Numéro 26 :
Les interviews de l'AMA-UCL
Jean-Pol Beauthier, médecin légiste à Charleroi
AMA : Monsieur Beauthier, qu’est-ce qu’un médecin légiste ?
J.P. Beauthier : Le médecin légiste est une sorte d’interface entre le corps médical et l’appareil judiciaire, essentiellement dans le domaine pénal. Il est le « bras technique » du magistrat : c’est ce dernier qui requiert nos services.
En théorie, tout médecin peut être requis par l’autorité judiciaire, que ce soit le Ministère public (c’est-à-dire le Procureur du Roi et ses substituts), ou le juge d’instruction.
Le médecin n’apparaît qu’à un seul endroit du code d’instruction criminelle, soit l’article 44 qui énonce : « en matière de mort violente, suspecte ou de cause indéterminée, le Procureur du Roi [ou le juge d’instruction] peut se faire assister d’un ou deux médecins de son choix ».
La situation est donc assez paradoxale car d’après cet article, le médecin légiste devrait être un grand professionnel de l’étude de la mort et des lésions corporelles, alors que par ailleurs il n’apparaît pratiquement pas dans le code pénal et le code d’instruction criminelle, ou plutôt n’apparaît que dans un rôle limité à la recherche de la cause de la mort violente ou suspecte.
En fait, la médecine légale couvre un domaine beaucoup plus large et nous sommes confrontés à l’ensemble de la médecine, voire au droit des personnes.
AMA : Vous êtes donc requis soit par le Procureur, soit par le juge d’instruction.
J.P. Beauthier : Le Procureur du Roi est informé initialement des faits et ce, par les services de police.
En fonction de la gravité du cas, ou si des devoirs importants sont prévus (par ex. perquisition ou délivrance d’un mandat d’arrêt), il peut saisir d’emblée le juge d’instruction . C’est une procédure officielle que l’on appelle la saisine.
L’intervention du médecin légiste est ponctuelle : nous ne sommes pas des fonctionnaires mais des indépendants, qui agissent « au cas par cas » sur réquisition du magistrat.
AMA : Mais vous-même, si vous n’êtes pas un fonctionnaire, votre fonction est malgré tout officielle. Vous avez un bureau au palais de justice !
J.P. Beauthier : J’ai effectivement la chance d’être un privilégié et d’avoir un bureau médical dans ce palais de justice, où l’on a prévu un bureau de médecine légale.
Ce bureau est également utilisé pour les examens psychiatriques des détenus.
C’est plutôt exceptionnel en Belgique. Ce bureau permet d’augmenter les contacts, d’agir plus rapidement dans certains cas, et de répondre ainsi immédiatement à la demande du magistrat.
Il nous arrive souvent d’examiner notamment un détenu qui a un malaise lors d’un interrogatoire.
Cela reste de la médecine légale, dans la mesure où je suis requis par le magistrat, qui me demande si l’état du prévenu permet la poursuite de l’interrogatoire ou si l’acte juridique en cours doit être interrompu.
AMA : Quelle est la formation requise pour être médecin légiste ? Y a-t-il un diplôme officiel ?
J.P. Beauthier : C’est un grave problème dans notre pays.
La Société Royale de Médecine Légale de Belgique se bat depuis près de 20 ans pour le résoudre.
Jusqu’à l’année passée, on pouvait soit se former comme assistant universitaire dans un des deux instituts médico-légaux de Belgique (à Liège ou à Gand), soit effectuer la formation anatomopathologique, ou encore suivre la licence spéciale en médecine légale à l’ULB.
Cette dernière était très peu fréquentée et je suis un des derniers médecins légistes spécialisés à l’avoir suivie il y a maintenant moult années.
Depuis l’année académique 2001-2002, notre société a créé un diplôme interuniversitaire d’études spécialisées (DES) en médecine légale.
Les candidats doivent présenter un carnet avec un programme de cours et de stage à une commission constituée par le bureau élargi de la Société. Ce programme est soumis aux autorités universitaires.
Les cours sont répartis dans les trois universités francophones du pays.
Le programme comporte notamment 18 mois de stage dans un service d’anatomopathologie.
Le candidat s’inscrit dans une université, mais les cours seront répartis dans les trois universités.
AMA : Que doit faire le candidat pour accéder à ce DES interuniversitaire ?
J.P. Beauthier : Jusqu’ici il n’y a pas d’examen d’entrée, ni de numerus clausus : le candidat doit s’inscrire auprès du responsable du cours de médecine légale de l’université de son choix (pour l’UCL le Professeur Bonbled – pour l’ULB le Professeur Lucas – pour l’Ulg le Professeur Boxho).
AMA : Ce programme peut-il être ouvert au Nord du pays ou à l’étranger ?
J.P. Beauthier : En tant que président de la Société Royale de Médecine Légale de Belgique, société parfaitement bilingue, j’en suis donc très partisan. Il n’y a cependant – à ce stade – pas de consensus néerlandophone concernant cette formation interuniversitaire. Mais il ne faut pas perdre espoir, nous y arriverons !
Il faut d’ailleurs ajouter que le programme de formation peut comporter un stage dans un service médico-légal néerlandophone ou dans un service étranger.
AMA : Et après ces cinq années de formation ?
J.P. Beauthier : On obtient une reconnaissance scientifique, mais il n’y a pas encore de diplôme de médecine légale.
Nous dépendons ensuite du magistrat qui va requérir nos services pour telle ou telle mission.
AMA : Quels sont les connaissances que le médecin légiste doit posséder dans son bagage ?
J.P. Beauthier : Le médecin légiste doit avoir en premier lieu une formation en anatomopathologie, tant macroscopique que microscopique, les deux domaines étant étroitement liés.
A côté de l’anatomopathologie, deux domaines sont essentiels au médecin légiste tels que l’anatomie bien sûr mais également la physiologie (et la physiopathologie), indispensable à la compréhension des mécanismes expliquant l’évolution vers le décès à partir des lésions subies ou à partir des éléments pathologiques endogènes ou exogènes.
La génétique est une discipline qui devient extrêmement importante en criminalistique moderne et notre laboratoire participe activement à la recherche des microtraces dans les affaires criminelles. Lorsque les échantillons sont repérés et prélevés, ils sont envoyés à un laboratoire de génétique.
Il est dès lors essentiel d’être tout particulièrement scrupuleux et soigneux dans le prélèvement de l’échantillonnage, dans la mesure où toute contamination peut altérer le résultat de la recherche de l’ADN et fausser l’enquête.
AMA : La toxicologie ?
J.P. Beauthier : Oui, bien sûr. Personnellement, j’ai fait un stage de plus d’un an en toxicologie et j’ai participé et effectué directement les manipulations : cela me permet de mieux orienter la technique du prélèvement et l’interprétation des résultats.
Une bonne connaissance de l’évaluation du dommage corporel est également nécessaire : anamnèse, interrogatoire et examen clinique très minutieux.
C’est ce que nous appelons la médecine légale clinique qui devrait être plus développée notamment dans son aspect pénal.
C’est évidemment l’intérêt d’un bureau de médecine légale au sein d’un palais de justice.
Nous pouvons ainsi rencontrer très rapidement les victimes (coups et blessures volontaires, vol avec violences, maltraitance infantile, violences sexuelles…), ce qui peut avoir une influence très positive sur la « gestion de leur état de stress post-traumatique ».
AMA : Vous ne soignez pas ?
J.P. Beauthier : Il nous est interdit de nous mêler de la thérapeutique dans la mesure où nous sommes experts évaluateurs et non thérapeutes.
AMA : Mais vous vous inquiétez de savoir si un blessé a reçu un vaccin antitétanique, si la personne mordue par un chien a eu un traitement préventif adéquat ?
J.P. Beauthier : Bien évidemment. Au moindre doute, nous conseillons au blessé de se rendre dans un service d’urgence ou de consulter rapidement son médecin traitant. Nous sommes médecins à part entière !
AMA : Il faut avoir des notions de balistique ?
J.P. Beauthier : Le balisticien nous aide notamment dans la détermination de la distance de tir, de la position du tireur et de la victime. Nous créons ensemble ce que nous appelons des épures balistiques, c’est-à-dire des dessins et schémas représentant les passages balistiques.
AMA : Abordons le problème des actions de justice en matière de responsabilité médicale.
J.P. Beauthier : L’expert – dans ce domaine délicat – doit adopter une position neutre et se mettre à la place des protagonistes, médecins et plaignants.
Il faut se dire que les patients ont l’impression d’être parfois confrontés à une médecine extrêmement technique, un peu déshumanisée.
Certains cependant estiment qu’ils ont droit à la santé et que si un aléa survient, il y a d’office un responsable.
Dans les divers problèmes rencontrés au cours de nos expertises, on se rend compte qu’il y a souvent un manque de dialogue et parfois de courage de la part du médecin à rencontrer le malade et sa famille lorsqu’il y a un problème. Si on refuse de les rencontrer, ils croient dès lors qu’on leur cache quelque chose ! C’est ainsi que les plaintes surgissent.
AMA : Les victimes se plaignent souvent que le médecin ne les a pas rencontrés pour expliquer, exprimer sa compassion et s’excuser. Mais les avocats et les compagnies d’assurances qu’ils représentent recommandent au médecin de ne pas faire de déclaration et de ne pas reconnaître son erreur ou sa faute.
J.P. Beauthier : A ce moment, la plainte a déjà été déposée.
Dans mon explication précédente, je me suis placé dans la situation « à chaud » : en présence d’un problème, au cours d’un diagnostic ou d’un traitement, le médecin doit avoir le courage de rencontrer au plus tôt le malade et sa famille et d’expliquer.
Il est vrai que par la suite, lorsqu’une plainte a été déposée ou que le médecin prend préventivement contact avec son assurance responsabilité civile professionnelle, c’est l’assurance qui prend les rênes et interdit au médecin de faire une démarche quelconque, une approche amiable ou autre.
Par ailleurs, il faut bien dire que le climat actuel n’est pas favorable au corps médical. En France, par exemple, de récents jugements et arrêts renversent la charge de la preuve, notamment en matière de consentement éclairé. Pour le médecin, il peut être difficile d’apporter la preuve qu’il a correctement expliqué au malade le geste thérapeutique ou diagnostique qu’il allait poser, le résultat attendu et les complications possibles.
Heureusement en Belgique, une récente décision de décembre 2001 maintient à nouveau les conceptions traditionnelles du fardeau de la preuve, en ce y compris dans cette difficile matière du consentement éclairé du patient.
AMA : Quel est votre rôle face à la réquisition du Procureur ou du juge d’instruction dans cette matière de responsabilité civile professionnelle du médecin ?
J.P. Beauthier : Le médecin expert est là pour donner un avis : ce n’est pas à lui de dire s’il y a faute ou pas. Nous devons déterminer si le médecin a agi en respectant les règles de l’Art de Guérir, soit s’il a agi de façon prudente, diligente, avec précaution et en conscience en fonction de l’état de la science au moment des faits qualifiés de litigieux. Nous devons dès lors nous replacer dans les mêmes conditions que le médecin incriminé.
AMA : Vous allez être parfois confrontés à des témoignages contradictoires : comment donner un avis objectif ?
J.P. Beauthier : Ce n’est pas à nous en tant qu’experts judiciaires, à opposer les témoignages, à organiser des confrontations. C’est le travail de l’enquêteur.
Nous pouvons soulever ou souligner les contradictions.
Si je puis donner un conseil aux médecins, la meilleures parade contre ces témoignages contradictoires, c’est la tenue soigneuse du dossier médical, que le médecin expert va demander à pouvoir consulter, ce document qui relate les faits « in tempore non suspecto ».
Je voudrais ajouter que le directeur médical de l’hôpital doit jouer un rôle important dans ces confrontations et dans la gestion des conflits et de la relation médecin – patient ou hôpital – patient lorsque de tels problèmes surgissent.
AMA : La présence des avocats ne simplifie pas le travail des experts dans le cadre de leurs travaux !
J.P. Beauthier : Les parties ont le droit de se faire représenter, tant par un avocat que par un médecin, si la procédure devient contradictoire, c’est-à-dire d’office en matière civile.
Par exemple lors d’une autopsie demandée par le Tribunal du Travail, les médecins conseils sont toujours invités à l’expertise.
Les avocats et les médecins conseils seront souvent présents lors de la discussion après l’autopsie.
En matière pénale pure, la loi Franchimont permet au magistrat instructeur d’ouvrir très légèrement le secret de l’instruction et d’ouvrir la procédure contradictoire. Je crois que c’est une bonne chose. Cela permet d’accélérer la procédure. Cette ouverture contradictoire est cependant laissée à la discrétion du magistrat, qui reste maître de la procédure.
AMA : Est-ce qu’il y a encore des autopsies qui se pratiquent à la morgue des cimetières ?
J.P. Beauthier : En ce qui me concerne, je refuse d’autopsier dans un cimetière depuis plus de 20 ans.
Une autopsie ratée ne se « répare » jamais !
Je suis dès lors extrêmement exigeant sur les conditions de lieu, l’éclairage, l’instrumentation, le matériel en général.
Je pratique les autopsies dans une salle particulièrement bien équipée en hôpital.
Il arrive également que l’autopsie soit réalisée dans la salle d’autopsie d’un funérarium privé, notamment lorsque les corps sont extrêmement dégradés et ne peuvent être admis au centre hospitalier sous peine de contamination ou d’inconvénients liés à la putréfaction notamment.
Ces salles d’autopsie extérieures sont cependant bien équipées en matériel, en éclairage, en installation radiologique.
Ces diverses salles ont de toute façon été conçues en fonction de mes desiderata.
AMA : Est-ce qu’il y a en Belgique pléthore ou manque de médecins légistes ?
J.P. Beauthier : Nous évoluons plutôt vers une carence : le programme actuel d’étude est long et difficile. L’avenir est incertain, car nous sommes des indépendants.
La Société Royale de Médecine Légale de Belgique est très active et s’efforce d’aboutir à une reconnaissance de la spécialité. Nous avons déjà établi une liste de spécialistes en médecine légale, qui a été approuvée par le Ministère de la Justice et qui sera incessamment publiée au Moniteur Belge.
De manière générale, les instances politiques et judiciaires de notre pays ne reconnaissent pas notre discipline à sa juste valeur, et notamment l’important rôle de cette discipline médicale particulière dans la société. Une bonne justice ne peut valablement être rendue que si tous les arguments, éléments de preuve et autres ont été correctement investigués et recherchés.
Vous comprenez que la médecine légale dans une telle démarche, revêt une valeur considérable…
AMA : J’ai appris que vous aviez été appelé comme expert au Kosovo. Pouvez-vous nous en parler brièvement ?
J.P. Beauthier : Chargé de mission par le Tribunal Pénal International via le Gouvernement Belge, je me suis rendu à plusieurs reprises au Kosovo comme d’ailleurs d’autres experts belges.
J’ai fait partie (et en fait d’ailleurs toujours partie comme volontaire, comme quelques autres médecins légistes et anthropologues belges) d’un groupe multidisciplinaire, le « DVI Belgian Team » (« disaster victim identification »).
Notre équipe était soudée et efficace : c’était de l’anthropologie de terrain. Les corps étaient exhumés, identifiés et remis décemment aux familles.
Nous avions également une mission pénale, à savoir la détermination de la cause de la mort.
Notre groupe était constitué – outre de la section logistique – d’un team « post mortem » mais également d’une équipe « ante mortem » chargée de recueillir les données pouvant aider à l’identification des victimes (particularités anatomiques, dentaires, bijoux, vêtements …).
De telles organisations multidisciplinaires sont certainement l’avenir d’un certain type particulier de l’activité médico-légale notamment en matière de catastrophes, de recherches de corps, d’exhumations et de méthodes d’identification anthropologique.
Nous participons d’ailleurs régulièrement à de telles opérations en Belgique, permettant d’aboutir à une médecine légale et à une anthropologie judiciaire de qualité et nous ne pouvons que vanter les mérites d’une organisation telle que le « DVI Belgian Team », dont les membres sont tout particulièrement volontaires, dévoués et toujours prêts à collaborer avec les équipes médico-légales.
AMA : La cause de la mort ?
J.P. Beauthier : Nous en parlerons plus tard… à la fin du procès qui se tient actuellement à La Haye !
AMA : Merci, docteur Beauthier. Vous aimez votre métier de manière évidente et ce métier le mérite, car il est varié, multidisciplinaire et bien utile.