Numéro 43 :

Le radium, " lumière du futur "

René Krémer

 

"La peau est devenue rouge : l'apparence est celle d'une brûlure, mais à peine douloureuse.  Le 20ème jour, il se forme des croûtes, puis une plaie.  Le 40ème jour, l'épiderme a commencé à se reformer sur les bords.  Après 52 jours, il reste une plaie d'une surface d' 1 cm² qui prend un aspect grisâtre indiquant une mortification plus profonde."
Pierre Curie.  Note à l'Académie.1  1901

En 1895, William Conrad Roentgen (1845-1923) expose avec fierté la radiographie de la main de son épouse avec l'ombre du squelette et de sa bague.  L'année suivante, Henri Becquerel (1852-1908) décrit la fluorescence des sels d'uranium.  Mais c'est Maria Sklodowska (1867-1934) et son mari Pierre Curie (1859-1906) qui vont découvrir le polonium en 1898, puis le radium, éléments isolés à partir de l'oxyde naturel d'uranium, la pechblende.  Les époux Curie extraient ces nouveaux éléments par précipitation ou électrolyse à partir de tonnes de pechblende, résidus de l'industrie du verre, qu'ils se sont procurés à Saint Joachimsthal en Bohème.  Ils travaillent dans un hangar en bois, désaffecté, au rez-de-chaussée de l'école municipale de physique, rue Lhomond à Paris : ce local vitré est mal ventilé, torride en été, à peine chauffé en hiver 2.

"Entourée de fumées qui lui piquent les yeux et la gorge" Marie Curie va traiter de 1898 à 1904 "une montagne de cette chose inerte qui ressemble à la poussière des chemins."  Des produits de plus en plus concentrés en radium s'accumulent sur les tables sur lesquelles les Curie et leurs collaborateurs préparent leurs repas.

Le danger des rayons X, "la photographie de l'invisible" était déjà connu : rougeurs, perte de poils, démangeaisons, puis bulles, phlyctènes et ulcérations, d'autant plus que la protection était quasi nulle, la dispersion des rayons importante et les temps de pose très longs. Malgré cela, ils furent utilisés empiriquement pour le traitement de la teigne, de l'hypertrichose  et de l'eczéma.

La toxicité du radium, mise en évidence peu après sa découverte, fut négligée, minimisée ou même considérée comme bénéfique.  Becquerel avait remarqué qu'un tube de radium porté quelques heures dans sa poche provoquait une brûlure cutanée, qui avait la forme du tube.  Dès 1901, Pierre Curie et Becquerel avaient montré que des cobayes soumis à des émanations de radium dans un espace clos, mouraient en quelques heures.  On s'aperçut rapidement qu'une couche de plomb protégeait de ces lésions.  Marie Curie travaillait avec acharnement et enthousiasme sans trop se préoccuper des effets de la radioactivité : "J'ai deux enfants" écrira-t-elle "mais la radioactivité est aussi mon enfant."

Sur les étagères du labo, les flacons de radium dégageaient des gaz radioactifs : "L'une de nos joies" écrit Marie Curie "était d'entrer la nuit dans notre atelier ;  nous percevions de tous côtés les silhouettes lumineuses des flacons et des capsules qui contenaient ces produits."

Les meubles de son bureau et ses carnets de notes devront être décontaminés, de nombreuses années plus tard, avant de pouvoir être exposés au Musée Curie à Paris.

Les mains de Pierre et Marie sont abîmées, rougies : les douleurs dans les doigts rendent l'écriture et les manipulations pénibles.  Marie avait des difficultés pour s'habiller.  Les Curie appelaient ces lésions aux doigts leurs décorations !  Ils avaient en outre une grande fatigue qui diminuait lorsqu'ils prenaient quelques semaines de vacances :  ils attribuaient ces symptômes au surmenage, à un régime alimentaire déplorable et à l'humidité du labo ;  Marie se traitait par la strychnine.

Marie se rend compte que la radioactivité est "contagieuse" et que l'air du labo était contaminé, ce qui "fausse les mesures délicates".

Des calculs faits a posteriori ont montré que les personnes qui travaillaient dans le hangar étaient exposées à environ 2 rem par semaine.  Et pourtant, le radium était à la mode : sa fabrication industrielle dégageait des bénéfices énormes, dont les Curie n'ont jamais profité, car ils ont toujours refusé de faire breveter leur découverte et de participer à son exploitation commerciale.

L'industrie pharmaceutique mit en vente des produits à base de radium : la Tuberadine pour la bronchite, la Dignaline pour les troubles digestifs, la Vigoradine contre la fatigue et l'Oradium pour les bébés malingres !
La société Tho-Radia produisait une crème de beauté à base de radium, inventée par un certain docteur Alfred Curie, qui n'avait jamais existé.  Cette crème était censée effacer les rides du visage.  La notice publicitaire : "Reste laide qui veut ! "

Des masques et ceintures en caoutchouc radioactives "feraient maigrir rapidement sans nuire à la santé."   Heureusement, grâce au prix très élevé des substances radioactives, les charlatans n'en incorporaient que des quantités infimes, ce qui les rendaient quasi inoffensives.

Loïc Füller, la célèbre danseuse des Folies Bergères, demande à Marie de pouvoir disposer d'un costume de scène rendu phosphorescent par le Radium.  Marie refusa.

En 1914, après avoir déposé à Bordeaux un gramme de radium protégé par 20 kilos de plomb, Marie devient directrice du service de radiologie de la Croix Rouge et organise des "voitures radiologiques" qui, à l'arrière du Front, notamment à Furnes, Ypres et Poperinghe, permettent aux chirurgiens d'extraire facilement "sous les rayons" les balles et les éclats d'obus profondément logés dans les chairs.
Sa fille, la future Irène Joliot-Curie, est sa manipulatrice : elle mourra de leucémie en 1956.

Prix Nobel de physique en 1903 et de chimie en 1911, Marie Curie devient une célébrité mondiale ;  l'apothéose en France, est une séance d'hommage à l'Opéra de Paris, le 27 avril 1921, organisée par Sacha Guitry, avec Sarah Bernhardt, cachant sa jambe de bois, et Edmond Rostand qui composa une ode de circonstance.

Dans les années 20, le doute sur l'innocuité du radium s'installe petit à petit.  On décrit aux USA des cancers de la mâchoire chez de jeunes ouvrières qui peignaient des chiffres lumineux au radium et léchaient les pinceaux pour les affiner.  On parle de "radium jaw"
On s'aperçoit enfin que le radium est stocké dans les os et qu'il détruit les cellules de la moelle, provoquant des anémies aplasiques et des leucémies.

Les lésions des mains de Marie Curie continuent à s'aggraver.  Son amie américaine Mary Malmey remarque "la façon nerveuse et machinale qu'elle avait de se frotter d'un mouvement rapide le bout des doigts avec le pouce."
Sa cataracte progresse malgré plusieurs interventions et elle a des doutes : "Le radium peut être pour quelque chose dans ces troubles, mais on ne saurait l'affirmer."

En 1934, Marie Curie est hospitalisée sous le nom de Madame Pierre à Sarcellenoz en Suisse, pour ce qu'on croit être une rechute de tuberculose : on lui découvre une anémie aplastique qui l'emportera rapidement.
Pierre Curie était mort accidentellement en 1906, la tête écrasée par un attelage de percherons.  Mais par ailleurs, combien de victimes parmi les collaborateurs et les jeunes techniciennes qui travaillaient dans son laboratoire, avec des gants de tissu comme dérisoire protection !  On ne le saura sans doute jamais.  La radiologie a également son martyrologe : des médecins comme Heinrich Ernst Albers-Schönberg (1865-1921), pionnier de la radiothérapie des cancers profonds, Jean Alban Bergonic (1857-1925), qui a découvert la radiosensibilité des cellules cancéreuses et Théodor Guilloz (1868-1916), mort après de multiples amputations et des souffrances cruelles.

Comme pour le radium, il y eut des emplois abusifs des rayons X par des non médecins, notamment comme "agent malthusien" ( ! )  Et combien de victimes non reconnues parmi le personnel et les malades traités.

  1. Pierre Curie constate avec joie les lésions provoquées par le radium auquel il avait exposé son bras pour mettre en évidence les effets " physiologiques " de la substance nouvelle.  "Le radium est utile, magnifiquement utile" !
  2. "Le sol est de terre battue, les murs de plâtre gâché et le toit fait de lattes peu solides."  Eve Curie

Post-scriptum.  Petit souvenir personnel.
En 1954, je travaillais dans le laboratoire d'hémodynamique du professeur Jean Lenègre, à l'hôpital Boucicaut.  Je faisais 4 à 5 cathétérismes cardiaques par jour, avec des scopies prolongées et une protection minimale : il est certain que nous étions assez copieusement irradiés.  Les "cathétériseurs" subissaient de temps en temps des numérations globulaires.

Un matin, le patron me fait appeler dans son bureau : "Krémer, il y a des cellules anormales dans votre frottis de sang.  J'ai pris rendez-vous pour vous, chez mon ami Jean Bernard.  Voici une lettre que vous lui donnerez ! "  On imagine ma réaction, d'autant plus que je me sentais fatigué depuis quelque temps.  Après avoir réfléchi : "Pourrais-je vois le frottis, Monsieur ?"  Lenègre sursaute, puis se reprend : "Ah ! oui, évidemment."  Je glisse la plaque sous l'objectif du microscope et je reconnais aussitôt les gros monocytes que j'avais souvent observés au laboratoire de Paul Lambin à Leuven : "C'est une mononucléose infectieuse, Monsieur !... "
Je n'ai rencontré Jean Bernard qu'en 2003, lorsque Jean-Louis Michaux l'a invité pour une conférence à l'association des internistes de l'UCL.


Documents consultés

  • Cérémonie pour le centenaire de la découverte du Radium (17/XI/1998).  Allocution de M. Tubiana, R. Guillaumont, N. Le Douarin.  http://www.ccr.jussieu.fr/curie.100/radium.html

  • Marie Sklodowska Curie.  Symbole et passion.  Carnet pédagogique de l'ULB. 2002  http://www.ulb.ac.be/inforsciences/support/files/carnet_peda_curie.pdf

  • Robert Reid.  Marie Curie, derrière la légende.  1979

  • J. Roussel.  La radiologie.  Annales Méd. Nancy.  Avril 1975.  http://www.medecine.uhp-nancy.fr/professeurs/Radiologie.htm

  • La conquête du radiodiagnostic.  Médecin Futur Antérieur.  http://www.lenopy.com/mfa/

  • Eve Curie.  Madame Curie.  1938

  • Françoise Giroud.  Une femme honorable. 1981


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