Numéro 41 :

Les interviews de l’AMA-UCL

Christian Swine et Didier Schoevaerdts
Une spécialité d'avenir

 

R.K. : La gériatrie est une jeune spécialité !
C.S. :
Oui et les équipes gériatriques sont jeunes !

R.K. : Quand la gériatrie est-elle devenue une branche à part entière de la médecine ?
C.S. :
Dans les années quarante, en Angleterre : c'est Madame Marjorie Warren 1 qui s'est rendu compte que dans les hospices anglais, beaucoup de personnes âgées avaient des pathologies non traitées et des atteintes fonctionnelles sans réadaptation.  Elle a fait sortir de ces institutions ces personnes qu'on appelait " impotentes " et a mis en route un programme d'évaluation, d'intervention et de réadaptation.  Depuis lors, la gériatrie s'est développée dans les pays anglo-saxons, puis partout dans le monde.

R.K. : Quelle différence y a-t-il entre gériatrie et gérontologie ?
C.S.
: La gérontologie groupe toutes les sciences qui concernent le vieillissement et ses conséquences : cela comprend plusieurs disciplines dont la gérontologie biologique, la démographie, les aspects économiques et sociaux.

R.K. : Ce ne sont pas uniquement des problèmes médicaux ?
C.S. : Non bien sûr.  A la société internationale de gérontologie (IAG : International Association of Gerontology), il y a des secteurs différents : clinique, biologique, psychologique et social, avec différentes catégories de spécialités impliquées.
En ce qui concerne la gériatrie ou pour être plus précis, la médecine gériatrique,  je ne peux donner une définition plus précise que celle que nous sommes occupés à élaborer à la Société de Gériatrie : " C'est une branche spécialisée de la médecine interne, qui est consacrée aux aspects cliniques, préventifs, curatifs, sociaux et de réadaptation des maladies de la personne âgée et de sa santé.  Cette population requiert une compétence spécifique en raison de sa fragilité, de sa morbidité, de la polypathologie habituelle, de la présentation particulière et atypique des maladies, d'une plus grande latence aux effets des traitements et d'un besoin en aide sociale.
L'objectif principal de la médecine gériatrique est d'obtenir par une approche multidisciplinaire, la récupération maximale des performances fonctionnelles et la meilleure qualité de vie de la personne âgée malade. "

Cette préoccupation est centrée sur le nouveau modèle de santé de l'OMS , avec au centre les activités de la personne ;  les maladies ont une influence tant sur les activités quotidiennes de la personne que  sur sa participation à la vie sociale.

R.K. : Mais la gériatrie déborde la médecine interne ?
C.S. :
Il est clair que la gériatrie a des dimensions qui dépassent le domaine spécifique de la médecine interne : nous avons des patients déments, confus, agités.  Nous réadaptons des fractures du col du fémur... etc...  Mais la coordination des plans de soins et de l'équipe multidisciplinaire est réalisée de la façon la plus appropriée par un médecin dont la formation de base est celle  d'interniste général.

R.K. : Un des aspects spécifiques de la gériatrie est l'adaptation du traitement médicamenteux ?
C.S. :
Evidemment, notamment à cause de la polymédication importante.  Une collaboratrice, doctorante en pharmacie, vient de terminer un travail destiné à optimiser la prescription médicamenteuse chez les personnes âgées, en collaboration avec l'équipe médicale. Son travail démontre qu'il est possible de traiter mieux avec moins de médicaments différents et moins de prises quotidiennes.

R.K. : Les pédiatres ont défini la limite d'âge de leur patient.  En gériatrie, c'est plus flou ?
C.S. :
Le patient gériatrique se caractérise par un profil de fragilité plus que par son âge, un ensemble de caractéristiques qui mettent la personne à risque de déclin fonctionnel, c'est-à-dire la perte de capacité dans les activités de tous les jours. Les facteurs de risque sont la perte de force musculaire, la polymédication, l'anxiété, la dépression, les problèmes sensoriels ;  et les personnes qui risquent un déclin fonctionnel peuvent être détectées à l'occasion d'une infection aiguë, d'un stress. Il peuvent être détectés précocement après leur admission, ce qui permet de leur éviter de décompenser sur le plan fonctionnel et de faire ce que l'on appelle un syndrome gériatrique, avec confusion aiguë, chute, déshydratation, ou réaction inappropriée à un médicament.

R.K. : Certaines maladies ne sont-elles pas automatiquement gériatriques, comme l'Alzheimer ?
C.S. : L'Alzheimer
n'est pas nécessairement gériatrique, mais la majorité des patients atteints sont âgés. Certes, en raison des troubles cognitifs, le patient peut perdre de l'autonomie ;  les neurologues diagnostiquent souvent des démences légères qui n'ont pas trop de retentissement fonctionnel et sur le comportement, mais lorsque le médecin est confronté à des chutes ou des complications nutritionnelles ou infectieuses c'est à nous qu'il téléphone, parce qu'il y a un déclin fonctionnel associé à la démence.

R.K. : Même chose pour le Parkinson ?
C.S. : Même chose pour toutes les maladies neurologiques dégénératives.

R.K. : Vous devez faire appel à des spécialistes pour certains problèmes et par conséquent vous êtes amenés à transférer ces malades, par exemple dans des services de chirurgie, pour une prothèse de hanche ou pour une intervention cardiaque.
C.S. :
C'est pour cette raison qu'en Belgique le législateur a voulu que tout service de gériatrie soit localisé dans un hôpital destiné aux soins aigus, pour que le patient qui risquerait un séjour prolongé soit pris en charge de manière optimale et bénéficie de la technologie et des compétences spécialisées (radiologie, scanner, etc...)

R.K. : Je suppose que vous les suivez pendant ces étapes particulièrement difficiles...
C.S. :
Cette question m'amène à parler de la gériatrie de liaison et du programme de soins pour patient gériatrique, qui est en gestation législative.  C'est une sorte de charte qui oblige l'hôpital à rencontrer certains standards de qualité pour l'approche des personnes âgées.  Cela implique des consultations de gériatrie, un hôpital de jour gériatrique et une fonction gériatrique de liaison, sorte de consultance, pour suivre,  par exemple en orthopédie, un patient à risque qui a été opéré de la hanche, quitte à le transférer en gériatrie, mais aussi une fonction de liaison externe avec les maisons de repos, avec les soins à domicile, les médecins généralistes et les médecins coordinateurs des maisons de repos.  La gériatrie doit fonctionner en réseau et en interface avec les autres structures.
De même qu'à Saint Luc, nous nous efforçons de mettre en place une équipe gériatrique chargée de la liaison avec les autres services, mais le budget prévu pour ce travail de liaison traîne un peu dans les arcanes du pouvoir législatif.

R.K. : Quand vous appelle-t-on dans un autre service ?  Au début de l'installation des services de gériatrie, il apparaissait que certains spécialistes essayaient de transférer en gériatrie des personnes âgées qui encombraient leur service en raison de complications et de difficultés de placement.
C.S. :
Le recrutement idéal pour le service de gériatrie est le malade qui arrive aux urgences avec le profil fragile que nous avons décrit et que nous prenons en charge d'emblée, car on sait que le déclin fonctionnel s'aggrave dans les 48 heures qui suivent l'admission.  Il est essentiel de repérer les problèmes et les prendre en charge le plus tôt possible.
C'est ainsi que nous avons mis en place aux urgences une échelle d'évaluation très simple mais précise, qui permet de repérer les patients à risque de complications gériatriques.  Ce travail a fait l'objet de la thèse de doctorat de Pascale Cornette : il concernait 600 patients admis aux urgences à Saint Luc et à Godinne et a permis de prédire le déclin fonctionnel trois mois après la sortie de l'hôpital.  Sont à prendre en considération : l'âge, les fonctions cognitives, le fait d'avoir ou non fait une chute, la perception que la personne a de sa santé et enfin la performance dans les activités instrumentales de la vie de tous les jours, par exemple : téléphoner, faire ses courses, utiliser les transports en commun, faire le ménage.
Ces facteurs de risque permettent de calculer un score de fragilité et de classer le patient en catégories de risque croissant.

R.K. : Ce score est-il établi sur l'interrogatoire ou sur des examens ?
C.S. :
On a voulu éviter les examens biologiques ou autres et rendre possible cette évaluation au lit du malade.

R.K. : Fait-on intervenir la famille ?
C.S. :
Eventuellement.

R.K. : Si vous trouvez un score inquiétant, qu'allez-vous faire en pratique pour une personne admise par exemple pour un infarctus du myocarde ou une fracture du col du fémur ?
C.S. :
Cette  évaluation n'a de sens que si on dispose d'une équipe de liaison : c'est ce que nous voudrions arriver à pouvoir faire.  Dans une solution idéale, pour un patient à risque, une infirmière de liaison prendrait contact avec l'étage de cardiologie ou d'orthopédie et s'inquiéterait des contacts avec la famille et le service social, mettrait en garde sur l'aspect nutritionnel, la polymédication, le risque de chute.

R.K. : Cela semble un travail considérable exigeant un personnel nombreux et l'acceptation par le service dans lequel le patient se trouve.
C.S. :
Pas si énorme que cela, car il pourrait y avoir une infirmière de référence dans chaque unité, qui serait plus intéressée au problème du vieillissement et pourrait repérer les patients à risque...   En orthopédie, par exemple, nous sommes non seulement acceptés, mais souhaités dans ce rôle.  
Nous devons être perçus comme des conseillers spécifiques, sans que nous intervenions directement dans le traitement, ni le diagnostic... Notre intervention est à la fois simple et concrète : prévention des chutes, nutrition, préparation à la sortie, réadaptation.

R.K. : Il faut évidemment éviter que la famille reçoive des informations et des conseils parfois contradictoires, étant donné le nombre de soignants qui leur parlent.
C.S. :
La famille est un partenaire  essentiel : dans les cas difficiles, la meilleure solution est d'organiser une réunion avec les membres de la famille, les médecins, une infirmière et éventuellement d'autres membres du personnel, selon les situations ;  on peut ainsi avoir un discours commun.

R.K. : La rencontre avec la famille n'est pas toujours simple.
C.S. :
Il y a des difficultés, parce que les proches sont affectés, parfois se culpabilisent.  Il ne faut pas infantiliser les personnes âgées : elles ont besoin de comprendre ce qui leur arrive.

R.K. : Votre équipe doit être nombreuse ?
C.S. Oui, outre les infirmières, il y a des kinés, des psychologues, assistants sociaux, ergothérapeutes, diététiciennes.

R.K. :  Quelles sont vos relations avec la médecine générale ?
C.S. : Ce sont les généralistes qui comprennent le mieux le profil gériatrique et nos relations sont bonnes.  Ils voient la famille et le milieu de vie des personnes âgées qu'ils traitent.  Nous nous définissons comme des spécialistes hospitaliers : nous n'avons pas d'équipes volantes qui travaillent hors de l'hôpital.  Il est essentiel que les médecins généralistes soient formés à l'évaluation fonctionnelle de première ligne.

R.K. : Quelle est votre durée d'hospitalisation ?
D.S. : Notre moyenne de séjour est de 19 jours.  Une fois que la situation est médicalement stabilisée, on s'efforce de trouver la meilleure solution, retour à domicile ou en institution, avec un rapport médical détaillé et un plan de soins.  Le médecin traitant reçoit en outre un rapport hebdomadaire d'hospitalisation.

R.K. : Dans beaucoup de maisons de soins, les malades sont vus par un grand nombre de médecins différents : c'est souvent une difficulté.
C.S. : La maison de repos et de soins est un lieu de vie, où le patient a le droit de choisir son médecin. Toutefois, dans chaque maison d'une certaine dimension, il y a un médecin conseiller et coordinateur.  Pour ces médecins, nous organisons à l'Ecole de Santé Publique, en collaboration avec la SSMG et le CUMG, une formation participative pour ces médecins coordinateurs : ils jouent un rôle important en améliorant la qualité des soins, la médication, l'hygiène, la tenue du dossier...etc...  Ceci est en train de s'installer.  Nous avons des conventions avec des maisons de repos et nous allons les visiter une fois par an.  Il y a des échanges concrets entre les équipes hospitalières de gériatrie  et les maisons de soins.

R.K. : Combien y a-t-il de services de gériatrie en Belgique ?
C.S. :
200 à 250 unités de gériatrie, soit 7500 lits et 180 à 200 gériatres actifs : le quota de 5 lits pour 1000 personnes de plus de 65 ans n'est pas atteint, surtout dans la région  bruxelloise. Rapportée à la situation actuelle, avec  1.750.000 personnes âgées de plus de 65 ans en Belgique, la programmation devrait être adaptée.
En outre, les gériatres belges sont débordés et se demandent comment ils vont assurer la gériatrie de liaison, si ce n'est avec l'aide de paramédicaux bien formés.
D.S. :
Curieusement, la gériatrie attire peu les jeunes internistes qui après leurs 5 ans de médecine interne doivent faire une année de compétence en gériatrie dans l'un des 8 ou 9 services reconnus ;  alors qu' il n'y a pas assez de candidats pour occuper les postes disponibles.  Il n'y a évidemment pas d'actes intellectuels spécifiques reconnus par l'INAMI en gériatrie  mais le ministre a déclaré dans une récente conférence de presse que des financements spécifiques seraient accordés  (gériatrie de liaison, consultation pluridisciplinaire, plans de soins, etc...),
Contrairement à ce que l'on imagine, la gériatrie permet d'obtenir pour des patients à profil lourd des séjours optimalisés en durée.  Pour de tels cas, un séjour unique en gériatrie sera moins long que l'addition de jours passés par exemple en chirurgie, puis en réadaptation, puis en gériatrie.

R.K. : Le séjour est plus court, sans doute parce que dans les services généraux on met en route le service social plus tard, souvent au moment où la sortie est envisagée.
C.S. :
C'est évident.  Nous prévoyons les problèmes qui pourraient se poser et coordonnons l'activité interdisciplinaire très tôt.  Mais cela ne marche pas toujours.  Il y a des gens pour lesquels le problème social est très difficile, et c'est en soi un diagnostic gériatrique aussi.

R.K. : Enseigne-t-on actuellement des éléments de gériatrie à tous les étudiants en médecine ?  Je me rappelle que dans mon cours de pathologie cardiovasculaire de 1989, j'avais écrit un " appendice " sur ce que je nommais " le cœur du vieillard ", avec des éléments de physiologie, d'affections du grand âge et d'adaptation du traitement à l'âge.  Qu'en est-il aujourd'hui ?
C.S. :
Il y a pas mal de séances d'information continue dans lesquelles la gériatrie intervient.  Les médecins sont demandeurs.  Mais dans le cursus des études de médecine, la sensibilisation à la personne âgée doit être précoce.  Aux USA, des programmes mettent les étudiants en contact avec des personnes âgées ;  des groupes sont animés par un professeur.  Les étudiants voient ainsi de l'intérieur la vie des personnes âgées.

R.K. : Ne faut-il pas donner dans chaque cours spécialisé des notions de gériatrie, par exemple, pour les cas qui n'ont pas de pathologies multiples, mais chez qui tout est différent du fait de leur âge (doses de médicaments, examens techniques...) ?
C.S. :
A part quelques syndromes rares, il n'y a pas de maladie spécifique de l'âge avancé.  Tout ce qui est propre à l'aspect gériatrique, ce sont des domaines transversaux comme les médicaments, le risque de confusion, la fonction rénale... Ces problèmes se retrouvent quelle que soit la discipline.
D.S. : Je pense qu'il faudrait malgré tout un enseignement ciblé dans des domaines spécifiques.

R.K. : Par exemple, faut-il s'acharner à obtenir une normalisation de la tension chez un sujet qui a fait un accident vasculaire cérébral ?  Autre exemple, l'insuffisance cardiaque diastolique mal connue...
C.S. :
Actuellement, il y a peu d'heures de cours en gériatrie ; nous nous concentrons sur les grands syndromes : les chutes les états confusionnels, la démence, la dénutrition, la polymédication, l'anxiété, l'incontinence... ; et nous tentons de leur inculquer la notion d'évaluation gériatrique.

R.K. : La gériatrie attire peu les jeunes médecins : je le remarque par les rencontres à la carte que l'AMA-UCL organise pour des étudiants des deux premiers doctorats ;  ils choisissent très rarement la gériatrie.
C.S. :
C'est parce qu'ils la connaissent mal.  Il faudrait des stages obligatoires pour qu'ils se rendent compte que c'est une activité intéressante et que l'on peut obtenir de bons résultats sur une courte période par une approche thérapeutique judicieuse.  Un stage d'imprégnation même court permettrait de sortir de ce dilemme sociologique.

R.K. :  Est-on plus économe en gériatrie sur le plan des examens ?
C.S. :
Nous avons la préoccupation de choisir l'examen le plus approprié, de renoncer à des techniques pénibles à supporter ou risquées... Nous réfléchissons à la rentabilité diagnostique des examens et la propédeutique reste pour nous essentielle.

R.K. : Ce message est important et devrait être la préoccupation de tout médecin.
C.S. :
Nous sommes complémentaires vis-à-vis des généralistes et du service de médecine interne générale ; car notre spécificité, c'est le malade âgé fragile.

R.K. : J'espère, chers professeurs Swine et Schoevaerdts, qu'en vous soumettant de si bonne grâce à l'exercice de l'interview, vous avez permis à nos confrères de mieux connaître la médecine gériatrique, sa spécificité et sa nécessité.  Merci à vous.

  1. Aucun rapport avec l'héroïne de Bernard Shaw dont la profession était peu avouable et qui avait des relations peu orthodoxes avec les vieux messieurs. (Bernard Shaw : Mrs Warren's profession (1893).


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