Numéro 24 :

Les malades imaginés.
Les messages du Grand Guignol 1


Le 5 janvier 1963, le petit théâtre de l’impasse Chaptal à Pigalle fermait ses portes : les décors et accessoires étaient vendus aux enchères.  Ce théâtre qui avait connu un succès considérable à la belle époque, attirant les amateurs de sensations fortes, ne faisait plus recette, boudé par un public marqué par les horreurs  de la seconde guerre mondiale.

Depuis 1898, le Grand Guignol avec ses crimes, ses déments, ses tortures, son bric à brac érotico-sadique, attirait « certains estomacs exigeant les épices des rebuts du Music Hall. » 2

Paula Maxa, surnommée la Sarah Bernhardt de l’impasse Chaptal, se rappelle  dans ses mémoires avoir été « flagellée, coupée en tranches, passée au laminoir, ébouillantée, saignée, vitriolée, désossée, pendue, enterrée vivante … »

Je me souviens être allé au Grand Guignol, avoir frémi cherchant en vain les trucages « live » et sans les moyens électroniques actuels.
De nombreuses « piécettes » du répertoire mettaient en scène des médecins, surtout des neuropsychiatres et des chirurgiens, et contenaient un message critique de la médecine au début du siècle.  Plusieurs auteurs étaient médecins eux-mêmes ou issus du monde médical.  André de Lorde, un des auteurs les plus cotés, bénéficiait des conseils éclairés d’Alfred Binet, physiologiste et psychologue célèbre (1857-1911), professeur à la Sorbonne, fondateur d’un laboratoire de psychologie expérimentale et inventeur d’un test d’intelligence 3.  Il apporta aux drames grand-guignolesques une rigueur physiologique et une pertinence nosologique et contribua à dénoncer certaines pratiques du monde médical.  Nous en citerons quelques exemples.

« Le système du docteur Goudron et du professeur Plume » (1905) critique les libérations précoces des aliénés, qui par ailleurs sont souvent traités comme des bêtes curieuses et parfois comme des bêtes sauvages.  De même, «L’obsession ou les deux forces » (1905) embraie sur le même thème et met en lumière les conflits de l’époque entre les tendances libertaire et répressive.  Un célèbre aliéniste ne diagnostique pas la folie d’un patient qui décrit ses pulsions meurtrières en les attribuant à son beau-frère avec lequel il serait très intime : insomnie, amaigrissement, colères subites, peurs injustifiées.

« La leçon à la Salpetrière » (de Lorde, 1908) est une critique acerbe des expérimentations de Charcot sur l’hystérie.  Alfred Binet a certainement inspiré cette pièce.  Les internes, pour plaire au patron, apprennent aux patientes à jouer la comédie et à simuler les symptômes de la folie (léthargie, catalepsie par exemple).  Ces mêmes internes imaginent, à l’insu du patron, des expériences proches de la torture.  Toutefois l’un d’eux a des conceptions très neuves pour l’époque : « nous exagérons nos droits vis-à-vis des malades : les malades de l’assistance publique ne sont pas soignés comme ceux qui paient.  Nous faisons de la science : il vaudrait mieux faire de l’humanité. »

« Le concert chez les fous » (1910) montre que les psychiatres ne se préoccupent guère de la réinsertion des malades mentaux après la sortie du milieu hospitalier.  Une folle est renvoyée chez elle, soi-disant guérie, sans prévenir son frère et sans l’avertir de la mort de son père.  Lors du concert organisé à l’asile par le directeur, les fous ne participent pas à la fête et sont l’objet de la risée des invités : l’un se prend pour une locomotive, un autre se croit en porcelaine et le troisième croit être Lamartine.

Dans « Le labo des hallucinations » (1916) l’auteur critique les expériences sur le cerveau pour étudier les mécanismes de la douleur ;  un chirurgien, pour se venger de l’amant de sa femme, efface son intelligence et sa mémoire, sans le tuer.

Un cas de « folie circulaire » et périodique est remarquablement analysé dans « Les détraquées », pièce signée par Olaf et Palau : une institutrice morphinomane est atteinte de folie meurtrière et de perversion sexuelle.  La mise en scène et le texte scientifique suggéraient qu’un médecin se cachait sous le pseudonyme de Olaf.  Ce n’est qu’en 1956 qu’André Breton, neuropsychiatre lui-même, révèle dans le premier numéro de la revue « Le Surréalisme » qu’Olaf n’était autre que Joseph Babinsky (1857-1932), neurologue, qui avait décrit le syndrome pyramidal et notamment le fameux signe qui porte son nom.

Dans le même ordre d’idées, le couple de Lorde – Binet a commis une autre pièce intitulée « Crime dans une maison de fous » (1925) ;  le corps médical d’un asile se révèle négligent, tandis que les religieuses apparaissent uniquement préoccupées par leur rituel et par les devoirs à rendre aux morts, laissant les aliénés sans surveillance la nuit pour se consacrer au service de la chapelle.  Les folles non pratiquantes sont négligées : « Les gens sans religion, c’est comme les animaux. » proclame la sœur supérieure.

Cette même paire d’auteurs avait écrit « L’horrible expérience » en 1909, qui stigmatisait la « vivisection psychologique ».  Un demi siècle avant le choc électrique externe et les pacemakers, le héros de la pièce, le docteur Charrier, avait inventé une machine avec roue dentée, crémaillère et bobine, munie d’une électrode qui poussée jusqu’au cœur, pouvait y être « plantée » et permettait de « stimuler » le cœur pendant plusieurs heures, la fréquence et l’intensité étant réglables.
Si la neuropsychiatrie est le sujet le plus souvent traité parce que les « conseillers » Binet et Babinsky appartenaient à cette spécialité, le théâtre « médical » du Grand Guignol dénonçait d’autres abus dans le domaine de la médecine.

« Le chirurgien de service » (1905) est une satire violente du carcan administratif de l’Assistance Publique de Paris.  Sous peine de sanctions, un interne ne pouvait opérer hors la présence d’un chirurgien.  Une jeune femme est admise à l’hôpital pour une grossesse extra-utérine rompue.  L’interne refuse de l’opérer en l’absence du chirurgien et elle meurt exsangue.  Cette scène illustre en outre la saleté de la salle de garde, l’insensibilité peut-être apparente des médecins et le langage cynique et grossier des internes.

« Le professeur Verdier » (1907) ne retrouve plus une pince en or qu’il considère comme son fétiche : « Dans quel ventre l’ai-je laissé ? »  Il projette de réopérer plusieurs patients sous les prétextes les plus divers, mais heureusement il finit par retrouver la pince dans un sucrier !

« Après coup » (1908) de René Berton, médecin en Périgord, est une pantalonnade ridiculisant l’idée de Charcot selon laquelle les tics sont des signes avant coureurs de maladie nerveuse.

Enfin, en 1911, une pièce, « La dichotomie »,  scandalise le corps médical et entraîne la démission du médecin de service qui soignait les malaises des spectateurs impressionnables.  C’est l’histoire d’une femme riche qui a un nodule au sein.  Le chirurgien et le généraliste, poussé par une épouse dépensière, y décident d’opérer avant d’avoir reçu le résultat de la biopsie et s’accordent sur les honoraires et leur répartition.  Lorsqu’ils apprennent qu’il s’agit d’une tumeur bénigne, ils persistent dans l’intention d’opérer et transfèrent la patiente dans une clinique d’Auteuil.  Comme nous sommes au Grand Guignol et qu’il faut de l’émotion et de l’horreur, la patiente mourra d’une syncope « blanche » lors de l’induction de l’anesthésie par le chloroforme.

Malgré les outrances, les invraisemblances et le mauvais goût, le mérite du Grand Guignol est d’avoir mis en évidence certains abus et erreurs de la médecine au début du siècle.

L'AMAteur.

 

  1. Agnès Pieron.  Le Grand Guignol.  Robert Laffont, 1995 ;
  2. F. Mauriac
  3. L’échelle de Binet-Simon (1905)


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