Numéro 31 :
Les malades imaginés
Les espoirs refusés
Ce titre ambigu concerne un sujet délicat et angoissant, celui de l’avortement provoqué, souvent évoqué, mais rarement décrit dans les œuvres de fiction.
Dans l’antiquité, des conceptions cruelles prévalaient. Elles sont clairement exprimées par Platon dans le dialogue sur la République, animé par Socrate 1.
« Les rejetons… mal formés de naissance seront cachés dans un endroit secret. Après 40 ans chez la femme et 55 ans chez l’homme, l’acte générateur est impie : les enfants engendrés par ces personnes, de même que ceux qui ont été engendrés dans un moment d’incontinence, seront déclarés bâtards, illégitimes, sacrilèges. Lors de telles grossesses, nous recommandons les plus grands soins pour qu’aucun fœtus n’arrive à la lumière et que dans le cas d’accouchement, cet enfant n’ait aucune existence. »
Et plus loin : « Les femmes dont les enfants auront été exposés (c’est-à-dire laissés sans soins et condamnés à mourir sans avoir été tués), ces femmes pourront servir de nourrices. »
Il s’agit de l’apologie d’un eugénisme criminel, prônant l’avortement, l’infanticide et l’abolition de la famille…
Pourtant, dans le serment d’Hippocrate, il est dit : « Je jure… que je ne mettrai à aucune femme un pessaire abortif » ; d’aucuns traduisent : « un pessaire destiné à empêcher la conception ou le développement d’un fœtus ».
A l’époque, les avortements et surtout les infanticides étaient courants, dans une optique d’eugénisme. Comme Platon, Aristote admettra l’avortement et l’infanticide pour éviter la surpopulation et éliminer les tarés et les inutiles. Dans ces conditions, on peut se demander si la prescription d’Hippocrate n’a pas pour but d’éviter les complications graves et fréquentes lors des manœuvres abortives. Car le serment ne fait aucune mention de l’infanticide qu’il soit passif ou actif, par ailleurs recommandé par Platon.
Dans l’Eglise, le moment de l’apparition de l’âme a fait l’objet de divergences pas toutes byzantines. Pour Saint Augustin (354-430), l’âme est présente dès la première inspiration du nouveau-né. Saint Thomas d’Aquin (1227-1274) croit que le fœtus n’est animé que vers le milieu de la grossesse, plus tôt semble-t-il chez les garçons que chez les filles ! Pour Saint Basile (330-379), « l’animation » de l’embryon est présente dès la conception.
Fidèle à notre analyse de malades imaginés dans les œuvres de fiction, nous nous contenterons de quelques exemples, qui illustrent les conceptions et les mœurs à diverses époques.
Moll Flanders (2) décrit avec humour et sans vergogne sa vie aventureuse et amorale. Daniel Defoe semble plein d’indulgence pour cette dévoyée, tour à tour prostituée, entôleuse, bigame, voleuse, qui abandonne ses enfants sans le moindre remords. Cet ouvrage nous montre comment au XVIIe siècle les femmes seules sont quasi inévitablement amenées à la délinquance, souvent à la prison de Newgate, parfois à l’échafaud. Moll Flanders sera bannie en Caroline et mènera à son retour « une vie de repentie » assez confortable grâce aux revenus de ses larcins passés. Elle arrête là son récit, car une vie heureuse est sans intérêt pour le lecteur ( !)
Alors qu’une grossesse contrarie ses projets matrimoniaux, elle souhaiterait faire une fausse couche, mais répugne à un avortement provoqué. Elle consulte une sage-femme qui dirige une maternité à Londres et s’intéresse surtout aux femmes enceintes dans une situation « difficile ».
« Je vous comprend. » dit la sage-femme « Vous risquez d’encourir les critiques de la paroisse et vous ne savez que faire de votre enfant quand il arrivera. Je peux vous aider. Faites-moi confiance. Je n’ai qu’une question à vous poser : votre solvabilité. Les prix sont différents selon que tout se passe légalement avec prêtre et souper de baptême ou que l’enfant n’est pas déclaré… Je peux vous aider à vous en débarrasser. » La matrone présente les possibilités d’une manière équivoque, laissant sous-entendre des pratiques criminelles…
Rosamond Lehmann a eu une vie amoureuse assez agitée : son premier mari l’a forcée à un avortement qu’elle ne désirait pas. Elle évoque ce problème dans un roman qui décrit un adultère bourgeois 2
Olivia a un amant marié et vit les dédales, les interrogations, les jalousies, les humiliations des liaisons cachées. Avant de se rendre à l’évidence, elle attribue un « retard » à un bain dans l’eau glacée d’un lac autrichien et une nausée au « mal des trains ». Une amie lui conseille de consulter un médecin « un bienfaiteur, cher mais sûr » qui a tiré d’affaire un régiment de femmes.
A l’avorteur consulté, elle invente une histoire : elle doit aller rejoindre son mari aux Indes : « Un bébé n’est pas possible ! » Elle marchande le prix : finalement, l’accord est conclu pour 80 livres à remettre en espèces, sous enveloppe. Après « l’opération », le médecine renvoie Olivia chez elle : « Vous pouvez m’appeler en cas de problème ! Mais ne laissez pas de message ! » La jeune femme ne semble pas avoir de remords, mais éprouve un soulagement. L’auteur décrit les états d’âme de son héroïne d’une façon impersonnelle : elle semble toutefois désapprouver le comportement odieux du médecin qui a sur son bureau la photo de ses enfants.
Marie de Champcenais 4 confie ses inquiétudes à son amant. « Es-tu sûre ? » lui dit-il « Un retard, cela ne prouve rien. Songe à ces fausses grossesses qui durent soi-disant des mois et trompent jusqu’au médecin… ». Puis il passe au vouvoiement : « Croyez-vous que ces suites ? aux yeux de votre entourage le plus immédiat pourraient paraître suspectes ? »
« Suspectes, pas suspectes le moins du monde, hélas ! Claires comme jour ! »
Ce sont ensuite les calculs : « Pourrait-on allonger la grossesse de six semaines ? Ou la raccourcir de 18 jours au prix d’un raccommodage ? » Elle décide l’avortement.
Une herboriste lui vend une décoction qui n’a pas le résultat attendu ; elle consulte une cartomancienne, puis enfin une faiseuse d’anges qui, après les manipulations lui déclare qu’en cas de complications, elle n’ira pas la voir elle-même, mais lui donnera des instructions. L’avortement se déclenche le 14 juillet, pendant le feu d’artifice !
Par la suite, la jeune femme est prise de remords, revient à la religion. Dieu a permis qu’elle descende jusque dans l’abîme… qu’elle devienne non seulement une grande pécheresse, mais une criminelle.
Le docteur Wilbur Larch 5 est gynécologue dans un orphelinat du Maine, dans les années quarante. Il accouche les filles mères, accueille leurs enfants et s’efforce de les faire adopter. Dans la région, des avortements sont pratiqués dans des conditions d’hygiène lamentables. Par contre, dans les maternités de Boston une femme ne peut accoucher que si elle est mariée ou veuve de fraîche date. Le docteur Larch, qui serait par ailleurs un homosexuel « non pratiquant », est amené à faire avorter des femmes dans des cas de viol ou d’inceste, puis il généralise cette pratique, réalisée « dans de bonnes conditions », estimant qu’il peut donner le choix entre abandon et avortement aux femmes qui viennent chercher secours à l’orphelinat, où les cris des nouveaux-nés alternent avec le « cri utérin », c’est-à-dire le bruit de papier de verre qui indique que la curette a atteint la paroi de l’utérus.
Homer, son jeune adjoint, orphelin dont les essais successifs d’adoption ont échoué, après avoir assisté à un avortement et vu un fœtus à terme, décide de ne jamais pratiquer d’avortement ; mais plus tard, il finit par se résigner à faire avorter une amie mise enceinte par son père et dès lors poursuivra à l’orphelinat la double pratique du docteur Larch.
Le roman long et touffu est un plaidoyer pour la légalisation de l’interruption volontaire de grossesse.
Dans une interview récente 6, John Irving a commenté son livre. « Les médecins d’orphelinat ont tendance à pratiquer des avortements, parce qu’ils sont bien placés pour savoir ce qui arrive aux enfants abandonnés. Je suis plein de respect pour celui qui dit : je ne voudrais jamais subir cela. Cela ne me dérange pas que certains pensent ainsi. Mais lorsque vous légiférez sur des croyances personnelles, vous violez la liberté des cultes. Lorsque l’église catholique veut imposer cette loi à des non catholiques, c’est une violation du principe de séparation de l’église et de l’état. »
Dans le roman, il n’est pas fait allusion aux femmes qui ayant vu leur enfant, renoncent à l’abandonner.
Par ailleurs, en dehors de raisons médicales graves, faut-il arrêter une grossesse parce que l’enfant va naître dans un milieu défavorisé ou risque d’être abandonné ? Cela me paraît inacceptable.
L’AMAteur.
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Platon. La république V 2 (traduction Léon Robin).R La pléiade. 1950.
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Daniel Defoe. The history and misfortunes of the famous Moll Flanders. 1722
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Rosamond Lehmann. Weather in the streets. 1936
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Jules Romains. Les homes de bonne volonté. Les humbles. 1935
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John Irving. The cider house rules. 1985. Le titre de la traduction française “L’oeuvre de Dieu, la part du diable” est plus précis que le titre américain.
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John Irving, par Suzanne Herel.