Numéro 36 :

Les interviews de l’AMA-UCL

Professeur Jean Lewalle
Médecin et mélomane – le scalpel et l’archet


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Jean Lewalle est professeur émérite de l’UCL ;  depuis la retraite, il demeure très actif et a saisi l’occasion de consacrer plus de temps à son violon d’Ingres, la musique.
 
 

AMA : Peux-tu nous résumer tout d’abord ta carrière médicale ?

J.L. Elle fut longue et un peu chahutée.  Je suis liégeois, sorti de l’Université de Liège.  Tout d’abord, j’ai fait deux années en médecine interne, en hématologie, chez Jacques Roskam.  A l’expérience, j’ai trouvé que cette spécialité était un peu statique 1 et j’ai opté pour la chirurgie, mais Louis Christophe n’ayant plus de place dans son service cette année là, m’a envoyé à Namur, chez Edouard Laduron. J’y suis resté deux ans en chirurgie générale, puis il m’a suggéré d’aller à Paris chez Jean Gosset, à Saint Antoine. Son successeur, ne reconnaissant pas les engagements de son prédécesseur n’avait plus de place pour moi à Liège.  J’ai heureusement pu rester 6 mois de plus chez Jean Gosset et, ensuite aux Enfants Malades chez Denis Pellerin.  J’ai alors choisi l’orthopédie et j’ai poursuivi ma formation chez Robert Merle d’Aubigné pendant un an et demi. Ce fut une période géniale dans ma formation !

AMA : Tu as donc une formation de base solide, en médecine interne et en chirurgie générale, également pédiatrique. Tu es sorti de Liège :comment es-tu arrivé en orthopédie à l’UCL ?

J.L. : Pour me permettre de poursuivre ma formation chez Robert Merle d’Aubigné, une bourse de recherche m’avait été accordée et je m’y consacrais en dehors des heures de salle d’opération et notamment le samedi.
Un samedi soir, alors que j’étais seul au labo, Robert Merle d’Aubigné est passé avec Pierre Lacroix, que je ne connaissais pas, mais dont j’avais beaucoup entendu parler.  Il m’a interrogé et m’a demandé quels étaient mes projets d’avenir et m’a suggéré de venir le voir à Saint Pierre à Leuven. J’avais aussi une place possible d’enseignant en anatomie aux Facultés à Namur : l’enseignement m’a toujours beaucoup attiré. Je crois que c’est un grand privilège de pouvoir transmettre le savoir qu’on a reçu. Mes contacts avec le Professeur Berben n’ont pas été chaleureux. Pierre Lacroix m’a alors mis en contact avec André Vincent : un courant de sympathie s’est tout de suite établi.  J’ai commencé des consultations à Saint Pierre, avec une nomination de maître de conférence, puis de professeur extraordinaire ;  parallèlement, j’ai mis en route un service de traumatologie, puis d’orthopédie à Ottignies, qui s’est développé surtout avec l’ouverture de la nouvelle clinique, grâce à des collaborateurs de premier plan.  L’ambiance avec André Vincent a toujours été parfaite : nous avions chacun notre domaine ;  nous lui envoyions par exemple les « colonnes complexes»… Nous restions complémentaires, évitant ainsi les doubles « learning curves ».
J’ai d’ailleurs été très bien accueilli partout à l’UCL.  J’y ai trouvé tout ce que je souhaitais, tant dans le domaine scientifique que philosophique, et m’y suis fait beaucoup d’amis..

AMA : Tu as également eu un rôle de gestionnaire à Ottignies.

J.L. : J’ai été président du conseil médical à Ottignies de 1973 à 1985 puis directeur médical de 1973 à 1997.

AMA : Avant André Vincent, qui était en charge de l’orthopédie ?

J.L. : Pierre Lacroix qui avait toujours voulu différencier la chirurgie orthopédique de la chirurgie générale, a obtenu la première chaire de Chirurgie orthopédique en Belgique mais son domaine était surtout la recherche. Il a eu comme adjoint Pierre Fayt qui n’est pas resté longtemps, puis André Vincent qui a été la véritable cheville ouvrière du développement du service de Chirurgie orthopédique et de Traumatologie à l’UCL. 2

AMA : A partir de 1973, tu as dû combiner et concilier la pratique chirurgicale, la direction du service et celle de l’hôpital. 

J.L. : Oui ! Pour le service, cela n’a pas été difficile, car j’avais d’excellents collaborateurs qui s’entendaient bien et nous étions tous sur la même longueur d’onde. Pour la direction médicale, ce fut beaucoup plus lourd. Je devais y consacrer quasi tout mon temps libre, week-ends et soirées !

AMA. : Chez Merle d’Aubigné, quel était le sujet de ta recherche ?

J.L. : Elle concernait le processus de consolidation de l’os, dans différents types d’immobilisation des fractures (plâtre, enclouage avec ou sans ouverture du foyer de fracture), sur le tibia du lapin.

AMA : Tu m’as dit que ta décision d’étudier la médecine n’a pas été immédiate.

J.L. : C’est juste.  Ma première idée était la carrière d’ingénieur : c’est pourquoi j’avais suivi le cours de mathématique spéciale. Mais sans doute par hérédité (mon grand-père maternel était médecin) et par admiration pour mon père qui était aussi médecin, j’ai finalement opté pour la médecine.

AMA  : Cette connaissance des mathématiques et de l’esprit mathématique t’a servi dans ta carrière.

J.L. : Je m’en suis peu servi.  Mais il est vrai qu’en médecine, j’ai choisi la branche la plus technique, la plus mécanique : c’était ce que j’aimais.

AMA : La résistance des matériaux.

J.L. : Elle a toujours été très importante dans notre métier, même avant les prothèses.

AMA : Et la musique, cette carrière parallèle ?  Comment cette passion est-elle venue ?

J.L. : C’est un de mes hobbies.  Mes parents étaient sinon musiciens, en tout cas mélomanes.  Ma mère jouait du piano. Son frère était médecin et bénédictin, maître de chœur à l’Abbaye de Clervaux : il jouait du violon, il composait… Une anecdote : il avait composé pour ses neveux et nièces qui jouaient l’un du piano et les deux autres du violon, un trio qu’il avait intitulé « trio cacophonique » ;  il se plaisait à dire : je lui ai donné ce titre non parce qu’il est mal écrit, mais parce qu’il sera mal joué.

Quand j’avais environ huit ans, ma mère m’a emmené au conservatoire de Liège, écouter la 6ème symphonie de Beethoven : ce fut une révélation, parce que c’est une musique très figurative ;  un enfant entend le ruisseau, l’orage, le chant des oiseaux, celui des bergers…  Après cela, j’ai appris le piano jusqu’à 20 ans et un peu d’harmonie ;  j’ai une notion de la composition.  Ensuite, j’ai continué à jouer du piano, pour mon plaisir… j’ai pris ainsi de mauvaises manières.  J’ai toujours travaillé avec présence de la musique, qu’elle soit baroque, classique, ou romantique.

 Etant à Ottignies, j’allais souvent écouter l’Orchestre de Chambre d’Ottignies- Louvain-la-Neuve.  Je discutais avec les musiciens.  En 1999, le chef de cet orchestre, Mady Delobe, et certains  musiciens  sont venus me trouver et m’ont dit : « on parle avec vous depuis longtemps, nous avons les mêmes idées : vous aimez et vous connaissez la musique.  Nous aimerions que vous deveniez notre président et manager de l’orchestre. » 

J’ai réfléchi, j’ai demandé des avis, notamment celui de Pierre Bartholomée ; j’ai accepté et parmi eux, je suis parfaitement heureux.  Je ne joue pas dans l’orchestre, mon niveau d’instrumentiste est insuffisant, et l’orchestre est un travail d’équipe difficile, mais tous les dimanches, je vais aux répétitions : j’écoute, je donne mon avis… 

Aucun de ces musiciens et musiciennes ne sont des professionnels, à part le chef d’orchestre, Mady Delobbe, et une de ses amies violoniste. Parmi eux, il y a par exemple un sapeur-pompier, un plombier, un ingénieur, une biochimiste, un historien politologue, une juriste etc. Le premier violon, (le koncertmeister), est une jeune violoniste qui est graduée en Tourisme … 

J’ai une profonde admiration pour ces artistes qui ont acquis une grande maîtrise de leur instrument.  Lorsqu’on aborde une nouvelle œuvre, on voit petit à petit les choses se mettre en place, on l’entend renaître, c’est passionnant.

AMA : Le nom de l’orchestre ?

J.L. : L’Orchestre de Chambre d’Ottignies -Louvain-la-Neuve, tout simplement.

AMA : Vous avez des formations différentes ?

J.L. : Nous jouons presque toujours en « orchestre de chambre » (15 à 20 musiciens, violons, alto, violoncelles et basse), donc uniquement des cordes. Pour certaines œuvres on prend des renforts : altiste, flûtiste  et même des vents ou un clavier.  Cet orchestre est né de la volonté d’un couple de grands musiciens professionnels, dont le chef actuel, qui à la retraite a décidé de créer un orchestre à cordes, pour que des jeunes, non professionnels mais qui voulaient aller loin dans la musique de chambre, puissent s’intégrer dans un orchestre.  Les orchestres professionnels n’acceptent pas de débutants ni « d’amateurs » !. 
Il nous arrive aussi de jouer en formation plus restreinte.

Ils m’ont suggéré d’essayer le violon : je m’y suis mis, je progresse indiscutablement, mais je crois que je ne jouerai jamais suffisamment bien pour jouer avec eux. Mais cela m’a appris le jeu du violon, qui est très agréable et que j’aurais sans doute préféré au piano si on me l’avait mis en main plus tôt… Le violon est extraordinaire, on le sent vibrer, on construit sa note, on a le plaisir d’entendre qu’elle est juste… (ou non !). Mais c’est très difficile ! Cela me permet surtout d’être plus proche des musiciens et de mieux comprendre leur manière de jouer.

AMA : Qui choisit le répertoire et établit les programmes ?

J.L. : Le répertoire est surtout baroque, mais on joue également Grieg, Bartok, etc… La période baroque va de 1600 à 1750, de Monteverdi à Bach, en passant par Corelli, Vivaldi, Telemann, Haendel etc. Notre répertoire est sur notre site internet. 3 

AMA : Qui décide du programme ?

J.L. : Le chef d’orchestre et moi-même proposons les œuvres d’abord à un petit groupe, puis à l’ensemble des musiciens. Mais les musiciens font aussi leurs propositions. Mon principe est de rester dans un répertoire que nous pouvons jouer correctement. 

AMA : A notre portée…

J.L. : Oui.  Et finalement tout le monde se range à l’avis du Chef.  Il vaut mieux la qualité que l’esbroufe et la performance inutile.

AMA : Ecoutez-vous les œuvres avant de les jouer ?

J.L. : Oui, cela arrive, surtout quand nous jouons des œuvres moins connues. 

AMA : Dans le choix des œuvres, on s’aperçoit que le public aime entendre ce qu’il connaît.

J.L. : C’est tout à fait vrai.  Par exemple, lors d’un concert à Compiègne, nous avions mis Bartok au programme : ceux qui nous avaient engagés s’étonnaient.  Je leur ai proposé d’écouter et nous avons joué «Gyermekeknek» (pièces pour « les enfants » ) qu’ils ont apprécié. Si l’on veut jouer du Stamitz, les gens qui nous invitent sont réticents. Mais si nous mettons une pièce de Stamitz lors d’un bis, ils nous disent « C’est superbe », sans savoir que c’est le compositeur qu’ils avaient refusé !

AMA : En tant que plus que profane, ce qui me manque lors d’un concert, c’est l’absence d’explications, de communication avec le public : le chef arrive, salue, dirige, resalue et repart sans avoir ouvert la bouche.

J.L. : Nous faisons presque toujours une introduction.  Mais nous devons faire attention à ce que nous  voulons expliquer car certains nous disent : «Pour qui nous prenez-vous ? Nous ne sommes pas des ignares !»

AMA : Ce sont des snobs !

J.L. : Par exemple, je vais parler de Händel : tout le monde sait bien qu’il est allemand mais qu’il a passé une grande partie de sa vie en Angleterre ;  tout le monde le sait, mais sait-on pourquoi il a finalement pris la nationalité anglaise ?  C’est après l’échec, en Allemagne, de deux opéras qui avaient été ovationnés auparavant  en Angleterre et à Florence. Souvent nous expliquons aussi en deux mots les particularités de l’œuvre et pourquoi elle a été écrite.

AMA : Les musiciens sont bénévoles ?

J.L. : Bien sûr et je suis plein d’admiration pour eux. Ils sont tous extraordinairement motivés bien qu’à côté de la musique ils aient un vrai métier, souvent très exigeant. Mais il ne faut pas se cacher qu’il n’est pas plus aisé de gérer 20 musiciens que 20 médecins.  Les uns et les autres sont très individualistes.

AMA : Les instruments leur appartiennent-ils ?

J.L. : Oui et ils les entretiennent avec grand soin. 

AMA : Vous avez enregistré ?

J.L. : Oui.  On a enregistré Vivaldi, Bach, etc..  Si l’on utilise un studio et des preneurs de son professionnels, cela coûte très cher, un peu moins cher en « live ».  Nous avons la chance de pouvoir enregistrer avec des étudiants de l’IAD (Institut des Arts et de Diffusion), mais alors uniquement pour usage privé.

AMA : Quelle est ton attitude vis-à-vis de la musique actuelle ?  Moi, j’y suis imperméable !

J.L. : Moi aussi,  jusqu’au moment où j’ai eu la chance d’avoir un voisin prestigieux, Pierre Bartholomée, qui est à la fois musicien et compositeur et chef d’orchestre,dont j’ai suivi quelques ateliers, ce qui a quelque peu changé mon opinion.  Je ne suis pas très sensible à la musique contemporaine: elle ne me prend pas aux tripes comme celle de Beethoven, Schubert ou Bach, mais je peux comprendre qu’on l’écrive et l’on a dit qu’elle correspond au chaos et à l’angoisse du monde actuel. On doit admettre qu’il y a quelque chose de cela.  Je suis allé voir l’opéra de Pierre Bartholomée « Œdipe sur la route », avec José Vandam, et à mesure que je le réécoute, je le comprends mieux, et dès la première audition, j’ai été vraiment ému par le dernier acte. 
Quand on écoute une des dernières sonates de Beethoven, c’est étonnant, il y a des rythmes qui ressemblent au ragtime, c’est très beau, mais d’avant-garde. Ses contemporains n’appréciaient pas tellement.

AMA : Donnez-vous des concerts avec des chanteurs ?

J.L. : On accompagne des chœurs parfois ;  mais il y un problème : qui dirige et donne la mesure, le chef des chœurs ou le chef d’orchestre ? 
On accompagne aussi des solistes : Laure Delcampe par exemple, a chanté des arias de Bach avec nous.

AMA : Tu n’as pas d’autre hobby ?

J.L. : La météo et l’astronomie. J’ai une station météo et lunette chez moi, mais je n’utilise plus guère ma lunette en raison des lumières de Louvain-la-Neuve. Je suis membre de la Société royale belge d’astronomie, de météorologie et de physique du globe ce qui me permet de me tenir au courant de l’actualité dans ces domaines.

AMA : Que regardais-tu ?

J.L. : Les satellites passent trop vite et si on grossit 100 fois, cela passe d’autant plus vite. Par contre, on voit très bien les anneaux de Saturne, la Grande tache rouge de Jupiter, la galaxie d’Andromède à 2 millions d’années lumière de nous….C’est superbe et très émouvant. Si quelqu’un nous regarde aujourd’hui depuis cette galaxie, il voit la terre comme elle était il y a deux millions d’années… Qu’est-ce qu’il y avait sur la terre à cette époque ?

AMA : Nous terminerons sur ces considérations imprévues qui donnent le vertige.  Merci Jean de t’être prêté à cette interview et de nous avoir montré qu’il est étonnant, mais possible, de combiner une carrière médicale bien remplie et une vocation artistique.

 

  1. A l’époque !  (ndlr)
  2. Pour plus de détails sur le développement de l’orthopédie à Saint Pierre, se reporter au chapitre du livre de Jean-Jacques Haxhe « Cinquante ans de médecine à l’UCL » : L’orthopédie.  Cinquante ans d’histoire. Par André Vincent (p. 363-374)
  3. Pour ceux que ça peut intéresser : http://users.skynet.be/pj/ocolln/
 


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