Numéro 20 :
Les interviews de l'AMA-UCL
Bernard Vercruysse : Les maisons médicales
La pratique de généralistes groupés dans ce qu’on appelle une maison médicale a tendance à se répandre dans notre pays : pas mal d’étudiants en médecine et de jeunes confrères s’interrogent à ce sujet. C’est pourquoi l’AMA a interviewé le docteur Bernard Vercruysse, président du forum des médecins généralistes.
AMA : Comment fonctionne une maison médicale ? Quelles sont les relations entre les médecins ? Comment les médecins se répartissent-ils les tâches et les patients ?
Bernard Vercruysse : La notion de maison médicale recouvre une grande variété d’associations et de groupements. Au niveau de la fédération des maisons médicales, on insiste sur les équipes multidisciplinaires groupant, outre les médecins, des kinés, des infirmières, éventuellement des assistants sociaux. Cette fédération a en outre la volonté d’influencer la politique de la santé de première ligne dans notre pays. En fait, actuellement sous l’appellation « maison médicale » on trouve des gens plus ou moins engagés, des groupes plus ou moins multidisciplinaires, de petites et de grandes équipes, des modes de fonctionnement très différents, bref tous les intermédiaires entre une médecine en solo et une structure très élaborée. On ne sait plus très bien où doivent se situer les maisons médicales dans cette mouvance. Les généralistes sont de plus en plus conscients que la pratique isolée est difficile et l’on assiste à une efflorescence d’initiatives très diverses. Par exemple, trois médecins généralistes qui travaillent dans des lieux différents, mais ont des dossiers communs via l’informatique, ce qui leur permet de se remplacer l’un l’autre et de poursuivre une réflexion commune : c’est donc une médecine de groupe à un certain niveau. Les réseaux peuvent donc être plus ou moins serrés : les maisons médicales ne sont qu’une forme de pratique de groupe et de réseau.
AMA : Que doit être la maison médicale idéale ?
Bernard Vercruysse : Ce que le travail en maison médicale m’apporte surtout c’est une réflexion et la confrontation avec d’autres médecins et surtout avec des paramédicaux et des gens qui ont une autre vue du problème de santé. L’organisation de la structure me paraît moins importante. Cette confrontation peut très bien exister entre médecins qui ne travaillent pas en un même lieu, par exemple dans les dodécagroupes organisés par la SSMG et les GLEM où l’on peut confronter des idées entre généralistes. Il doit donc se créer une confrontation des pratiques dont la maison médicale n’est qu’une forme.
AMA : La maison médicale n’assure-t-elle pas une meilleure continuité des soins ? Pour le malade, n’est-il pas plus important de pouvoir appeler un médecin qui a accès à son dossier, qui a peut-être vécu la discussion de son cas, qui l’a peut-être déjà examiné à l’une ou l’autre occasion ?
Bernard Vercruysse : Certainement. Mais cela est variable d’une maison médicale à l’autre. Toutes les maisons médicales ne vont pas organiser leur propre garde. Si une maison ne groupe que trois médecins, il faudrait que chaque praticien soit de garde un jour sur trois, un week-end sur trois, ce qui est beaucoup trop lourd.
AMA : Combien faut-il de médecins pour organiser sa propre garde ?
Bernard Vercruysse : Il y a des médecins qui fonctionnent à trois et assurent la garde ; d’autres maisons tournent avec 7 médecins, mais assurent la garde à 15 avec d’autres confrères du quartier ou de la région. La garde est probablement mieux assurée dans une équipe, mais des gardes avec 15 ou 20 médecins individuels peuvent fonctionner correctement, parce que chaque médecin laisse une fiche détaillée à domicile chez tous ses patients.
AMA : Mais on peut penser que dans le cadre d’une garde de maison médicale, indépendamment des renseignements fournis par la fiche ou le dossier, les médecins appelés auront déjà participé à des discussions, surtout s’il s’agit d’un cas un peu complexe.
Bernard Vercruysse : Certainement. Avec cette réserve que pour beaucoup de maisons médicales, le nombre de médecins qui la composent n’est pas suffisant pour assurer une garde de nuit et de week-end. En cas de remplacement, pour congés ou maladies, les choses sont plus faciles et la continuité des soins est mieux assurée en maison médicale.
AMA : Dans le parrainage d’un jour, « à la carte », organisé par l’AMA-UCL, ce sont les filles qui sont le plus demandeuses d’un contact avec une maison médicale. La femme se pose-t-elle des questions sur la continuité des soins qu’elle pourra assurer, étant donné des charges familiales plus importantes que celles de l’homme ? La maison médicale n’apporte-t-elle pas une solution à ce problème ?
Bernard Vercruysse : Le problème se pose tout autant pour l’homme. Pas mal d’entre eux estiment que l’investissement dans le métier ne doit pas englober toute sa vie. Homme ou femme, le discours est le même. Le travail d’équipe permet une disponibilité plus grande aussi bien dans la journée que dans l’année. Mais dire que l’on va gagner du temps parce que l’on travaille en équipe n’est pas nécessairement vrai. On peut certes libérer des plages horaires, mais il faut prendre du temps pour se parler, pour résoudre des conflits inévitables, pour gérer la maison.
AMA : En maison médicale, on peut faire ce que l’on appelle aujourd’hui des économies d’échelle, grâce à la mise en commun de la prise de rendez-vous et de l’accueil, de l’accompagnement infirmier.
Bernard Vercruysse : C’est vrai. Ce n’est pas toujours faisable avec les revenus des médecins généralistes ; même si trois médecins se mettent ensemble, il n’est pas possible d’organiser un secrétariat et un accueil, si l’on ne décide pas d’investir dans une telle fonction.
AMA : La plupart des maisons médicales ont sans doute un dossier unique. Tous les intervenants ont-ils accès à ce dossier ? Même les psychologues, les kinés, les infirmières, les assistants sociaux ?
Bernard Vercruysse : Ceci demande une réflexion au sein de l’équipe, car il n’y a pas de règle générale : le principe doit être que chacun doit avoir accès à la partie du dossier nécessaire à son travail, de manière à ce que la pratique soit la plus performante possible. Il n’est par exemple pas nécessaire que l’assistante sociale ait droit à la partie médicale du dossier, mais bien à la partie administrative, ni que l’infirmière soit au courant du journalier des consultations, mais cela dépend des cas. En fait, on a un dossier commun, mais on s’arrange pour que des parties de dossier soient accessibles à tous et d’autres parties à certains. Ce n’est pas facile, mais l’informatique le permet. Et cela est vrai, même entre médecins : certains éléments du dossier ne sont accessibles qu’au seul médecin responsable.
AMA : Le choix de médecins qui vont travailler en équipe ne doit pas être simple : ces médecins doivent avoir la même conception de la médecine. Par ailleurs, j’ai connu des confrères excellents praticiens, mais qui étaient réfractaires à tout travail en équipe. Comment se fait le choix des médecins ?
Bernard Vercruysse : Comme dans tout groupe qui entend aller assez loin dans la mise en commun et une confrontation des expériences, il faut une grande confiance entre les prestataires. Quand il faut engager quelqu’un, il faut se baser plus sur l’impression donnée par la rencontre que sur son contenu : si le courant passe bien, il y a beaucoup de chance que l’on pourra faire du bon travail avec ce candidat. Tous les autres critères objectifs qui ont été essayés se sont révélés peu efficaces. Un premier choix est fait entre les personnes qui vont devoir collaborer étroitement : les médecins proposent les médecins, les membres de l’accueil proposent les accueillants et ainsi de suite ; ces choix sont ensuite proposés à l’ensemble de l’équipe. Un nouveau médecin est choisi par les médecins qu’il devra remplacer en consultation ; si l’on engage un second kinésithérapeute, il sera proposé par le kiné déjà en place ; l’équipe doit ratifier ce choix. On a ainsi de bonne chances d’avoir une équipe soudée, des collaborateurs entre lesquels le courant passe bien. Ceci dit, on n’évitera jamais tous les conflits.
AMA : Jusqu’où peut-on aller dans la mise en commun ? Un pool d’honoraires, un ou plusieurs véhicules communs par exemple ?
Bernard Vercruysse : La mise en commun des moyens matériels doit viser à l’efficacité. S’il est plus intéressant d’avoir une voiture commune, pourquoi pas ? Mais je ne pense pas que des maisons fonctionnent ainsi dans notre pays, parce qu’on peut avoir besoin de son véhicule à tout moment, en raison d’horaires souvent chahutés.
AMA : Les assurances professionnelles ?
Bernard Vercruysse : Je ne crois pas que ce soit intéressant. Aux USA, il paraît que les médecins qui travaillent en groupe bénéficient d’une réduction de la prime individuelle parce que le risque médical serait moindre en médecine de groupe, parce que la confrontation permanente contribue à améliorer la pratique médicale. La mise en commun des moyens matériels est plus facile que celle des problèmes rencontrés et des conflits de personnes.
AMA : La maison médicale, si tout marche bien, ne va-t-elle pas avoir tendance à grandir, à étendre ses compétences, pourquoi pas à certaines spécialités telles que la dermatologie, l’ophtalmologie, l’oto-rhino-laryngologie ?
Bernard Vercruysse : A ma connaissance, il existe une maison médicale avec un lieu commun dans lequel ils ont des réunions avec les paramédicaux, les coordinations de soins, le CPAS de la commune et également, des consultations par des médecins spécialistes que les généralistes ont choisis. C’est un type de collaboration entre médecine générale et spécialisée. Quelques maisons médicales ont un psychiatre consultant, certaines un pédiatre … Mais le principe de base d’une maison médicale est la médecine de premier recours qui passe toujours par le généraliste qui a constitué un dossier global et chez qui les informations reviennent. La médecine spécialisée est un deuxième niveau : il ne faut pas mélanger les choses sauf dans des cas particuliers.
AMA : Les dentistes ?
Bernard Vercruysse : Ceci est tout différent. Plusieurs maisons ont des cabinets dentaires. Pour les autres spécialités, il vaut mieux une collaboration extérieure, ce qui laisse à chaque médecin la liberté de choix. Déjà le patient dans certaines maisons se sent plus ou moins obligé de choisir le kiné ou l’infirmière de l’équipe ; si l’on y ajoute des spécialistes, l’espace de liberté du patient est de plus en plus réduit. Il est important de sauvegarder un groupe de première ligne.
AMA : Les maisons médicales peuvent-elles également exister à la campagne ?
Bernard Vercruysse : Nous nous efforçons au niveau du forum des associations de redéfinir la fonction du médecin généraliste en Belgique francophone. Sa tâche reste de donner des soins, mais il est aussi une sorte d’agent de santé communautaire dans le sens le plus large du terme : il est amené à coordonner l’action d’une série d’intervenants, à s’intégrer dans le travail des équipes de soins à domicile, de soins palliatifs et spécialisés. Travailler seul va devenir de plus en plus difficile : il faudra nécessairement s’intégrer dans des réseaux ou des équipes plus ou moins « serrés » selon les endroits et les affinités. Il n’y a pas un modèle adapté à la ville et un autre à la campagne : chacun doit rechercher la structure de première ligne la mieux adaptée à sa région.
AMA : Les relations des maisons médicales avec les généralistes isolés ne sont-elles pas difficiles ?
Bernard Vercruysse : Il y a effectivement des problèmes. Surtout que certaines maisons médicales ont pris une position politique plus ou moins opposée à la médecine libérale pure et dure. Une structure médicale importante dans le voisinage n’est pas facile à vivre pour le généraliste isolé, d’autant plus qu’en Wallonie les maisons médicales sont subsidiées, ce qui favorise la création de l’infrastructure : ces subsides destinés à la prise en charge en équipe et à la coordination ne devraient pas être réservés aux seules maisons médicales, mais aussi à tous les acteurs d’une médecine de premier accès qui s’efforcent de se structurer et ‘avoir des collaborations plus formelles.
AMA : La maison médicale peut-elle être un remède à la surcharge des services d’urgence des hôpitaux, de plus en plus encombrés par des cas bénins ? Cette pléthore est coûteuse et entraîne des hospitalisations peu utiles et parfois des cascades d’examens spécialisés.
Bernard Vercruysse : Le plus souvent, les malades ne s’adressent pas aux urgences parce que leur généraliste n’est pas disponible. Quand on interroge les patients qui se présentent aux urgences, ils disent souvent : « mon médecin n’était pas là et je n’avais pas confiance en celui qui le remplaçait ». Il y a aussi la publicité qui est faite jusque dans les séries télévisées et qui tend à persuader le malade qu’à l’hôpital il trouvera la solution à tous ses problèmes. On parle aussi dans les médias de découvertes extraordinaires faites dans tel ou tel hôpital : comment le patient ne serait-il pas persuadé que c’est là qu’on peut le sauver ? On entend rarement une telle publicité pour la médecine générale. A priori, si mon problème est difficile et si je n’ai pas besoin de la relation de confiance avec mon médecin, je vais à l’hôpital. Pour répondre à l’afflux de malades, on va structurer les urgences pour répondre aux cas de médecine générale et recruter des généralistes. Il faut imaginer non pas uniquement avec les maisons médicales, mais avec l’ensemble des généralistes d’une entité, la façon de répondre au problème des petites urgences de la journée, de la nuit et du week-end, à quelle structure peut-on envoyer les gens ? Les maisons médicales ne peuvent pas seules répondre à ce problème : il n’y a pas plus de patients urgents qui s’adressent aux maisons médicales qu’aux généralistes isolés.
AMA : La maison médicale n’est-elle pas mieux outillée pour la médecine préventive ?
Bernard Vercruysse : Ce qui, peut-être, apporte un plus, en maison médicale pour la médecine préventive, c’est la réflexion commune : quel est l’objectif, quelle est la population ciblée ? C’est la réflexion, et non la structure ni le mode de rémunération, qui permet d’avancer : mais il est clair qu’en maison médicale ou dans des médecines de groupe, il est plus facile de concevoir des projets de prévention et de s’y tenir. Une enquête parmi des médecins et des patients a montré une étonnante divergence entre le médecin qui pensait que cela ennuyait le patient si lors d’une consultation banale pour une grippe ou une angine, on lui parlait de régime, de tabagisme ou de dépistage du cancer du sein et le patient qui ne trouvait pas cela anormal et estimait que c’était utile. Mais encore une fois, l’on n’a pas plus de temps, ni de moyen, pour faire de la prévention en maison médicale, qu’en pratique isolée.
AMA : Comment les honoraires sont-ils répartis en maison médicale ?
Bernard Vercruysse : Il y a autant de modes de rémunération que de maisons médicales. Tantôt les médecins abandonnent un pourcentage de leurs honoraires pour les frais généraux de la maison ; ailleurs, ils paient à la maison médicale une somme calculée sur le nombre d’heures d’occupation des locaux. Ailleurs encore, il y a un pool d’honoraire avec répartition selon des grilles dans lesquelles peuvent intervenir les heures de prestation, la profession, l’ancienneté … Le plus souvent la rentrée d’argent se fait à l’acte, plus rarement au forfait : dans ce dernier système, dans environ un tiers des maisons médicales, les mutuelles paient directement à l’équipe une somme par malade inscrit, pour les prestations médicales seules ou pour les prestations des médecins, des infirmières et/ou des kinés. La répartition est faite par l’équipe. Certains prestataires sont payés à l’acte alors que l’équipe est financée au forfait. Il n’y a pas de financement idéal : des dérives sont possibles dans tous les systèmes ; il y a des inconvénients et des avantages dans chaque système. Je crois que dans notre système de soins, l’inégalité la plus flagrante c’est le ticket modérateur qui ne modère que les patients à très faibles revenus, mais pas les autres. Le médecin, surtout le généraliste, est le seul « travailleur » qui se plaint que les clients viennent payer pour s’entendre dire qu’ils n’ont rien : je ne connais pas de plombiers qui tiennent ce discours.
AMA : Une chose importante est qu’il faut maintenir à tout prix, dans tout système de santé, la liberté de choix du médecin par le patient ; heureusement, dans notre pays, ce libre choix a toujours été respecté.
Bernard Vercruysse : Tout à fait d’accord !
AMA : Merci docteur Vercruysse, de nous avoir donné des éclaircissements sur la fonction des maisons médicales. Ceci ne manquera pas d’intéresser nos lecteurs et suscitera peut-être des réflexions et des questions.