Numéro 40 :
Le cuirassier Destouches et le docteur Céline
Céline parle facilement, tumultueusement ; on le sent peuple, gamin. Il mime bien ses personnages, les fait parler avec toutes les répétitions nécessaires et beaucoup de " hein ". Il n'épargne pas mes oreilles de prêtre. (1933)
Journal de l'Abbé Mugnier (1879-1939)
L'occupation nazie a fourni à l'auteur du " Voyage au bout de la nuit " l'occasion de donner libre cours à ses idées racistes et antisémites, l'entraînant dans une collaboration au moins passive et l'amenant en 1944 à fuir la répression, dans un parcours hallucinant à travers le IIIème Reich à l'agonie, de l'atmosphère surréaliste de Baden-Baden à l'ambiance d'opérette de Sigmaringen, de l'apocalypse berlinoise aux prisons danoises.
La santé défaillante de Céline a certainement contribué à le pousser au pessimisme, à la misanthropie, à des propos iconoclastes et à le rendre mythomane, outrancier, égoïste et rancunier.
Au Cameroun, à Douala, qu'il appelait Fort Gono, il avait contracté la malaria et une amibiase qui le tortureront toute sa vie. D'une blessure de guerre, à Poelcapelle en 1914, il conservait une paralysie radiale et un névrome très douloureux. Il comparait des acouphènes, peut-être dus à une fracture ancienne du rocher, à des bruits de gare de triage.
Quelques citations permettent de situer le personnage de Céline : racisme, antisémitisme, mépris pour ses confrères.
Au Cameroun, en 1926 : " je soigne le plus de nègres possibles quoique je ne sois pas persuadé de leur utilité. "
Les juifs, en 1938 : " Ils sont animés d'une ténacité atroce, talmudique, unanime, d'un esprit de suite infernal et nous ne leur opposons que des mugissements. Nous irons à la guerre des juifs. Nous ne sommes bons qu'à mourir. "
Et sous l'occupation, en 1941, une " charade " honteuse : " Mon premier possède toutes les richesses du monde, Mon second fournit tous les cadres de la révolution. Mon troisième est un banquier richissime qui subventionne toutes les révolutions. Mon tout est un juif. "
Et enfin, l'aigreur vis-à-vis des médecins : " Ils regrettent bien l'invention du thermomètre, de l'analyse d'urines, de tout ce qui contrôle leur bla-bla, implacablement... Fagon 1 l'avait commode...Ils disent des choses pour dire quelque chose... Interdire fait sérieux. "
Et pourtant, malgré ses maladies, une activité littéraire intense et une vie mouvementée, l'auteur scandaleux de " Mort à crédit " a gardé, pendant presque toute son existence, une activité médicale, plutôt chaotique.
Médecin à Paris (1930-1940).
Des études médiocres, commencées à Rennes, terminées à la Sorbonne, l'ont amené au diplôme de docteur, en 1924, à l'âge de 30 ans, avec une thèse consacrée à la vie de Philippe-Ignace Semmelweis, un médecin hongrois (1818-1865) qui, dans les maternités de Vienne, a contribué à la prévention de la fièvre puerpérale par des mesures prophylactiques, notamment le lavage des mains. 2
Ce choix du sujet de thèse explique sans doute une carrière médicale consacrée à l'hygiène. Le beau-père de Céline, le docteur Follet, professeur de médecine à Rennes, introduit son gendre à l'Institut Pasteur, mais le jeune médecin n'y reste que quelques semaines parmi ceux qu'il nommait " les ronds de cuir pathétiques dans leur petite cuisine de microbes. " Il publie quelques articles médicaux de compilation, assure quelques remplacements, puis ouvre un cabinet de médecine générale à Clichy. " Ayant posé ma plaque à ma porte, j'attendis. " La clientèle est rare. Ceci est peut-être dû à sa conception de la relation médecin-malade ("Le public " dit-il " ne demande pas à comprendre, il demande à croire. ") Mais aussi à un certain mépris : il se vante d'avoir un jour envoyé un alcoolique chez le pharmacien avec une prescription d'H2O.
Il vit de petits boulots : rédacteur publicitaire pour des médicaments, médecin de dispensaire, " chercheur " dans un laboratoire qui produit la Basedowine, un médicament des règles douloureuses, de la ménopause et de l'hyperthyroïdie. Il parvient à se faire affecter au Bureau d'Hygiène de la Société des Nations et est chargé de voyages d'information à Berlin, Dresde, Prague, Vienne, puis en URSS, aux USA, à Cuba. Ces tournées d'étude et d'inspection sont consacrées à la lutte antivénérienne, à la médecine dans les caisses de chômeur, à l'hygiène hospitalière...
Très peu assidu dans la rédaction des rapports à la SDN, il se complait dans la critique de la société, " de la tartuferie monstrueuse des gros intérêts économiques "...
Il accuse les juifs de manière obsessionnelle.
Il est tenté par la psychanalyse, puis par l'homéopathie. " C'est une hygiène " dit-il " elle empêche qu'on empoisonne les malades par les médicaments. "
Robert Debré l'a connu au cours d'un séjour à l'hôpital Laennec : il le considère comme très travailleur, mais négligé sur sa personne, portant toujours " un vieil imperméable délavé. " (on pense à Colombo)
L'occupation (1940-1944)
Après avoir ouvert un cabinet à Saint Germain en Laye, où il ne verra que très peu de clients, il est nommé médecin chef du dispensaire municipal de Bezons, une banlieue " un paillasson devant la ville ". Il prescrit de l'huile de foie de morue aux écoliers et des allocations de charbon aux vieillards. Des clochards se réfugient l'hiver dans sa salle d'attente. Après le débarquement allié de juin 1944, il reçoit des menaces, " des petits cercueils " par la poste, prend peur et s'exile en Allemagne avec sa femme Lucette, l'acteur Le Vigan et Bébert, le chat.
Les traversées de l'Allemagne
A Baden Baden, à l'Hôtel Le Brenner, où atterrissent des collabos de divers pays, de riches allemands cherchant une ville épargnée par les bombardements et des grands blessés de la Wehrmacht, Céline a toujours sa trousse avec un matériel d'urgence et donne des soins à quelques malades.
Plus tard, la petite troupe Céline se retrouve à Berlin sous les bombes, puis à Kränzlin ; grâce à son ami le Standart Führer Hauboldt, il est autorisé à exercer en Allemagne, mais refuse un poste de médecin dans une usine d'armement. Une nouvelle traversée de l'Allemagne l'amène à Sigmaringen où il rejoint la crème des collabos français et devient leur médecin. Il fait des consultations dans le cabinet d'un dentiste et dans sa chambre d'hôtel. Il s'attaque aux puces, aux poux, à la gale, la pellagre, la tuberculose et un bouquet de maladies vénériennes. Il distribue des certificats de complaisance aux blessés de la légion Charlemagne pour leur éviter le retour vers le front russe. De Suisse, il importe de la morphine en contrebande.
" Je n'ai pas soigné Pétain qui me détestait. " On peut comprendre. S'ils étaient proches dans la collaboration, leurs idées politiques et leur langage étaient assez divergents !
A l'approche des alliés, après l'espoir vite déçu de l'offensive des Ardennes, le trio Louis Ferdinand, Lucette et Bébert parvient à gagner le Danemark, après 5 jours d'un voyage mouvementé. Céline vit caché pendant quelques mois, puis est emprisonné sur plainte du gouvernement français.
Pendant cette période, il n'a évidemment pas l'occasion de pratiquer la médecine mais écrit plus de 4000 lettres, aux autorités, à des amis et notamment à Albert Paraz, qui est tuberculeux et qu'il abreuve de conseils : " Tiens moi au courant de ton état, de ta température, de ton poids, de la Streptomycine. Il existe une réaction de Resorcine Vernes qui est très précise, chiffrée, pour contrôler la marche du traitement : je l'ai utilisée pendant 20 ans. Elle trompe rarement... (1947) "
Et plus tard, quand la phtisie de son ami trotte : " Il faut couper tout : fumée, quequete, pinard, fatigue... "
Meudon (1950-1961).
Céline peut enfin rentrer en France en 1950, condamné par contumace, à une peine de durée inférieure à celle de la prison préventive au Danemark.
Il s'installe à Meudon, y ouvre un cabinet médical sous le nom de Louis Ferdinand Destouches. La clientèle est pauvre et rare : il fait ses visites à pied, se fait rarement payer ; les revues médicales étant trop onéreuses, il se tient au courant des progrès de la médecine par les tracts publicitaires.
Il mourra d'une hémorragie cérébrale, misérable et rejeté de tous, alors que l'on commence à le considérer comme un très grand écrivain et que la Pléiade s'apprête à publier le Voyage et Mort à crédit avec une préface du professeur Henri Mondor.
René Krémer
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Médecin de Louis XIV.
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Semmelweis avait découvert l'importance du lavage de mains pour la prévention des maladies nosocomiales.
Livres consultés :
- François Vitoux. La vie de Céline (1988 et 2005).
- Céline. Voyage au bout de la nuit (1932). Mort à crédit (1936). Les beaux draps (1941). D'un château l'autre (1957). Nord (1954). Les cahiers Céline.