Numéro 44 :

Stefan Zweig : pessimiste, déprimé et suicidaire (1881-1942)

René Krémer

 

Nur durch den Tod, der jede Wunde stillt, wird meiner Seele Wunschgebet erfüllt.
S. Zweig.  Liebeslied.

Au cœur des cataclysmes du XXe siècle.
Vienne était au début du XXe siècle une ville de grande culture, dans une Europe ouverte et cosmopolite : l'empire austro-hongrois était devenu un édifice fragile, mais la vie y était encore facile et agréable et la sécurité y semblait assurée.

Le jeune Stefan Zweig, issu d'un milieu aisé, était ce que l'on appelait à l'époque un unioniste européen, ami d'Emile Verhaeren, de Romain Rolland et de Rainer Maria Rilke.  Docteur en philosophie, c'était un " touche à tout " de génie : poète, dramaturge, romancier, biographe, grand voyageur, de Vienne à Paris et de Londres à Berlin.

En 1914, après quelques mois d'un sursaut nationaliste dont il ne parle pas dans ses mémoires 1, mais qui apparaît clairement dans son journal 2,  Zweig se rend compte que le militarisme conduit l'Europe à sa perte.  Il milite pour la paix, notamment dans la correspondance qu'il entretient avec Romain Rolland.  Il a des phrases très éloquentes, par exemple : " L'héroïsme est un meurtre, les réquisitions, un vol à main armée. "  Et encore : " Les allemands glorifient la guerre et notamment les prothèses ;  à les entendre, on aurait presque envie de se faire amputer pour porter une prothèse. "

Après la défaite de 1918, l'empire austro-hongrois se disloque ;  la " petite " Autriche, puis l'Allemagne, traversent une crise économique terrible, mais petit à petit, après une période de " misère et de folie ",
l'Autriche connaît de meilleures conditions de vie, au moins pour les classes aisées ;  les livres de Stefan Zweig ont du succès, il mène à nouveau une vie brillante et voyage, de par le monde, en tournées de conférences.  Salzbourg, où il a élu domicile, est un centre culturel : il se reprend à croire à l'avenir de l'humanité.  Mais de sa chambre, il peut apercevoir par-delà ce qui est encore une frontière, les fenêtres de Berchtesgarden, le repaire du monstre qui allait mettre l'Europe à feu et à sang.
Dès avant l'Anschluss, il vit, en tant que juif, les brimades des jeunes nazis.  L'autodafé de ses livres en place publique le pousse à s'exiler à Bath, puis au Brésil.  Il écrit : " J'ai perdu ma patrie alors que mon cœur bat comme un citoyen du monde. "

Pessimiste et déprimé.
En parcourant l'œuvre de Stefan Zweig, on peut diagnostiquer des périodes dépressives depuis son plus jeune âge.  Il détestait l'école qui lui paraissait "desséchante et abrutissante".  A 19 ans, il écrit un poème pessimiste " Herbst " (l'automne) et un peu plus tard " Liebeslied ", un chant d'amour qui envisage le suicide.
" Seule la mort, qui apaise toute douleur, réalise les vœux de mon âme. " (voir exergue)

Il décrit ses angoisses dans son journal.  Lors de l'opération chirurgicale d'une amie, il se lamente : " mes nerfs sont en plus mauvais état que je ne croyais... j'ai besoin d'un terrain solide sous les pieds. " 
En octobre 1931, il écrit : " Je suis comme Job las et rassasié de la vie. " (décembre 1917)

Peu après, il essaie de se reprendre en main : " Je veux que mon journal me serve de stimulant.  Je me suis remis à la gymnastique.  Il faut maintenir la charogne plus ou moins en forme. "  Puis aussitôt après : " Le jour de mes 50 ans est un mauvais jour... ne pas aller trop loin, mais y aller par le droit chemin. " (1939)  " Je me dévore le cœur de souci. "

Emigré.  La voie vers le suicide.
Dans son journal, on suit pas à pas cette marche inexorable vers le suicide.
" Ne vaut-il pas mieux mourir avec l'Europe : j'ai déjà mis de côté un petit flacon. " (Bath, 27 mai 1940)    " J'écris dans une langue parlée uniquement pour des gens qui n'ont pas le droit de me lire. "
" Je ne vois pas de pays où je pourrais me laisser choir, alors que mon âme est figée dans mon corps.   La destruction du monde progresse.   Jamais mon existence ne se remettra en place ;  une vie avec une France détruite dans une Angleterre hostile n'a plus de sens même sur le plan littéraire. "
  (Juin 1940)  
Il avait pourtant obtenu la naturalisation anglaise : l'hostilité qu'il ressent ressemble à un délire de persécution ; il dit plus tard : " Je ne veux pas perdre mon temps en mondanités et conférences."  Où est cette hostilité dont il parlait quelques jours plus tôt ?

" Je n'écoute plus la radio. "
  (11 juin 1940)  Il n'entendra donc pas l'appel du 18 juin.  " A quoi bon vivre : à quoi bon se prêter à toutes ces humiliations ? " (12 juin)  " Nous sommes (lui et son épouse) étrangers partout. " (16 juin) (Bath, 29 mai 1940)  

Il part pour le Brésil où il est accueilli comme un héros.  Il a parfois des paroles plus optimistes : " Jamais la vie n'est plus étincelante et libre qu'à la lumière du couchant.  Jamais on n'aime plus la vie qu'à l'ombre du renoncement. "
Mais il retombe rapidement dans la mélancolie et le désarroi.
" Tous les chevaux livides de l'apocalypse se sont rués à travers mon existence, la révolution et la famine, l'avilissement de la monnaie et la terreur, les épidémies et l'émigration avant que ma vie sombre dans les ténèbres. "

En lisant ces " jérémiades " - au sens biblique du terme - on comprend le drame des sans papiers qui trouvent un refuge précaire en Europe, parce qu'ils sont indésirables dans leur pays.
" Autrefois un homme avait un corps et une âme ;  aujourd'hui il lui faut encore un passeport, sinon il n'est pas traité comme un homme. "

Pourtant, les écrivains exilés ne perdent pas toujours l'espoir et continuent à lutter et à écrire comme Ovide à Tomi,  Charles d'Orléans et Chateaubriand à Londres, Victor Hugo à Guernesey, Dostoïevski au bagne d'Omsk, Soljenitsyne dans les camps de redressement du Kazakhstan.

Le 22 février 1942, avec son épouse Lotte Altman, atteinte d'une maladie grave, Stefan Zweig se donnera la mort en absorbant du Véronal, à Petropolis, sur les hauteurs de Rio, pendant le carnaval.  Il avait appris la chute de Singapour.

Dans un message d'adieu, il écrit : " Maintenant que le monde de mon langage a disparu et que ma patrie spirituelle, l'Europe, s'est détruite elle-même... mes forces sont épuisées par les longues années d'errance.  Je pense qu'il vaut mieux mettre fin à temps et la tête haute à une existence où le travail intellectuel a toujours été la joie la plus pure et la liberté individuelle le bien suprême de ce monde.  Je salue tous mes amis.  Puissent-ils voir encore l'aurore après la longue nuit.  Moi je suis trop impatient, je pars avant eux. "
Il n'a toutefois pas fallu attendre si longtemps : les victoires de Midway (1942) et de Stalingrad (1943) allaient inverser le cours de la guerre.

C'est aux psychiatres à tenter de préciser la nature du trouble mental de Stefan Zweig : dépression, paranoia ou autre, mais il est certain que ce trouble a été aggravé ou déclenché par les crises que cet humaniste a traversées.

  1. Le monde d'hier.  Souvenirs d'un européen (1945).  Stefan Zweig.
  2. Journaux.  1912-1940.  Stefan Zweig.    " Nous ressentons soudain une confiance illimitée, on se partage déjà le monde.  Avoir vécu cette journée est vraiment une belle chose. "  (1/IX/1914)  "Aujourd'hui, c'est un jour de fête doublement grâce à la nouvelle de la chute de Maubeuge et à l'anniversaire de la victoire de Sedan. " (8/IX/1914)
Textes consultés :
  • Stefan Zweig.  Journaux.  1912-1940
  • Stefan Zweig.  Le monde d'hier.  Souvenirs d'un Européen.  1945
  • Hal Crommel.  Der Amoklaüfer : Zweig's exploration of maniac depression.
  • Fredericke et Stefan Zweig.  L'amour inquiet.  1987
  • Stefan Zweig.  Quotations.  Htpp://www.poemhunter.com/quotations


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