Numéro 9 :
Petite incursion dans l'histoire de la cardiologie
Écho lointain des valves
Un regard sur le passé nous instruit, nous interpelle et nous met en garde. Pourquoi a-t-il fallu tant de siècles pour comprendre la circulation sanguine ? Pourquoi ce dogmatisme, ces errements, ces échecs qui ont coûté tant de vies : malades leurrés par des charlatans, livres brûlés, médecins condamnés pour leurs théories nouvelles. Mais également des interrogations de notre siècle : pourquoi le martyre des premiers radiologues, pourquoi les expériences des médecins nazis et les hôpitaux psychiatriques de Staline ?
La circulation sanguine
Avant de comprendre la fonction des valvules cardiaques et d'en traiter les maladies, il fallait connaître la physiologie de la circulation sanguine et le rôle du coeur : cela prit un temps incroyable.
Pourtant en parcourant le traité des maladies internes attribué à Hippocrate, l'on se prend à espérer. Une description clinique suggère l'angine de poitrine :
"Ce patient ressent une douleur dans une partie de la poitrine et le dos surtout lorsqu'il gravit une côte."
Un autre cas concerne de toute évidence l'insuffisance cardiaque congestive, peut-être un coeur pulmonaire au stade de décompensation droite :
"Cet homme a une respiration difficile, en inspiration surtout : il a les pieds gonflés, ainsi que l'abdomen et le scrotum, une suffocation, des sueurs. Ses narines sont dilatées comme celles d'un cheval à la course, sa poitrine chante."
Le vieux médecin grec ajoute que dans ce cas, la phlébotomie peut être bénéfique, mais que "la maladie ne quitte le patient qu'à la mort." Mais Hippocrate ne soupçonnera jamais la responsabilité du coeur : pour lui comme pour la Toinette du malade imaginaire, c'est "le poumon !".
Au IIème siècle après Jésus-Christ, le fameux Galien, philosophe finaliste plus qu'expérimentateur concocte une théorie abracadabrante qui aura cours jusqu'au XVIème siècle, la théorie des trois esprits. L'esprit naturel (pneuma physicon) a son siège dans le foie où le sang est produit; l'esprit vital (pneuma zoticon) localisé dans le coeur et l'esprit animal (pneuma psychicon), émanation du cerveau. Bien qu'il ait vu battre le coeur d'un enfant blessé et qu'il palpe le pouls de ses malades, Galien n'avait rien compris à la circulation et affirmait notamment que le sang passait du coeur droit au coeur gauche par de minuscules canaux traversant le septum (mur mitoyen).
Ambroise Paré (1509-1590) malgré ses dons d'observation et sa chirurgie audacieuse reste imprégné des dogmes galéniques. Certes le coeur est pour lui un organe essentiel ("le premier vivant, le dernier mourant"), domicile de l'âme, fontaine et source de l'esprit vital. Il décrit la systole (constriction) et la diastole (dilatation); mais pour lui, le septum (entremoyen) est troué en plusieurs endroits : le sang issu du ventricule droit va aux poumons uniquement pour les nourrir; si ce ventricule est plus petit c'est pour qu'esprit et chaleur y soient mieux unis, car l'esprit vital est une substance moyenne entre sang et air.
Ambroise Paré décrit les valvules. Les unes "membraneuses", s'ouvrent en systole pour laisser sortir le sang et l'esprit; en diastole, elles se ferment entièrement ("ou peu s'en faut... ! ") pour que les matières chassées au dehors n'y rentrent plus. Les valvules "charnues" garnies de filaments s'ouvrent en diastole pour apporter sang et air et se ferment en systole pour retenir les matières en tout ou en partie. La valvule gauche (mitrale) n'a que deux valves afin que l'orifice soit toujours en partie ouvert et que l'air puisse toujours s'y introduire en inspiration et en être chassé en expiration.
Pourtant, dès le XIIème siècle, un manuscrit arabe niait la communication septale et affirmait que le sang traversait le poumon.
La contestation des théories de Galion se confirme au XVIème siècle. En Italie, Servetius et Colombo pensent que le septum est étanche et s'étonnent de la couleur différente du sang à l'entrée et à la sortie des poumons. Césalpino décrit la grande et la petite circulation, ainsi que la circulation capillaire. Mais c'est à William Harvey, médecin à la cour d'Angleterre que l'on attribuera la description de la circulation. Harvey publie en 1628 son livre essentiel "Excitatio anatomico de motu cordis et sanguinis in animalibus". Les valvules font en sorte que le sang ne puisse prendre qu'une seule direction en traversant la pompe cardiaque.
La querelle se prolongera toutefois longtemps encore entre les Anciens et ceux que Thomas Diafoirus appelle les "circulateurs" (Le malade imaginaire, 1673). Dès 1637, Descartes a pris le parti de celui qu'il nomme "le médecin anglais" : dans son "discours de la méthode", il décrit les mouvements des "onze petites peaux" (les valves) qui sont synchronisées sur "l'enflement et le désenflement" du coeur.
Enfin, débarrassée de ces dogmes surannés, la recherche médicale va pouvoir progresser.
Stephen Haler (1733) mesure la pression artérielle en introduisant un long tube en verre dans la carotide d'un cheval; Senac (1705-1770) et Corvisart (1755-1821) publient des traités des maladies du coeur, décrivant les symptômes et la méthode de percussion; le second estime que “ ces maladies du coeur sont si compliquées qu'il est douteux que l'on puisse un jour en faire le diagnostic avant la mort. ”
Heberden (1710-1802) décrit l'angine de poitrine.
Le stéthoscope inventé par Laennec en 1816, ne lui servira guère qu'à ausculter le poumon.
Les maladies valvulaires
Au cours du XIXème siècle, les valvulopathies ont été reconnues et étudiées. Les étapes principales :
- description du rhumatisme articulaire aigu (Bouillaud, 1867)
- l'endocardite bactérienne (Osler, 1901)
- l'hémodynamique des régurgitations (Ludwig, 1816-1895 et Etienne Jules Marey, 1853-1954).
Le traitement médical des lésions valvulaires ne fut toutefois efficace qu'après la découverte de la pénicilline (1944) et de la cortisone (1950). Ce n'est également qu'après la seconde guerre mondiale que la chirurgie des lésions valvulaires a pu se développer, grâce aux progrès des techniques d'anesthésie (intubation et ventilation assistée). Auparavant il n'y avait eu que des tentatives désastreuses comme les commissurotomies par voie auriculaire de Cutler (1929) : douze opérés, un survivant !
A Paris en 1954-1955 et ensuite à Leuven, j'ai eu l'occasion de vivre, en tant que cardiologue, les débuts de la chirurgie valvulaire : 40 ans d'espoirs et de désillusions, de choix difficiles et d'angoisses, de réussites, mais également d'échecs. Le cardiologue devait fournir au chirurgien des données de plus en plus précises et prendre avec lui la difficile décision opératoire. Ce fut une période d'étroite collaboration médico-chirurgicale avec des chirurgiens brillants : Dubost, Brom et Chalant.
La chirurgie aveugle
La commissurotomie mitrale à coeur fermé a connu une vogue considérable : elle était réalisée par voie auriculaire ou ventriculaire, au doigt, au dilatateur ou au couteau et associée à la “ purge ” des caillots de l’oreillette et au décollement des cordages souvent agglutinés. Le service de cardiologie de l'Hôpital Saint Pierre à Leuven accueillait de nombreuses jeunes mitrales : Charles Dubost de Paris et Brom de Leiden, pionniers de la technique, sont venus opérer les premiers patients à Saint-Pierre et à Saint Raphaël dès 1955. Je revois encore Charles Dubost, décontracté, introduisant dans le ventricule gauche le dilatateur qui portait son nom et Brom, flegmatique, plaçant une lame de bistouri sur l'index entre deux paires de gant. La mortalité était encore lourde (+_ 5%) et les complications fréquentes : syndrome inflammatoire dit alors post commissurotomie, état dépressif post-opératoire avec parfois tentatives de suicide, insuffisances mitrales dramatiques parce que non réparables avant la circulation extra corporelle. Il y avait également des récidives de fièvre rhumatismale. A l'époque, le rhumatisme articulaire était encore fréquent, comme en témoigne la publication par Frans Lavenne de 7 observations anatomo-cliniques de pneumonies rhumatismales, une pathologie aujourd'hui quasi oubliée. Par ailleurs, j'ai le souvenir de cas de chorée de Sydenham et de pancardites évolutives. Quoiqu'il en soit, certaines de ces opérées sont toujours en vie, parfois en excellente condition, parfois après une ré-intervention.
En post-opératoire, nous guettions le souffle de régurgitation ou la réapparition du roulement qui faisaient craindre une évolution défavorable.
De cette période où le chirurgien avait le regard au loin plutôt que fixé sur le champ opératoire, datent également quelques tentatives sans lendemain :
- l'annuloplastie mitrale par stricture extra cardiaque (Harken 1955) ;
- valve de Hufnagel insérée à l'origine de l'aorte descendante dans les insuffisances aortiques sévères ;
- dilatation transventriculaire ou transaortique de sténoses valvulaires aortiques (Bailey et Likol 1954).
L'intermède du bain glacé
En 1954 Swann imagina d'opérer les coeurs sous hypothermie (29 à 32?) : à cette température, il était possible d'interrompre la circulation, par clampage de l'aorte et des veines caves pendant 3 à 5 minutes sans provoquer de lésions cérébrales : des réparations simples purent dès lors être effectuées à coeur ouvert.
C'était des séances spectaculaires. Le patient anesthésié et intubé était plongé dans un bain glacé. Un assistant annonçait à voix haute la baisse de la température corporelle. Lorsque le degré de refroidissement désiré était atteint, le malade était promptement extrait de la baignoire, séché à la hâte et porté sur la table d'opération. Le thorax était ouvert et des clamps mis en place sur l'aorte et les veines caves. L'arrivée du sang au coeur était alors interrompue et la course contre la montre démarrait. Le même assistant comptait les minutes qui paraissaient bien courtes, tandis que le chirurgien s'efforçait de ne pas perdre une seconde. Grâce à l'hypothermie, il fut possible de fermer des communications inter auriculaires et de traiter des sténoses pulmonaires, mais cette technique apporta peu de progrès au traitement des valvulopathies acquises. Il y eut toutefois des essais de valvulotomies aortiques avec utilisation d'une fraise de dentiste pour extraire et tailler les calcifications, mais ces interventions restèrent sans lendemain.
Certaines équipes ont réalisé des interventions sous hypothermie d'une manière plus élégante et plus rapide que le “ surface cooling ”, en faisant passer le sang dans un circuit réfrigérant, mais après l'avènement du coeur-poumon artificiel, la méthode de Swann allait bientôt appartenir à l'histoire de la médecine.
L'utilisation du coeur-poumon artificiel, à partir de 1959, allait élargir le champ d'action des chirurgiens et permettre notamment le remplacement valvulaire, puis des réparations valvulaires de plus en plus élaborées.
Le parcours du remplacement par prothèse dite mécanique fut lent, parsemé d'échecs et d'embûches. Avec Charles Chalant et Robert Ponlot nous avons connu l'épopée de la prothèse à bille de Starr : les premières billes qui gonflaient, se déformaient, se fendillaient, entraînant des mouvements anormaux, des régurgitations, des occlusions et même des migrations hors de la cage. Puis se furent les billes métalliques bruyantes et source d'hémolyse et les cages habillées (cloth covered) dont l'habit pouvait se déchirer.
Les homo et autogreffes n'étaient pratiquées que par quelques chirurgiens tandis que d'autres se lançaient dans des expériences destinées à découvrir des valves plus proches de la nature mais la détérioration de ces greffes était rapide. Une quarantaine de valves en fascia lata ont été placées à Herent et ont du être rapidement remplacées. J'ai connu en Bolivie l'évolution malheureuse des valves en dure-mère placées au Brésil.
Jusqu'en 1980, les sténoses aortiques étaient opérées même chez des sujets âgés sans coronarographie préalable et donc sans revascularisation coronaire éventuellement associée.
Les cardiologues ont du s'adapter et fournir aux chirurgiens les renseignements dont ils avaient besoin. Ce ne fut pas chose facile avant la coronarographie et l’écho-Doppler.
Jusqu'alors, les patrons posaient les diagnostics à l'auscultation : Jean Lenègre percevait des zéphyrs diastoliques que ses élèves n'osaient pas ne pas entendre ; Franz Lavenne découvrait des rétrécissements mitraux en mettant en évidence des saccades de roulement après effort, en décubitus latéral gauche, avec un stéthoscope à cupule spéciale ramené des États-Unis.
Pour prendre une décision opératoire, il fallait des certitudes et des données chiffrées que seul le cathétérisme cardiaque pouvait apporter.
En 1954-1955, dans le service Lenègre à l'Hôpital Boucicaut, il y avait deux salles de cathétérisme, minuscules, aménagées dans les sous-sols, sans amplificateur de brillance, les scopies dans l'obscurité étaient longues, les patients et les médecins étaient copieusement irradiés. Les cathéters, introduits par dénudation veineuse étaient à la fois friables et traumatisants. Il n'était pas exceptionnel que les sondes se cassent, que des fragments se logent dans le poumon, mais aussi qu'elles perforent l'infundibulum pulmonaire et s'enroulent autour du coeur.
Pour des raisons mal élucidées, on avait très souvent des réactions dites pyrogènes, avec des frissons spectaculaires et une fièvre élevée.
A Leuven, les conditions de travail étaient identiques au cours des premières années, d'abord à Saint Raphaël en commun avec la KUL, ensuite dans les pavillons préfabriqués de l'Hôpital Saint-Pierre. Les patients étaient surtout des congénitaux adultes et de jeunes mitrales. Il n'était pas rare qu'une patiente fasse un oedème pulmonaire sur table de cathétérisme souvent au cours de l'épreuve d'effort.
Pendant plusieurs années, en raison du cloisonnement des services, les angiographies n'étaient pas effectuées dans la salle de cathétérisme. A Paris, il s'agissait de deux investigations séparées ; à Leuven, le malade était transporté de la salle de cathétérisme en salle de radiographie, cathéters en place. Les angiographies étaient filmées en sériographie et non en cinéma, sans contrôle de l'image pendant l'injection. Il y avait des pannes, des “ bourrages ” de films dans les cassettes, des défauts de synchronisme, des déplacements de sondes. On peut imaginer le stress pour les médecins, mais surtout le risque et l'inconfort pour les patients. Heureusement, cette situation stupide ne dura pas trop longtemps.
Bientôt la chirurgie s'attaque à la pathologie aortique et les cardiologues sont amenés à évaluer les sténoses et à mesurer gradients et surfaces. A l'époque, la seule méthode non invasive était l'enregistrement du pouls carotidien, mais elle était peu fiable. Le cathétérisme du coeur gauche était donc nécessaire ; avant que les méthodes de Seldinger par ponction fémorale et de Sones par dénudation humérale prennent le pas sur toutes les autres, il y eut des essais multiples : ponction directe transthoracique du ventricule et de l'oreillette gauches, ponction auriculaire gauche par voie transbronchique, dénudation de l'artère linguale, ponction de l'artère axillaire ?
Pendant plusieurs années, nous avons pratiqué la dénudation de l'artère radiale, combinée à la ponction ventriculaire gauche transthoracique lorsque la sténose ne pouvait pas être franchie et que sa sévérité était douteuse.
Ceux qui travaillent aujourd'hui dans des laboratoires d'hémodynamique modernes, disposent de la ciné angio bidimensionnelle et d'un équipement d'échocardiographie de dernière génération, peuvent difficilement imaginer les problèmes que nous avons rencontrés dans les débuts du cathétérisme cardiaque.
Conclusion
Le progrès de la médecine n'est pas une voie triomphale, un boulevard bien balisé, mais un chemin sinueux parsemé de difficultés : il y a aussi des fausses routes, des impasses et des obstacles qui ne sont franchis qu'au prix d'échecs et de détours. Il faut de l'audace, de la sagesse et une évaluation constante des résultats ; il faut éviter l'orgueil mal placé, le triomphalisme, l'entêtement, l'enthousiasme mal fondé.
La perfection n'est jamais atteinte. Il est probable que dans quelques dizaines d'années, ce qui se fait aujourd'hui paraîtra aussi dépassé, dangereux et approximatif que nous paraissent les débuts de la chirurgie du coeur et de son exploration par cathétérisme.
Il est d'autant plus dangereux aujourd'hui de se lancer dans une nouvelle technique que l'information circule très vite et que l'on est tenté d'adopter des méthodes dont les résultats encourageants ont été trop rapidement publiés, sans évaluation à long terme. Un exemple est donné par la dilatation valvulaire aortique par ballonnet, aujourd'hui pratiquement abandonnée.
R. Krémer