metalloprotéinases, ces enzymes secrétés par les cellules tumorales pour envahir les tissus.  Nous nous sommes intéressés aux inhibiteurs de ces enzymes et nous avons découvert l'un des quatre inhibiteurs naturels de ces enzymes, le TIMP-2.  De là, nous avons exploré le rôle de ces enzymes et leurs inhibiteurs dans l'angiogenèse.
L'étude des processus de métastase osseuse est un deuxième sujet de recherche dans notre laboratoire. Nous étudions en particulier le neuroblastome de l'enfant, une tumeur qui représente 6 à 7 % des cancers de l'enfant, de 1 an à 4 - 5 ans.  C'est une tumeur qui est très envahissante, avec des métastases hépatiques, osseuses, médullaires et cutanées.  Nous avons conçu un modèle animal qui mimique chez la souris le processus de formation des métastases osseuses du neuroblastome et nous permet de tester  l'effet de médicaments inhibiteurs de ces métastases.

R.K. : Avec un espoir d'application humaine ?

Y.D. : Oui, Un de nos projets, financé par une bourse   du NIH, propose de tester l'effet d'inhibiteurs des ostéoclastes chez les enfants atteints de neuroblastome métastatique, Comme cette affection est relativement rare, l'étude est multicentrique, englobant les 8 hôpitaux qui soignent le plus grand nombre de neuroblastomes.  La bourse  est d'environ 1,2 million par an pendant 5 ans et supporte une équipe de 5 chercheurs.

R.K. : Avez-vous déjà des résultats ?

Y.D. : La survie à 5 ans du neuroblastome, grâce à la chimiothérapie et la greffe médullaire, est de 46 %, alors qu'elle était de 23 % avant ces traitements.

R.K. : Avec une qualité de vie acceptable ?

Y.D. : Oui, mais après une thérapie lourde.  Cette qualité est toutefois moins bonne que celle des enfants leucémiques.  Les biphosphonates que nous voulons tester auront très probablement un effet très positif sur la qualité de vie de ces enfants atteints de neuroblastome métastatique.  Ces traitements peuvent être expérimentés dans ces affections rares, grâce aux études multicentriques.

R.K. : Que pensez--vous de la présente administration républicaine ?

Y.D. : La différence entre démocrates et républicains s'est considérablement accentuée depuis 2000. On parle ici de polarisation des idéologies. Avec la présente administration, les priorités sont la défense, la présence militaire en Irak et en Afghanistan, avec comme conséquence peu d'attention à la santé et à la recherche. Sous Clinton, Harold Varmus, directeur du NIH a cette époque, avait réussi à convaincre l'administration de doubler le budget du NIH entre 1998 et 2003. Depuis 2003, le budget n'a augmenté que de 2-4 % par an.

R.K. : Vous avez aussi  une part de travail administratif.

Y.D. : Depuis 1995, je suis le directeur du centre de recherche de mon hôpital, le Saban Research Institute au Childrens Hospital Los Angeles. 50 % de mon temps est donc consacré à la direction scientifique de l'institut.  Mais cela me donne l'occasion de faire de la planification scientifique, d'établir les priorités, d'allouer les subsides et d'attirer des donations pour la recherche.  Nos subsides annuels du NIH sont passés de 8 à 25 millions de dollars et nous avons réussi à obtenir plus de 50 millions de dollars en donations. Cela nous donne la possibilité de développer des programmes de recherche multidisciplinaires comme le font ici l'ICP et la Ludwig Fondation.  Je parviens à maintenir cette double activité et aussi un peu d'activité clinique.

R.K. : Le système américain a beaucoup d'avantages.

Y.D. : Oui, mais il y a un manque de sécurité.  La plus grande partie du traitement des chercheurs est liée à l'obtention des  Bourses de recherche.

R.K. : Avez-vous des hobbies ?

Y.D. : J'aime surtout la nature, le camping (backpacking), la voile, le vélo, le ski de fond... j'ai couru trois fois le marathon de Los Angeles.  J'ai dirigé une troupe scoute pendant 15 années (30 à 40 scouts) en leur apprenant surtout le goût et le respect de la nature et le sens de la préservation de l'environnement.  Mon épouse et moi aimons aussi participer à de courtes missions médicales en Afrique ou autres pays en voie de développement avec le groupe "  Opération Sourire "  (Operation Smile) dont le but est - en collaboration avec les pays d'accueil - de corriger les fentes palatines et becs de lièvre chez des enfants dont les parents ne peuvent se permettre de payer les frais de l'opération. Nous y accompagnons toute une équipe de chirurgiens, anesthésiologistes, intensivistes,  moi  en tant que pédiatre général et mon épouse en tant qu'infirmière.  Nous avons ainsi été au Kenya, aux Philippines et au Maroc et mon épouse dans bien d'autres pays,

R.K. : Notre Université peut être fière d'avoir des anciens comme Yves De Clerck qui font une brillante carrière à l'étranger et restent attachés à leur pays d'origine.


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