Numéro 43 :

Les médecins imaginés

La hargne de G.B.S.1

 

Au début de la pièce 1, Georges Bernard Shaw (1856-1950) nous fait connaître des médecins imbus de leur science et dominés par des idées fixes, se méprisant les uns les autres : ils viennent féliciter le docteur Rudgeon, qui vient d'être nommé chevalier.

Le nouveau chevalier est le champion de l'inoculation : il a inventé l'Oprosine, une substance qui "beurre" les germes de la maladie et les rend appétissants pour les globules blancs qui les dévorent.  Mais il faut inoculer au bon moment, lorsque le patient est en "phase positive".  Le laboratoire vous permet de découvrir la phase propice, en dehors de laquelle l'inoculation a l'effet contraire.  Sir Rudgeon considère qu'il a fait la plus grande découverte médicale depuis Harvey 2.

Le docteur Schutzmacher est retraité après une carrière de généraliste (GP) dans une ville industrielle des Midlands.  Son truc pour réussir : "la guérison garantie" et "l'avis et le traitement à six pennies", annoncés à la porte de son cabinet, qu'il loue 10 shillings la semaine.  "Avec un peu de soin et de prudence, la plupart des malades guérissent."  Son traitement est simple : une cuillerée à soupe de phosphates dans 12 onces d'eau (voir plus loin).

Sir Cutler Walpole est un chirurgien "sans intellect", d'après ses confrères.  Pour lui, l'empoisonnement du sang est la cause de la quasi totalité des maladies.  Ce chirurgien "chloroforme" a découvert un organe nouveau, appelé le "sac unciforme", qui contient des déchets, des aliments non digérés, des ptomaïnes : il suffit de l'enlever pour guérir la plupart des malades.  "En clinique, on ne voit que l'extérieur : cela n'a aucun intérêt sauf peut-être en dermatologie : les diagnostics cliniques sont toujours faux.  Il faut aller voir à l'intérieur."  L'auteur ne nous dit pas où est situé ce mystérieux organe.  Quand on demande à Walpole s'il s'est fait enlever ce sac, il répond avec assurance qu'il fait partie des 5 % d'humains qui n'ont pas de sac unciforme !

Sir Ralph Bloomfield Banington, irrespectueusement nommé BB par ses confrères, autorassurant et vantard, reste partisan de la saignée et de la purge, quelle qu'en soit la technique.  Toutes les maladies sont dues à un germe "invisible".  Le monde irait mieux sans les médicaments : "nous apprenons aux gens à croire aux drogues ;  ensuite ils vont les acheter sans plus nous consulter."

Le docteur Blenkinrop  est un "general practioner" (GP), pauvre, honnête et méprisé par ses confrères.  Il n'a plus ouvert un livre depuis son diplôme, mais a une expérience clinique au lit du malade.

Sir Patrick
est un vieux docteur qui exprime quelques idées de Bernard Shaw.  Il critique notamment le chloroforme :  "Jadis, on saoulait son homme ;  les infirmiers et les étudiants le maintenaient : vous aviez intérêt à serrer les dents et à terminer vite le travail.  Aujourd'hui, vous pouvez travailler à l'aise : la douleur ne vient qu'après, quand vous avez touché votre chèque, refermé votre mallette et quitté la maison.  N'importe quel fou peut être chirurgien."

La suite de la pièce est assez faible et invraisemblable.  Le docteur Ridgeon est face à un dilemme : qui choisir pour le soigner et donc le guérir de la tuberculose ?  Un médecin généraliste dévoué ou un peintre brillant, mais habile escroc.  Il choisit le médecin, mais, en fait, parce qu'il convoite la jolie femme du peintre.

La longue préface de cette pièce permet à G.B.S. d'exposer ses idées sur la médecine de son temps.  Il veut démontrer que le médecin a un intérêt pécuniaire à multiplier les interventions et à prolonger des maladies lucratives : "le chirurgien a intérêt à vous couper la jambe.  Plus la mutilation est importante, plus le mutilateur se fait payer cher. 3  Quelques shillings pour un ongle incarné et des centaines de guinées si l'on " coupe " à l'intérieur du corps, sauf si l'on pratique sur un pauvre pour se faire la main."

Les médecins ont toutefois la même conscience et obéissent aux même règles que tous les hommes : elles maintiennent la paix sur un bateau pirate ou dans une troupe de brigands.
La société protège d'ailleurs les médecins : "si un patient meurt sans la consolation de la profession médicale, on peut être poursuivi pour négligence criminelle."

Emettre un doute sur l'omniscience et l'omnipotence des médecins est considérée comme un blasphème.  Les médecins se soutiennent d'ailleurs en toute circonstance, bien qu'en privé, ils soient intarissables sur les erreurs et les bourdes de leurs confrères.

Bon prince, G.B.S. reconnaît toutefois que cette conspiration médicale n'est pas isolée : elle n'est ni pire, ni meilleure que les autres conspirations, qu'elles soient " militaire, légale, sacerdotale, pédagogique, royale, littéraire, artistique, industrielle, commerciale ou financière. "

Il reconnaît même que "contrairement au businessman, au fermier, au notaire ou au commerçant, les affaires du médecin ne continuent pas à marcher quand il est au lit ou à son club " 3, qu'il est très exposé aux infections, doit affronter toutes les conditions atmosphériques à toute heure, sinon l'argent ne rentre plus.

Mais certains médecins compensent cette situation "en faisant des visites inutiles, en conspirant avec le chirurgien pour proposer des interventions, en entretenant les angoisses des maladies imaginaires."

Le  but final de G. B.S. est d'introduire ces idées socialistes : "les médecins doivent devenir un corps entraîné et payé par l'état pour maintenir la santé dans le pays."
Et pour atteindre ce but, il propose "que l'on calcule de combien de médecins la communauté a besoin pour rester en bonne santé et qu'on ne nomme pas plus de médecins que ce chiffre préalablement calculé."  C'est un numerus clausus serré.  Le docteur doit devenir un fonctionnaire (civil servant) payé par les fonds publics.  C'est la nationalisation pure et dure.

G.B.S. invente un slogan : " Municipalize Harley Street " 4
A la fin du XIXème siècle, il y avait une réaction assez vive contre le scientisme qui aurait permis de trancher les problèmes sociaux et éthiques, indépendamment de la morale, de la philosophie et de la religion.  Les médecins faisaient injustement les frais de cette critique.  Léon Daudet : "Notre peuple vit sous le signe de médecins démiurges" 5 et Eugène Brieux : "Les médecins ont hérité de la puissance du prêtre." (1895)
Une longue partie de la préface est consacrée à une diatribe contre la vivisection, un des chevaux de bataille ou plutôt un dada de G.B.S. : il compare le vivisecteur à "l'enfant qui arrache les pattes et les ailes d'une mouche pour voir comment elle se comportera".

Dans la suite, en 1930, G.B.S. approuva la dictature de Staline, "qui aurait permis de faire de bonnes choses, mieux et plus rapidement qu'un parlement."  "Le socialisme avait besoin d'un superman."  Il était en outre antisémite : pour lui, "les victimes des camps de concentration étaient dues à la surpopulation."  Aujourd'hui, nous appellerions cela du révisionnisme.

L'AMAteur.

  1. Georges Bernard Shaw (G.B.S.).  The doctor's dilemma.  1911
  2. William Harvey (1578-1657) découvre la circulation du sang ;  il est le chef de file des "circulateurs" méprisés par Thomas Diafoirus.
  3. Etaient-ce là les seules occupations d'un gentleman de l'époque ?
  4. Harley Street est la rue de Londres où beaucoup de médecins en vogue ont leur cabinet de consultation.
  5. Léon Daudet.  Les morticoles.  1894.


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