Numéro 48 :

Léon Daudet (1867-1942) : Une rancœur tenace.

René Krémer

 

Le fils d’Alphonse Daudet fut un écrivain brillant, prolixe, mais surtout un pamphlétaire rabique, nationaliste et antisémite.  Durant toute sa vie il a critiqué les médecins et la médecine de son temps.  On peut se demander si son échec au concours de l’internat en 1891 n’est pas en partie la cause de cette hargne, entretenue et aggravée par son amitié avec Charles Maurras et son appartenance à l’Action Française.

Trois de ses œuvres peuvent apporter un éclairage sur ses critiques vis-à-vis de la science et en particulier de la médecine.

Les morticoles (1894)

Daudet situe ce roman à clefs dans un pays imaginaire, la Morticolie, sur lequel les médecins règnent sans partage et sans scrupules.  Tous les habitants sont malades ou éclopés, soignés en dépit du bon sens par des médecins qui paradent en redingote.  Certains patrons parisiens indignés ont cru se reconnaître parmi les personnages du roman.  Mais il est difficile aujourd’hui de mettre un nom sur ces morticoliens, dont le comportement est grossièrement exagéré.

Fontage (il s’agit probablement de Charcot) ne cherche pas à guérir les maladies mentales, mais les cultive comme des plantes rares et en tire profit et gloriole.  Son amphithéâtre est truqué comme une salle de spectacle.
Le chirurgien Tabard tue ses malades par incurie car il ne se lave jamais les mains.  Un autre chirurgien enlève les ovaires des dames du monde comme moyen anticonceptionnel.  C’est une activité très lucrative qu’il appelle « gauler les noix ».
La plupart des médecins « à la mode » critiquent leurs confrères, sont grossiers avec leurs patients, en cheville avec les pharmaciens et paient leurs assistants pour écrire des articles sans originalité.  Les patrons inventent des spécialités coûteuses qu’ils « infligent aux riches après les avoir essayées sur les pauvres ».

Les grades et promotions sont obtenues par « machines à faveurs  et pots de vin, actionnés par les académiciens et les parlementaires ».  L’imagination de Léon Daudet devient franchement burlesque lorsqu’il s’agit des promotions académiques en Morticolie.  Elles sont accordées au cours de cérémonies de  « lèchements des pieds », dont la description peu ragoûtante dépasse les descriptions de Zola, que Daudet appelait pourtant « l’égoutier de Meudan ».

A la longue, la lecture des morticoles devient pénible, étant donné les exagérations et les invraisemblances d’un Daudet emporté par son ressentiment : citons des traitements absurdes comme les « lavements par le haut » et « le fauteuil à bascule pour les cardiaques », les expériences animales inutilement cruelles, comme l’excision du cervelet qui « transforme les chiens en derviches tourneurs ».  Les internes indifférents, cruels et orgueilleux violent les filles dans les bals et se jettent des débris humains à la figure (1).

Seul le professeur Chlamide est dévoué et compatissant.  Comme Daudet, il ne croit pas aux tares héréditaires et combat les laïques et les athées.  Il s’agit sans doute de Pierre Potain (1825-1901), ami et médecin de la famille Daudet et qui était effectivement humain et charitable.

Devant la douleur (extrait des « Souvenirs des milieux littéraires ». (1921)

Vingt cinq années plus tard, un peu calmé, mais toujours partial et acerbe, Léon Daudet reprend  « en clair » dans ses souvenirs, la critique des médecins qu’il a connus.  

Il  reproche à Charcot sa dureté (« le mal l’intéresse plus que celui qui porte le mal »), son manque de communication (« il parlait latin pour ne pas être compris des malades ») et sa suffisance de mandarin («en entrant dans la salle de cours de la Salpêtrière, il saluait le monde d’un regard circulaire, tendait deux doigts à son chef de clinique, un doigt à son interne et c’était tout »). Il admet son génie : « il va à l’essentiel ,déblayant les symptômes secondaires, ce qui dérouterait tout médecin et s’adresse à ses élèves avec une précision tranchante », mais lui reproche son dogmatisme, à juste titre semble-t-il : « Il ne permet aucune initiative à ses élèves dans le domaine de ses idées sur l’hystérie, l’ataxie et la sclérose en plaques. » 1

Daudet n’hésite pas à se moquer du physique de ses anciens maîtres. Gilles de la Tourette, qui a donné son nom à la maladie qui handicapait André Malraux., «  ressemblait à une idole papoue sur laquelle auraient été implantés des paquets de poils. »

 Les « déments camisolés », patients de Charles Feré, célèbre aliéniste, étaient régulièrement trempés dans l’eau froide ou chaude, nourris de morphine et de bromure : pour ce scientiste pur et dur, « l’amour était une maladie, la foi une lésion grave et le talent une névrose »
Chez Fournier, « la facilité verbale l’emportait sur la force de la pensée ».  Comme beaucoup de médecins de cette époque, il était obsédé par l’hérédosyphilis et par la paralysie générale.

Daudet est plus indulgent à l’égard des médecins de Saint Louis, qui étaient, selon lui, plus humains que ceux de la Salpétrière.  Farabeuf, anatomiste et chirurgien, inventeur de l’écarteur qui porte son nom, méprisait l’argent et les honneurs.  Péan, l’homme de la pince, opérait en habit et en cravate.
Daudet est plein d’admiration pour Duchenne de Boulogne, qui a décrit l’ataxie locomotrice progressive, mais surtout pour Potain, « l’antithèse vivante de Charcot » , dont « l’ouie valait celle des indiens de Fenimore Cooper » et qui, lorsqu’un convalescent minable quittait le service, lui glissait un billet de 500 francs, puis se sauvait à grandes enjambées sans écouter les remerciements.

Le stupide 19ème siècle. (1789-1919)

En 1922, Léon Daudet écrit son livre le plus célèbre, révélateur de la pensée de l’extrême droite française. Les titres de chapitre annoncent la couleur :

La stupidité de l’esprit politique.
L’aberration romantique.
La décadence de la philosophie.
L’affaissement de la famille et des mœurs.

On comprend qu’en 1940, il se soit rallié aux idées du Maréchal plutôt qu’à celles du Général.  Le dernier chapitre, intitulé « dogmes et marottes » élargit sa critique de la médecine à celle de la science, « un redoutable agent de confusion mentale, qui entend s’émanciper de la morale et de la foi traditionnelles ».  Pour lui, le laboratoire est un stimulant de l’orgueil et l’essor industriel un agent de lutte sociale.  L’évolution, le progrès, l’hérédité sont des dogmes dangereux. « La science, œuvre de l’homme participe de ses entêtements, de ses aveuglements, de son orgueil, de ses limites »
Aucun des grands hommes de l’époque ne trouve grâce à ses yeux.  Après Rousseau, « un auteur de bergeries ridicules », Claude Bernard est un faux modeste qui a conduit la médecine sur une voie erronée.  Pasteur « a cru que le laboratoire était une chapelle, alors que c’est un atelier de point de vue ».  Darwin a créé le dogme dangereux de l’hérédité « en prônant la descendance simiesque de l’homme, flanquée de la lutte pour la vie et de la sélection sexuelle ».  Berthelot a fait une recherche « sans sagesse, ni prudence » dans le domaine des explosifs.  Freud est un « créateur d’absurdités basées sur l’impulsion sexuelle »
Bergson n’a fait que « des rêveries biologico-paraphysiques » .
Daudet, ce révisionniste impénitent, va jusqu’à nier les découvertes de Broca sur la localisation des troubles de la parole, au nom de cet axiome : « l’expérience est aussi suspecte que l’hypothèse ».

La lecture de Léon Daudet est passionnante.  C’est un écrivain de grand talent.  Mais il faut le lire pour le plaisir, sans croire à des idées, beaucoup plus dogmatiques et saugrenues que celles qu’il critique.  Cette  incroyable dérive de la pensée est-elle née de son échec à l’internat des hôpitaux, une injustice selon lui, qui l’aurait fait renoncer à la profession médicale qu’il avait choisie ?  Mai 68 a-t-il modifié les pratiques du concours de l’internat ?

 

  1. A propos des désordres dans les salles de garde des hôpitaux de Paris :      http://www.leplaisirdesdieux.com/LePlaisirDesdieux/Histoire/histoireihp.htm      Histoire chronologique et anecdotique des internes des hôpitaux de Paris
  2. Ce dogmatisme était fréquent chez les grands patrons. Jean Lenègre, que j’admirais pourtant beaucoup, niait le spasme coronarien et ne permettait aucune remarque à ce sujet, car à l’époque, il ne voyait les artères coronaires qu’à l’autopsie, parfaitement immobiles.


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