Numéro 19 :
Les interviews de l'AMA-UCL
Le docteur Claude Wallemacq.
Un étudiant de l'ULB accueilli à l'UCL (1941-1944)
AMA : La fermeture de l'ULB pendant l'occupation allemande a contraint les étudiants à s'inscrire dans une autre institution et notamment à l'UCL, pour des raisons de proximité. Ce fut l'occasion de contacts entre deux mondes universitaires différents surtout à cette époque. La mémoire de ces événements risque de sombrer dans l'oubli : c'est pourquoi l'AMA aimerait publier quelques interviews de témoins de cette période, en commençant par le confrère Claude Wallemacq, diplômé de l'ULB en 1948.
Quel a été votre parcours, Docteur Wallemacq ?
C.W. : La guerre m’a imposé un parcours assez chaotique. Sortant de l’enseignement libre, j’aurais dû logiquement me retrouver à Louvain, comme mon frère aîné. Les communications difficiles et aléatoires ont amené avec quelque scrupule mes parents à m’inscrire à l’ULB, en automne 1941. Je venais d’avoir seize ans. C’était l’époque de la bataille d’Angleterre et dans le Collège Saint Michel où je terminais mes gréco-latines, on entendait, dans la salle de fêtes voisine réquisitionnée, des aviateurs italiens chanter à pleine voix Rigoletto ou la Tosca. Nous suivions aussi, à travers le brouillage de Radio-Londres, le nombre de bombardiers ennemis abattus ou, à Radio Bruxelles, après les préludes de Liszt, les communiqués de victoires allemands en Russie. On nous a inscrits au Solbosch sans aucun problème, un condisciple et moi. Tous les nouveaux inscrits ont dû passer un examen d’aptitude : tests multiples, séries de chiffres, etc…, demandant plus de raisonnement et d’observation que de connaissances, suivi d’une dissertation sur le motif de notre choix d’études.
AMA : Un numerus clausus avant la lettre ?
C.W. : En quelque sorte, oui. L'ULB ayant été fermée entretemps, nous n’avons jamais connu les résultats de cet examen d’aptitude. Pour un collégien de l’époque, formé surtout aux langues mortes, entrer en Faculté des Sciences à l’ULB, c’était entrer dans un autre monde : étudiants et étudiantes de toute provenance s’y côtoyaient dans un joyeux désordre. L’adhésion au libre examen à laquelle nous étions conviés avec insistance ainsi que, dans un autre ordre, le baptême des bleus préparé dans les libations et les chansons lestes, posaient un problème que la fermeture de l’ULB a résolu, tout naturellement. Sortis d’humanités avec une formation classique assez solide, nous ignorions tout ou presque des matières qu’allaient nous enseigner : en physique le redouté Professeur Balasse, en chimie le Professeur Descamps, en biologie le réputé Paul Brien.
Un matin, vers la Toussaint, en arrivant au cours, avenue des Nations, un attroupement insolite nous apprit que l’Université était fermée."Pourquoi ? On n'en sait rien, ordre des autorités allemandes. Combien de temps ? Pas de réponse. Que faut-il faire ? Rentrer chez vous." Tout le monde s’est dispersé en silence.
Tout à fait désemparés et laissés sans nouvelles, mes parents ont demandé au Recteur de Louvain, Mgr Van Wayenbergh, de pouvoir m’inscrire au 2ème trimestre, ce qui fut accordé sans difficulté.
AMA : Vous étiez nombreux, venus de l'ULB ?
C.W. : C’était essentiellement le groupe de bruxellois sortis de l’enseignement libre. Comme je l’ai appris plus tard, d’autres ont suivi des cours clandestins et se sont présentés au Jury Central, d’autres encore se sont inscrits à Liège. A Louvain, j’ai été accueilli aux Halles Universitaires, rue de Namur, par le Vice Recteur Mgr Suenens, futur Cardinal, très affable dans sa longue soutane noire, qui m’a remis en guise de bienvenue une précieuse feuille de repas pour un restaurant universitaire, « bij ma tante » je crois, où on nous servait pour un prix modique une purée bien chaude de carottes et de rutabagas. Venant de Bruxelles, de ses bruyantes assemblées très libres, de sa circulation animée à l’époque et où de fringants officiers de la Kriegsmarine paradaient encore la dague au côté, le contraste était brutal avec Louvain. Dans cette ancienne ville universitaire, où les sons des cloches ponctuaient les heures, on croisait d’austères ecclésiastiques, des religieuses affairées, des jeunes coiffés de calottes qui nous saluaient en nous observant, d’autres jeunes coiffés de toques rouge écarlate qui nous observaient et ne nous saluaient pas. Les étudiants wallons kotaient chez une « baesine » et les étudiantes, peu nombreuses, se regroupaient dans des pédagogies bien gardées. Nous avions ainsi retrouvé notre « milieu naturel » et d’anciens compagnons, mais équipés seulement d’un carnet de notes et d’un stylo, sans livre, manuel ou syllabus, grattant nos cours dans des auditoires surpeuplés, parfois assis sur les marches.
AMA : Les trajets Bruxelles - Louvain étaient difficiles ?
C.W. : L’hiver 1941-1942 a été très dur. C’est ce qui a arrêté les divisions allemandes devant Moscou. Je partais à pied de Stockel, avec un carnet de notes et deux tranches de pain de seigle garnies d’un ersatz de mélasse. Il faisait encore nuit et je buttais dans les tas de neige et les poubelles en zinc pour prendre à Woluwé le train électrique qui, à l’époque, reliait le Quartier Léopold au Musée de Tervueren. De là, nous partions à pied en longue colonne, le bonnet enfoncé sur les oreilles, jusqu’au lieu-dit Quatre-Vents à Vossem, où nous attendions dans un froid sibérien le tram vicinal parti de Bruxelles. Dès son départ, Place Meiser, ce tram était envahi d’étudiants et de smokkeleers. Aussi, quand on le voyait enfin approcher, après une attente interminable, c’était la bousculade puis la ruée pour prendre pied sur la plate-forme. Certains montaient même sur le toit ou grimpaient sur le tampon arrière des wagons en espérant monter à l’intérieur aux stations suivantes. Arrivés à la Porte de Namur à Louvain, c’était la galopade jusqu’aux auditoires respectifs pour y trouver place.
AMA : Est-ce que vous aviez des contacts avec les autres étudiants ?.
C.W. : Pour les navetteurs, il n’y avait guère de vie estudiantine. Nous perdions près de cinq ou six heures par jour en trajets et attentes. Nous étions pressés de rentrer chez nous pour recopier les notes prises au cours. Je m’attardais parfois à la petite bibliothèque ouverte aux Halles Universitaires. La grande bibliothèque, reconstruite après 1918 grâce aux dons américains, avait été détruite à nouveau en mai 1940. J’allais aussi voir boxer Gustave Roth et ses élèves à l’Institut d’Education Physique. Les anciennes Amicales régionales étaient en veilleuse. Quelques vieux poils nostalgiques battaient les cartes ou retournaient leur gobelet de dés devant une pinte de bière insipide à 0,8°.
AMA : A cette époque, vous ne passiez jamais la soirée à Leuven ?
C.W. : Plus tard, en 3ème candidature, j’ai obtenu une place dans une pédagogie, le Collège St-Bellarmin, rue de Malines, qui avait autrefois accueilli des étudiants russes et polonais après la Révolution d’Octobre 1917. Venant de différentes facultés, nous pouvions discuter de tous les sujets devant une table très peu garnie. Les soirées se passaient dans nos chambres mais nous allions parfois écouter une conférence de G. Colle ou un récital de piano de E. del Pueyo qui jouait une Polonaise de Chopin avec une fougue toute patriotique. Nous allions aussi voir les films de la Ufa dont le pénible Jüd Suss, le Maître de postes, ou en 1944, le baron de Munchausen déjà en couleurs, mais c’était surtout l’occasion d’admirer les vedettes de l’époque, Zarach Léander et Marika Rökk. Louvain était devenue alors une ville hors du temps, grise, frileuse, silencieuse depuis la réquisition de ses cloches. Personne ne s’attardait dans les rues. Le couvre-feu était rigoureux et pour échapper aux patrouilles allemandes, casquées et portant au cou la grosse plaque des Feldgendarmes suspendue à une chaîne, nous quittions les séances avant la fin pour retrouver le Bellarmin au pas de course avant la fermeture des portes.
AMA : Les étudiants étaient-ils recherchés à cette époque pour le travail obligatoire ?
C.W. : Comme les autres, j’ai été convoqué à la Werbestelle à la rue de Namur à Bruxelles, mais les étudiants bénéficiaient d’un ajournement de ce travail obligatoire. Si la guerre avait duré quelques mois de plus, j’aurais dû comme beaucoup d’aînés rejoindre le maquis.
AMA : Quels souvenirs avez-vous des cours à l’UCL ?
C.W. : Les cours commençaient à 8 h 30 par la prière récitée debout. Les étudiantes occupaient les deux premiers rangs d’un auditoire archi comble.
En 1ère candidature, on donnait les cours de chimie, physique, botanique et logique. Le Professeur Bruylants père, en redingote noire et barbe poivre et sel, jonglait au tableau noir sans nous regarder avec les dérivés du benzène. Grand patriote, arrivé devant la case « Ge » du Germanium dans le tableau de Mendeléev accroché au mur, il disait « je ne prononce pas ce mot là, il me dégoûte ». Au cours pratique, on apprenait surtout à se brûler les doigts en coudant des tubes de verre sur un bec Bunsen. Le dynamique Professeur Capron nous promenait en quelques mois de la pomme de Newton à la chambre de Wilson et à la ronde des électrons. Les coupes botaniques nous initiaient au microscope. Le chanoine Marchal nous ramenait aux temps de la Scholastique et de la Querelle des Universaux.
En 2ème candidature régnait Van Campenhout pour l’histologie et l’embryologie. En salle d’autopsie, il m’avait indiqué de l’ongle quelques cm² à disséquer du bras d’un misérable cadavre phéniqué, un des sept que se disputaient de trop nombreux étudiants étrennant leur bistouri tout neuf. L’anatomie était donnée par le Professeur Lacroix. Sa belle mine contrastait bizarrement avec le squelette monté qu’il brandissait d’une main et dont on entendait s’entrechoquer les os. Ce cours se donnait dans un amphithéâtre vétuste près du jardin botanique. De nos étroits bancs de bois tailladés par les générations précédentes, nous tachions de voir le minuscule ethmoïde qui nous était décrit sous toutes ses facettes . Faute d’un squelette ou tout au moins d’un crâne, fort recherchés, les plus fortunés avaient pu se procurer encore un Testut ou un Sobotta. J’avais pour ma part pu dénicher chez un garçon de salle une omoplate encore fraîche, un fémur féminin ressoudé, quelques côtes et deux ou trois vertèbres. En zoologie, le Professeur Debaisieux était toujours impeccablement vêtu et affable. Nous avons eu aussi un cours de morale donné par le Chanoine Leclerc très généreux à l’examen. La physiologie était donnée par le Professeur J.P. Bouckaert. C’était la grande foule pour son cours instructif sur la reproduction. Le Professeur Malengreau nous lisait son excellent cours de biochimie sans jamais lever les yeux.
AMA : On aurait pu brosser ?
C.W. : Sans problème, mais ce n’était pas entré dans les mœurs de cette époque.
AMA : Et les examens ?
C.W. : A la fin des cours, l’ordre des examens était fixé par un tirage au sort alphabétique et affiché aux valves. Les examens théoriques et pratiques de toute l’année académique se jouaient pour un étudiant sur une seule journée. Tant pis pour les premiers tirés dont le blocus était réduit à quasi rien et pour les derniers dont les vacances, en cas de réussite, étaient amputées de six semaines. L’étudiant rencontrait personnellement son professeur pour la première, et si tout se passait bien, la dernière fois de sa vie. Comme examens pittoresques, je me souviens avoir rattrapé de justesse dans la rue le Chanoine Marchal qui m’avait oublié et rentrait en clopinant chez lui ou le Professeur Vancampenhout balançant en silence sa montre au bout de sa chaîne devant mes yeux pendant tout l’examen et la remettant dans son gilet avec un bref « c’est bien », ou encore le Professeur Bouckaert profondément endormi pendant ma réponse et à qui, réveillé par le silence revenu, j’ai pu en donner une version revue et corrigée. La sélection était sévère en 1ère candidature. Nous étions quatre sur vingt à réussir ce jour là en 1ère session.
AMA : Avez-vous connu les bombardements ?
C.W. : En effet, au printemps 1944 les alertes aériennes se sont multipliées dans les hurlements des sirènes et les pluies de bandelettes d’aluminium brouillant les radars. Le débarquement du 6 juin 1944 que nous ne soupçonnions pas si proche se préparait. Pourtant les messages codés de la BBC se multipliaient, « un ami viendra ce soir », etc … à l’humour noir involontaire. Un soir de mai 1944, je travaillais dans ma chambre au 5ème quand les sirènes ont donné la pré-alerte puis l'alerte, j’ai entendu les bottes des allemands occupant une partie du bâtiment qui dévalaient les escaliers à toute allure. Le courant a été coupé et la Flak a commencé à aboyer rageusement. Je me suis attardé à contempler le spectacle : il était dantesque ; des fusées lumineuses d’un rouge intense descendaient très lentement sur la ville puis les bombes ont commencé à tomber dans un vacarme effroyable. Je suis descendu alors dans le bâtiment désert qui tremblait sur ses bases. J’ai cru un moment devoir me réfugier dans un angle de mur qui protégeait au moins de trois côtés puis, profitant d’une accalmie, je suis arrivé à l’extérieur au niveau du sol au moment où on rabattait de l’intérieur les lourds panneaux de bois par où on descendait autrefois les tonneaux de bière dans la vaste cave de cette ancienne brasserie malterie. Cette cave servait d’abri anti-aérien à tout le quartier qui s’y était entassé. Nous étions debout, écrasés les uns contre les autres ; un allemand serré contre moi tremblait comme une feuille. Une voix a commencé à réciter le rosaire en flamand et cette prière reprise par tous s’est poursuivie pendant tout le bombardement sauf quand le sol a semblé se soulever. Le plâtre qui tombait du plafond rendait l’air irrespirable malgré nos mouchoirs. Les bombes continuaient à pleuvoir et la Flak à tirer. Les vagues de bombardiers se succédaient.
Quand le silence est revenu, nous avons enfin ouvert la trappe. Tout était en flammes autour de nous. Il y avait une forte odeur de poudre. Nous ne reconnaissions plus rien. Des blocs de maçonnerie jonchaient le sol à nos pieds. Une chaîne humaine s’était déjà improvisée pour se passer de mains en mains des seaux d’eau puisés dans la Dyle toute proche depuis qu’une rangée de vieilles maisons s’était effondrée. Dernier venu de cette chaîne, je jetais à la volée l’eau dans le brasier qui ravageait l’église Ste-Gertrude de l’autre côté de la rue de Malines. Je voyais sous mes yeux disparaître dans les flammes les magnifiques stalles anciennes que j’admirais encore quelques jours plus tôt. La chaleur était insoutenable, une vraie fournaise ; nous avons passé la nuit à combattre les foyers d’incendie un peu partout dans la vieille ville : place Foch où on sauvait ce qu’on pouvait du magasin Sarma, à l’Hôtel de Ville, à l’église St-Michel, au Collège des Joséphites brûlant derrière sa façade encore debout. On aidait les gens à sortir leurs meubles dans la rue. A l’aube, j’ai retrouvé notre vieux Bellarmin à l’abandon, éventré de haut en bas là où j’avais cru m’abriter ; ma chambre avait perdu sa façade et ouvrait sur le vide, livres et mobilier avaient disparu. Un énorme cratère occupait sous mes yeux le jardin où picoraient, la veille encore, les poules du vieux Recteur.
Je me suis quand même présenté le matin au cours où je n’ai trouvé qu’un appariteur tout hébété. Il n’y avait plus de transports et, avec quelques compagnons, je suis rentré à Bruxelles à pied. Un ami navetteur venu deux jours plus tard en camion à Louvain y a trouvé un champ de ruines encore fumantes ; rue de Namur, on retirait encore des corps des décombres dont, lui dit-on, celui de notre ancien professeur, le Chanoine Marchal. Le Bellarmin s’est effondré quelques jours plus tard.
AMA : Et ensuite ?
C.W. : J’ai pu passer au Jury Central, quelques semaines plus tard. Le jury s’est montré très compréhensif. Quand, après la Libération, l’ULB a rouvert ses portes, c’est tout naturellement que nous nous y sommes réinscrits en 1er doctorat : ce qui n’a posé aucun problème, les professeurs se montrant d’une parfaite impartialité. Toutefois, le Cercle de Médecine, autogéré par les étudiants, a relégué ceux qui venaient de Louvain en queue de liste pour le choix des stages dans les hôpitaux universitaires ou de faubourg ainsi que pour le choix des sanatoriums. Ce n’est que grâce aux grades obtenus que nous avons pu, au cours des années, accéder aux stages les plus recherchés.
AMA : Merci, Docteur Wallemacq, d'avoir évoqué de manière si pittoresque le souvenir d'une période troublée, pendant laquelle une passerelle a été jetée entre deux universités attachées à des convictions philosophiques si différentes.
Note : L'Eglise Sainte-Gertrude a été reconstruite après la guerre : seule la partie avant avait échappé à la destruction. Au cours de ce bombardement ont été détruits ou gravement endommagés : la Place Foch, une partie des rues de Namur et de Diest, le transept de Saint Pierre, la nef de Saint Michel, la nef et le chœur de Sainte Gertrude, la façade de l'Hôtel de Ville, le Collège des Joséphites et celui du Saint Esprit.