Numéro 38 :
Les interviews de l’AMA-UCL
Professeur Michel Lambert
La médecine interne générale
R.K. : Notre université a connu des maîtres de la médecine interne : Albert Lemaire, … Maldague, Paul Lambin, Joseph Hoet,… Après la seconde guerre mondiale, les services spécialisés ont pris de plus en plus d’importance, mais la médecine interne générale a gardé sa place grâce à Jules Arcq, Franz Lavenne, Jean Sonnet, Henoch Meunier, Edgard Coche et d’autres. C’est vous qui avez actuellement la direction de ce service.
M.L. : J’ai eu effectivement la chance de bénéficier de l’enseignement exceptionnel des professeurs Arcq, Meunier et Coche et du professeur Lavenne qui, bien que cardiologue, a toujours privilégié la médecine interne générale (MIG) au sein d’une structure hospitalière universitaire. Si j’ai accepté de reprendre le flambeau, c’est que j’étais intimement convaincu que la médecine interne dite générale a toujours sa place au sein de notre médecine, parce que nous nous occupons de maladies qui ne portent pas d’emblée leur étiquette ; par une démarche intellectuelle rigoureuse, il nous incombe de concilier une série de symptômes pour aboutir à un diagnostic et un traitement efficace. Cette recherche qui m’a toujours séduit, ressemble un peu aux enquêtes policières décrites par Agatha Christie.
R.K. : Agatha connaissait d’avance le coupable et sa démarche était donc inverse !
M.L. : Mais on disait qu’Hercule Poirot, lui, ne le connaissait pas !… La force de la médecine générale est de considérer le patient dans sa globalité, de façon holistique comme on le dit aujourd’hui. Dans la vie courante, les patients ont des plaintes non spécifiques : rien que pour la défense du patient, une médecine interne globale doit être conservée, un peu comme un relais de la médecine générale, pratiquée dans la plus grande proximité des patients.
C’est la médecine interne générale qui prend par ailleurs en charge les grandes maladies de système qui touchent plusieurs organes : les maladies auto-immunitaires, les connectivites, comme le lupus, les vasculites, les granulomatoses comme la sarcoïdose…
Ces maladies sont évidemment moins fréquentes que le premier cas de figure que j’ai cité, celui des gens qui consultent parce qu’ils sont fatigués, qu’ils ont maigri sans raison, qu’ils ont une fièvre inexpliquée…
Les maladies de système, c’est à nous de les traiter, mais pas nécessairement seuls ; c’est ainsi que je travaille souvent en collaboration avec les rhumatologues ou les néphrologues, parce que le rein est une cible privilégiée de ces affections. Pour ces raisons, je crois que la médecine interne générale doit rester vivante et active.
R.K. : Egalement pour sa participation à l’enseignement ?
M.L. : C’est un rôle primordial, notamment dans l’enseignement de la séméiologie, anciennement appelée propédeutique : notre contribution y est très importante, sous la forme de cours magistraux, de séminaires, de tours de salle, de présentations cliniques avec discussions en présence des patients. Ces cours sont très appréciés par les étudiants.
Nous jouons ainsi un rôle clé dans la formation des étudiants qui, en 4ème doctorat, choisiront la médecine générale.
R.K. : A l’époque, lointaine, où les professeurs Hoet et Lambin se sont adjoint des spécialistes, pneumologues, cardiologues, gastro-entérologues, le diplôme de spécialiste portait la mention « interniste »… J’étais, par exemple, à l’époque, porteur du titre d’interniste cardiologue, parce qu’on estimait que les deux années dites de tronc commun suffisaient pour nous donner la qualité d’interniste ; ce qui était douteux, surtout qu’elle était exceptionnellement suivie d’une formation continuée dans toutes les branches de la médecine interne.
M.L. : Ce « tronc commun » est encore d’application aujourd’hui. Nous encadrons les médecins futurs spécialistes pendant trois années de tronc commun, qui sont essentielles dans la formation du spécialiste et qui doivent lui rester en mémoire. Le cardiologue doit conserver le réflexe de rechercher une hyperthyroïdie dans toute fibrillation auriculaire.
R.K. : Pendant ces années de « tronc commun », les candidats spécialistes ne devraient-ils pas être formés dans un service de médecine interne générale et pas uniquement dans divers services spécialisés ?
M.L. : La difficulté est de trouver actuellement des services de médecine générale, pour assurer cette formation… Si la période « tronc commun » se passe dans un hôpital périphérique, vous ne pouvez pas être certain d’y trouver un service équivalent à nos soixante lits de médecine interne générale, sauf dans les grands hôpitaux, par exemple à Jolimont. Aujourd’hui, la plupart des assistants passeront une grande partie de leur « tronc commun » dans des services monospécialisés ; mais malgré tout, ils participent aux gardes et aux services d’urgence. Au total, ils retrouvent les différentes spécialités dans une formation pas trop pointue.
R.K. : Saint-Luc et Jolimont gardent la marque de Franz Lavenne et d’Eugène Lebacq, qui ont défendu la médecine interne générale avec compétence et conviction.
M.L. : Monsieur Lavenne connaissait très bien les maladies de système : j’ai pu l’apprécier pendant mon assistanat chez lui.
R.K. : Certains assistants continuent une formation en MIG.
M.L. : De plus en plus fréquemment.
R.K. : Quel est l’avenir de ces jeunes internistes ?
M.L. : Dans certains domaines, comme la gériatrie et les maladies infectieuses, qui ne sont pas des spécialités à part entière. Pour être gériatre ou infectiologue, il faut être interniste avant tout…
Mais il est clair que la loi favorise le compartimentage, d’autant plus que les directeurs d’hôpitaux ont intérêt à engager des jeunes spécialistes, qui vont pratiquer des techniques « rentables », plutôt qu’un interniste général dont les actes intellectuels seront très mal remboursés. Pendant que nous passons une heure en consultation pour débrouiller un cas difficile, le gastro-entérologue a pu faire trois gastroscopies et le cardiologue, deux ou trois échos !…
R.K. : Et pourtant l’interniste, après réflexion, demandera les examens les plus efficaces pour arriver au diagnostic, le maître choix dirait « test-achat » s’il étudiait de près la pratique médicale.
M.L. : J’ai des tas d’exemples d’une pratique où l’on fait des examens systématiques multiples avant de réfléchir, par exemple ce que j’appelle le réflexe « gastroscopie-colonoscopie » souvent suivi du scanner abdominal. Chaque examen complémentaire doit s’inscrire dans une démarche diagnostique logique.
R.K. : Si les services de stage spécialisés pratiquent cette séquence, examens multiples puis réflexion, ils vont l’apprendre aux assistants en formation, qui vont avoir tendance à la pratiquer, d’autant plus qu’elle est financièrement rentable et contribue à la survie de l’hôpital.
M.L. : L’interniste général doit se rapprocher de plus en plus du médecin généraliste qui travaille en direct, sans filet. Je me mets à sa place pour tenter de reconstituer les étapes diagnostiques correctes. Dans l’enseignement, plutôt que de montrer des maladies rares qu’ils ne verront sans doute jamais, je préfère traiter les grands symptômes : fatigue, amaigrissement, fièvre, douleurs thoraciques ou abdominales, dyspnée… Il faut présenter des pathologies fréquentes et pas des éléphants blancs. Le futur généraliste verra comment nous raisonnons devant ces pathologies.
R.K. : Pour illustrer le danger d’un raisonnement a posteriori, d’une manière un peu caricaturale, je me souviens avoir demandé à un stagiaire si tel malade avait un angor, il m’a répondu qu’il ne savait pas parce qu’il n’avait pas encore eu sa coronarographie !
M.L. : Une anamnèse soigneuse et un examen clinique rigoureux permettent le diagnostic dans 80 % des cas… Le diagnostic d’une syncope se fait le plus souvent à l’anamnèse… Nous sommes, internistes généraux, les derniers défenseurs de l’auscultation cardiaque et pulmonaire. Il est toujours possible de poser à l’examen clinique le diagnostic de pleurésie, de pneumothorax ou de pathologie aortique ou mitrale…
R.K. : Parfois à l’hétéroanamnèse.
M.L. : Certainement, comme dans la crise d’épilepsie dont le patient n’a plus de souvenir.
R.K. : Certains signes paraissent oubliés aujourd’hui : les systoles en écho, les bruits de galop, le reflux hépato-jugulaire… Ces signes sont peut-être plus rares, parce que les diagnostics sont posés plus tôt. En jetant un regard sur mon passé médical, je m’aperçois que ma formation internistique de base s’est dégradée au fil des années et que je n’ai guère assimilé les progrès, dans d’autres domaines que la cardiologie.
M.L. : On pourrait souhaiter une formation continuée du spécialiste dans les grands domaines de la médecine interne.
R.K. : Tout l’entourage scientifique est centré sur la spécialité qu’on pratique : les revues, les congrès, les groupes et sociétés, jusqu’aux délégués médicaux contribuent à vous enfermer dans votre spécialité.
M.L. : Il y a pourtant d’excellentes revues qui couvrent l’entièreté de la médecine interne : le New England, le British Medical Journal, le Lancet… Mais les spécialistes les lisent-ils ?
R.K. : Et la gériatrie ?
M.L. : C’est fondamentalement de la médecine interne générale. Les personnes âgées ont souvent une polypathologie : c’est notre métier. Mais légalement, le service doit être différent, avec des kinés, des psychologues, des logopèdes, un service social : il est donc plus performant que le service de MIG. C’est une médecine globale avec, du fait des pathologies multiples, des problèmes d’interférences médicamenteuses et des affections iatrogènes.
R.K. : Quel est, en conclusion, l’avenir de la MIG ?
M.L. : L’avenir n’est pas simple. La « concurrence » des spécialités est de plus en plus forte, favorisée par des problèmes de rentabilité notamment. Jusqu’à présent les hôpitaux universitaires et les grands hôpitaux non universitaires ont eu l’intelligence de garder un minimum de MIG. Bien sûr, le nombre d’internistes a diminué et l’âge moyen des patients a augmenté, mais les patients nous sont de plus en plus souvent adressés par le service d’urgence. Nous devons nous battre pour maintenir des services de MIG, capables de gérer des pathologies complexes. Nous sommes des super généralistes, parce que nous avons des moyens à notre disposition, des consultants auxquels nous confions des cas qui exigent des mises au point et des traitements particuliers (leucémiques, coronariens… par exemple). Si, aux yeux de l’omnipraticien, un patient ne correspond pas d’emblée à une spécialité précise, le passage par un interniste général devrait s’imposer. Cette réflexion n’engage que moi. Dans les plaintes, il faut rechercher les priorités ; c’est notre exercice quotidien : il limite la surconsommation médicale.
R.K. : Les Britanniques ne sont-ils pas plus proches de cette conception de la démarche diagnostique ?
M.L. : Effectivement, selon ce que je sais, la formation des médecins outre-manche est plus proche de notre conception. L’examen clinique et l’anamnèse sont privilégiés et la technique est limitée ; l’examen clinique neurologique fait partie de la médecine interne, alors que la plupart des internistes, chez nous, ne le pratique plus. Cette médecine anglaise est plus proche de la médecine interne générale, indépendamment d’autres considérations concernant le service national de santé, notamment les listes d’attente inacceptables.
R.K. : Dans les hôpitaux anglais, les services de médecine sont gérés par des internistes généraux, assistés par des consultants externes spécialisés.
M.L. : A l’Hôpital Cantonal de Genève, il y a deux grands services de médecine interne avec des consultants spécialistes appelables pour des problèmes particuliers. Aux USA, on observe un retour vers un rôle important des General Internists…
En Belgique, depuis quelques années, il me semble que les responsables de la santé sont plus ouverts à cette approche médicale, favorisant la médecine générale, c’est normal, mais aussi l’approche internistique globale, en valorisant notamment l’acte intellectuel.
R.K. : Dans les hôpitaux de taille moyenne ou petite, il me paraît y avoir deux solutions : soit un service de médecine interne générale important et des consultants spécialisés, à l’anglaise, soit des internistes avec une formation particulière dans une spécialité. C’est évidemment une solution hybride.
M.L. : Il faut être réaliste. Un hôpital qui n’aurait que des lits de médecine interne ne serait pas financièrement viable, au moins dans l’organisation actuelle du remboursement des soins de santé. Plus adapté à notre système de santé, des services spécialisés et un consultant interniste sont une bonne solution, mais pour un hôpital d’assez grande taille.
Pour les petits hôpitaux, on peut envisager la solution d’un interniste avec une teinture dans une spécialité. Personnellement, j’ai des affinités avec la néphrologie, l’endocrinologie et la rhumatologie : ces compétences particulières, je les garde, je les entretiens et je les pratique, en collaboration avec d’autres…
Par ailleurs, la présence d’un interniste devient de plus en plus importante dans des services comme la chirurgie : c’est ainsi qu’à Saint-Luc, nous avons un interniste général qui s’occupe du suivi post-opératoire en orthopédie. Cela a permis une diminution spectaculaire des complications thromboemboliques et infectieuses. Par contre, les examens préopératoires sont confiés aux anesthésistes.
Les hôpitaux étant de plus en plus sectorisés, la présence d’internistes consultants apparaît de plus en plus nécessaire.
R.K. : Ces internistes un peu « isolés » devront être recyclés, éventuellement par des séjours dans le service de médecine interne générale…
M.L. : … qui reste indispensable.
R.K. : Le médecin généraliste est-il parfois appelé comme consultant en soins intensifs ?
M.L. : Rarement, sauf dans des situations très particulières, parce qu'à l’UCL, nos intensivistes sont des internistes.
R.K. : Aux urgences ?
M.L. : Nous avons à Saint-Luc un poste fixe d’interniste aux urgences.
R.K. Ne faudrait-il pas un interniste général dans les hôpitaux psychiatriques ?
M.L. : C’est une réflexion que j’entends de plus en plus, notamment en France : elle se concrétise par l’ouverture de services mixtes psychiatrico-médicaux. Dans un grand nombre de pathologie psychiatrique, il y a une dimension somatique, comme dans l’alcoolisme, mais il y a aussi la déshydratation de certains psychotiques, des troubles ioniques… On vient d’ouvrir à Saint-Luc des lits d’alcoologie, avec prise en charge gastro-entérologique et psychiatrique.
R.K. : Il y a aussi l’expérience psychosomatique à Mont-Godinne.
M.L. : C’est un autre bel exemple.
R.K. : Professeur Lambert, vous venez de succéder à Jean-Louis Michaux à la présidence de l’AMI-UCL (Association des Médecins Internistes de l’UCL). Avez-vous des projets ? L’AMI-UCL s’adresse aux internistes généraux et spécialisés : ne peut-elle pas jouer un rôle dans la formation continuée en médecine interne générale ?
M.L. : Au départ, cette association que vous avez créée regroupait tous les internistes, généraux et spécialisés. Le but est double : certes, la formation continue centralisée et décentralisée dans des groupes régionaux. Mais aussi une dimension culturelle, sociale et éthique, avec des conférences de haut niveau. Il y a aussi la dimension amicale, conviviale, qui doit être préservée. Il y aura sans doute des idées et des réalisations nouvelles.
R.K. : Les pages de l’AMA-Contacts sont en tout cas ouvertes à l’AMI-UCL pour des informations, des comptes-rendus, des textes…
Merci, professeur Lambert, de nous avoir éclairés sur la place actuelle de la MIG et sur son importance incontournable dans la pratique médicale.