Numéro 35 :

Les interviews de l’AMA-UCL

Professeur Jean Acar1 

Mai 68


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R.K. : La République française a vacillé en mai 1968.  En Belgique, nous n’avons eu que des échos de ces convulsions, essentiellement par les médias et par des commentaires souvent contradictoires, selon leur source.  Quelles sont les causes réelles de ce mouvement et les changements qu’il a apportés… ?  Ce qui nous intéresse, bien évidemment, c’est ce qui s’est passé dans les facultés de médecine et les hôpitaux.  Quel fut le départ de mai 1968 : fut-il purement estudiantin ou politique ?  Nous avons parfois eu l’impression que ce mouvement était assez négatif, anarchiste même.  Il était « interdit d’interdire », mais y avait-il des projets structurés de réforme de la société ?

J.A. : Les événements en médecine ne sont qu’un épiphénomène d’un mouvement beaucoup plus général.  On ne peut comprendre ce qui s’est passé dans les facultés et les hôpitaux qu’en fonction du phénomène général.
L’interprétation des évènements de mai 1968 reste encore controversée : en témoignent les appellations très diverses qu’on a pu leur donner à posteriori.  Certaines sont très critiques : on a parlé de « psychodrame », de « comédie révolutionnaire », de « révolution introuvable » - ce mot est de Raymond Aron – ou même de « marathon des palabres ».

D’autres interprétations sont plus bienveillantes : « révolution culturelle », « libération de l’imagination » ou, pour d’autres « la plus grande crise sociale du siècle en France ».
Parmi les facteurs responsables, il me semble que l’on peut distinguer des causes profondes et des causes favorisantes.  

Il faut se rappeler qu’en mai 1968, il y a eu d’abord une révolte étudiante, puis secondairement, un mouvement ouvrier et enfin des répercussions sur l’opinion publique et un rôle important du politique.  Ce sont donc les étudiants qui ont initié mai 1968 en réaction contre un mode d’enseignement figé et des structures universitaires mal adaptées, très hiérarchisées, sans communication directe entre professeurs et étudiants.  Ces derniers souhaitaient une réforme des structures et du type d’enseignement et une participation au « pouvoir universitaire ».

R.K. : Il n’y avait sans doute pas que des étudiants, mais aussi des jeunes enseignants, qui partageaient ces idées et souhaitaient une réforme.

J.A. : Oui.  Assez rapidement, nombre d’entre eux ont fait corps avec les étudiants et ont partagé leurs revendications. Une autre cause de la crise a été l’augmentation très rapide du nombre d’étudiants qui est passé, pour l’ensemble des facultés en France, de 150.000 en 1956 à 280.000 en 1962-63 et à plus de 500.000 en 1967-68.  Cette augmentation peut être attribuée à la gratuité des inscriptions et à l’absence de sélection.  En 1967, la réforme dite Fouche a  cherché à promouvoir des règles plus strictes pour les examens et une sélection à l’entrée, mais cette réforme venait trop tard.  La pléthore était surtout importante dans le domaine des lettres, de la psychologie, de la sociologie.

R.K. : Ce que mon bon maître, Paul Lambin, appelait les « facultés de salivation ».

J.A. :  Si tu veux… On a été obligé de créer de nouvelles facultés, dont certaines, comme celle de Nanterre, dans un environnement déprimant, un immense bidonville.  Il a fallu recruter en masse de nouveaux enseignants dont le statut était précaire.  

R.K. : L’augmentation du nombre de diplômés était-elle proportionnelle à celle des étudiants ?

J.A. : Non.  Bien évidemment. Dans ces conditions et en l’absence de dialogue, on peut comprendre le désarroi des étudiants, leur crainte de l’avenir et de leur insertion dans la société. Remarquons que ces étudiants auxquels s’étaient joints de jeunes diplômés et enseignants, étaient des représentants de la classe moyenne ;: ce n’est que deux semaines plus tard que les ouvriers se sont mobilisés.

R.K. : Et dans l’enseignement secondaire ?

J.A. : Des comités d’action ont été crées dans les lycées mais le rôle des lycéens est resté mineur.

R.K. :  Par contagion ?

J.A. : Oui, à partir du monde étudiant.

R.K. : La province a-t-elle participé ?

J.A. : Oui, dans quelques grandes villes, mais l’épicentre des mouvements a toujours été l’île de France.  L’action ouvrière a été très déterminée : les revendications étaient en partie quantitatives, mais surtout qualitatives ; le niveau de vie à l’époque n’était pas mauvais : moins de 2 % de chômage.

R.K. : Les Golden Sixties ?

J.A. : Je dirais plutôt la fin des trente glorieuses ! En 1967, les conditions s’étaient un peu dégradées : le pouvoir d’achat avait diminué.  Mais, comme les étudiants, les ouvriers ressentaient un malaise dans leurs conditions de travail : la hiérarchie était pesante et il y avait une aspiration à plus de concertation, de prise de responsabilités, de participation dans la vie entreprenariale.  Une grève a été déclenchée le 13 mai, soutenue par tous les mouvements syndicaux, par les groupes gauchistes et par le parti communiste, qui avait pourtant manifesté une grande méfiance vis-à-vis des étudiants..

R.K. : Ils ont pris le train en marche.

J.A. : Oui, mais en l’accélérant.  Dans une troisième étape, la contestation a touché d’autres milieux, habituellement étrangers aux mouvements sociaux : des commerçants, des sportifs, des journalistes, des professions libérales, l’ORTF…  Le mouvement s’est alors politisé.

Des facteurs favorisants ont joué un rôle important, y compris chez les médecins : une lassitude générale vis-à-vis d’un pouvoir installé depuis plus de 10 ans, mais aussi une carence de ce même pouvoir face aux événements.  Pour la petite histoire, on peut signaler que le Préfet de Police de Paris avait pris 10 jours de vacances en avril et que les deux têtes de l’exécutif se sont absentées : Pompidou en Afghanistan et de Gaulle en Roumanie.  Les événements initiaux ont été totalement sous-estimés.  Les mesures qui ont été prises par le Ministre de l’Intérieur et celui de l’Education nationale ont été inadaptées et mal coordonnées.  Les arrestations opérées les 3 et 6 mai ont été massives et la répression musclée fut considérée comme simple routine policière par le cabinet Pompidou.

R.K. : Il y avait aussi une ambiance de contestation dans le monde.

J.A. : C’est un troisième facteur : un ferment révolutionnaire entretenu par les groupes gauchistes.  Ces groupes étaient nombreux à l’époque : trotskistes lambertistes. (La jeunesse communiste révolutionnaire de Krivine, le parti communiste internationaliste), maoïstes (l’Union des jeunesses communistes et marxistes léninistes (UJCML)), la fédération des étudiants révolutionnaires (FER)…

Ces groupes avaient en commun la lutte contre l’extrême droite et une protestation contre la guerre du Vietnam . Certains avaient des liens avec l’étranger : la RDA, Cuba, la république de Chine.  Le 18 mars par exemple, un voyage à Berlin avait été organisé pour 300 membres de la Ligue Communiste Révolutionnaire : c’est Rudy Dutschke, un adepte de Che Guevara, qui les a initiés aux techniques de terrorisme.  Le 22 mars, Cohn Bendit avait créé un groupe anarchiste et gauchiste. 

La plupart de ces mouvements gauchistes n’ont pas participé aux premières manifestations de mai 68, mis à part les jeunes communistes révolutionnaires et le groupe de Cohn Bendit.  Il est donc faux de résumer mai 1968 à un mouvement subversif d’extrême gauche.

R.K. : Mais ils en ont profité.

J.A. : Oui.  Ils sont tous entrés en action à partir du 13 mai, date de la mobilisation ouvrière de même que le parti communiste, en participant à la grève et aux manifestations.

R.K. : La médecine et les hôpitaux ? Ayant connu les hôpitaux parisiens à cette époque, j’étais étonné par le fait que les patrons semblaient considérer leur cours en Faculté comme secondaire et que – d’après les dires de nos collègues français – le concours de l’internat faisait surtout appel à la mémoire et que pour le réussir, il fallait avoir son patron dans le jury.

J.A. C’est un fait que l’internat était un objectif prioritaire bien avant les examens de la Faculté, pour tous les étudiants qui souhaitaient une formation de spécialistes et/ou pour ceux qui avaient des ambitions hospitalo universitaires, mais ce ne fut pas l’internat qui fut l’objet des principales contestations. 

Certes ce concours faisait appel à la mémoire mais aussi à des qualités de réflexion, de synthèse et de clarté et concision dans l’exposé. C’était à l'époque un concours sélectif où l'anonymat était respecté à l'épreuve la plus difficile, l'écrit.  La plupart des admissibles étaient reçus à l'oral sans patron dans le jury, mais cette éventualité pouvait favoriser les quelques candidats qui en bénéficiaient. 

Par contre, le mécontentement du monde médical à côté de raisons communes au mouvement étudiant avait aussi des causes spécifiques et portait en particulier sur la carrière « post-internat », étroitement dépendante du bon vouloir et de l’influence des Professeurs nommés à vie et décideurs du choix et de l’avenir des plus jeunes. Ce pouvoir considérable des « mandarins » exercé selon les cas à bon escient ou abusivement et illustré par certains titulaires de chaire était un grand motif de contestation dans le monde hospitalier. 

R.K. : Que s’est-il passé dans les facultés et les hôpitaux ?

J.A. : Ils ont été touchés dans un second temps, en pratique à partir du 13 mai date où la Faculté de Médecine, rue des Saints Pères, a été occupée par 500 étudiants.  Le 14 mai, une assemblée générale de 7000 étudiants en médecine ont voté une grève illimitée des cours et des examens.
Certains hôpitaux ont été occupés : la Pitié Salpetrière, Broussais, Saint Antoine, Cochin, Sainte Anne…

R.K. : En quoi consistaient ces occupations ?  On travaillait encore, on soignait les gens ?

J.A. : C’était, avant tout, une contestation des pouvoirs établis, des chefs de service et une demande de direction collégiale.  Il y a eu dans les grands hôpitaux des assemblées générales, des comités d’action,  de fonctions diverses, en liaison avec des commissions homologues centralisées à la Faculté de Paris, Rue des Saints Pères. Certains CHU se sont proclamés autonomes ; des conseils de faculté ont été dissous, quelques services ont été en état semi insurrectionnel, avec des propositions de direction collégiale élue, comportant des médecins, des infirmières, des paramédicaux…  
Les médecins étaient les initiateurs, mais le personnel suivait. Quant aux soins, certaines hospitalisations ont été différées mais les urgences assurées.

R.K. : Quelle fut l’attitude de l’Assistance Publique et de l’administration en général ?

J.A. : Elle ne s’est guère manifestée, contrairement aux structures facultaires… Le doyen de la Faculté de Médecine de Paris, le Professeur Brouet a entériné le report des examens et a proposé une commission paritaire pour l’étude des réformes.  Le 22 mai, ce même doyen, au cours d’une assemblée plénière des maîtres de conférence agrégés, a proposé et approuvé une motion prenant en compte les demandes des étudiants exposées dans un livre blanc : elle comportait quatre bases : la reconnaissance du pouvoir étudiant dans les structures hospitalo-universitaires, l’autonomie des CHU de Paris, une rémunération des fonctions hospitalières pour tous les étudiants en médecine parvenus à un certain stade de leur formation et la suppression des chaires magistrales avec constitution de départements à direction collégiale.  
La hiérarchie universitaire était très partagée.  Les uns étaient irréductibles dans leur hostilité, d’autres s’associaient au mouvement par choix personnel, par conviction ou pour d’autres motifs…

R.K. : … par opportunisme…

J.A. : Oui, ou par peur.  Il n’est pas inintéressant de savoir quelles sont les réformes qui ont été proposées par les étudiants et certains enseignants, après que les bases aient été acceptées par le Doyen.   Certaines sont justifiées, d’autres démagogiques ou utopiques.

Voici quelques-unes unes de ces propositions :

  • Le rattachement du certificat préparatoire aux études médicales (CPEM) à la Faculté de Médecine : ce CPEM devait être commun aux écoles dentaires, d’infirmières, de kiné et d’orthophonie (logopédie).
  • La suppression des cours magistraux remplacés par des groupes de travail sous la direction d’un enseignant ou d’un étudiant du 3ème cycle. La suppression radicale des cours magistraux n’était évidemment pas raisonnable : il n’était pas normal qu’un étudiant du 3ème cycle soit coordonnateur d’enseignement. Par contre, un enseignement dirigé par groupes était une initiative heureuse.
  • Le remplacement de la thèse de doctorat par un certificat de qualification obtenu dans une discipline médicale.  
  • Un stage de l’étudiant chez l’omnipraticien.


R.K. : Ce qui existe actuellement en Belgique.

J.A. :  Parmi les autres propositions :

  • Des années de disponibilité totale pour le recyclage médical.  C’était impossible.
  • Une multiplication des centres de formation pour les spécialités.
  • Une dissociation entre les titres et les fonctions des enseignants, c’est-à-dire une remise en question périodique des fonctions de l’enseignant : cette remise en question existe actuellement dans les textes mais elle est de pratique exceptionnelle.
 


R.K. : Quelles ont été les conséquences de mai 68 ?

J .A . : Elles ont été politiques, universitaires et sociales.

Politiques : mai 68 a hâté le départ du Général de Gaulle et a vu s’affirmer son successeur, Georges Pompidou. Le Parti communiste a été attentiste , ne s’engageant qu’après la mobilisation ouvrière. Le parti socialiste deçu des élections législatives s’est dès 1972, reconstitué. Les mouvements gauchistes d’abord triomphants ont à plus long terme été perdants au profit des partis classiques.

Universitaires : la loi d’orientation de Edgar Faure (EF) du 12.11.68 a satisfait plusieurs revendications étudiantes :

  1. Décentralisation : alors que jusqu’en 1968 , chaque académie régionale comptait seulement 5 grandes Facultés (Droit, Lettres, Sciences, Médecine, Pharmacie), la loi EF les a remplacées par des Universités pluridisciplinaires et autonomes. Dix facultés de médecine, dans ce cadre universitaire ont été crées à Paris.
  2. Bouleversement de l’exercice du pouvoir universitaire par création de collèges électoraux d’enseignants, de chercheurs, d’étudiants, de personnel administratif.
  3. Modification de l’enseignement accordant une place plus importante à l’enseignement dirigé et moindre aux cours magistraux.

Cette loi EF a été une étape importante malgré ses imperfections (autonomie contestable des Universités ; relative politisation des assemblées).

Sociales : les français ont pris conscience de l’aspiration des jeunes, qu’ils appartiennent au monde étudiant ou ouvrier, à plus de considération, de concertation, de prise de responsabilités. Parallèlement, un élan a été donné aux droits de la femme et aux mouvements écologistes.

A défaut de révolution, Mai 68 a contribué à la modernisation de la Société Française.

R.K. : Et a eu une influence hors des frontières de la France.  En Belgique, nous avons eu – en douceur – des changements après mai 1968.  On a l’impression que la France combat pour obtenir des réformes nécessaires et qu’elle exerce une influence sur ses voisins, qui suivent le mouvement, sans couper des têtes, ni élever des barricades.

J.A. : En France, nous avons, je crois, je l’espère du moins, tiré des leçons de mai 68.  Tout d’abord, cet épisode a illustré la fragilité des situations politiques qui paraissent les plus stables.  La république gaulliste estimait en mai 68 ne pas avoir d’adversaire sérieux et pourtant, un mois plus tard, elle était en perdition ; mais la situation s’est rapidement redressée et peu après, on ne parlait plus de mai 1968.  Deuxième leçon, c’est la nécessité bien souvent d’une alternance politique après une longue période de pouvoir En 68, le gouvernement gaulliste avait fait beaucoup de choses, mais était en place depuis plus d’une dizaine d’années.  L’usure du pouvoir est une réalité.

R.K. : Le pouvoir abuse en s’usant.

J.A. : Une troisième leçon illustre un mal de la société française qui, depuis plus de deux siècles, évolue par saccades, par explosions : ces secousses semblent nécessaires pour qu’il y ait des réformes.  A posteriori, ces réformes auraient pu être réalisées d’une manière plus sereine et après concertation.  Cet esprit de concertation, de dialogue, de prévoyance des réformes, de prévention des mouvements sociaux, n’est pas assez présent en France et éviterait, sans doute une certaine instabilité et imprévisibilité de la vie politique.

R.K. : Est-ce qu’il n’y a pas en France un autre problème, la centralisation parisienne ? « Il n’est bon bec que de Paris ! », mais on a fait du chemin depuis François Villon. La province n’a pas grand-chose à dire.

J.A. : C’est tout à fait vrai.   D’ailleurs la contestation s’est déclenchée en 68 en Ile de France…  Actuellement, une décentralisation est en cours mais depuis peu de temps.  Par contre, en médecine hospitalière depuis 1968, la décentralisation a très largement progressé ; beaucoup de centres provinciaux se sont développés d’une manière remarquable.

R.K. : Merci, professeur Acar, pour ce survol de la tempête de mai 1968 et d’une vue lucide à la fois critique et objective d’une période complexe que vous avez vécue.


  1. Jean Acar est un cardiologue clinicien de réputation internationale ;  particulièrement spécialisé dans le domaine des valvulopathies, il a dirigé le service de cardiologie de l’hôpital Tenon dont la production scientifique a été très importante et où ont été formés un grand nombre de cardiologues français et étrangers.


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