Numéro 39 : Editorial

Le martyre de Sigmund Freud (1920-1939)

 

Des philosophes ont spéculé de tout temps sur les pensées et les souvenirs qui peuvent nous influencer, sans que nous en soyons pleinement conscients.  Il y a des ébauches de psychanalyse dans Saint Augustin, Montaigne, Descartes et Leibniz.  La philosophie de l'inconscient et le symbolisme des rêves ont été évoqués à la période romantique.  La recherche des idées inconscientes et leur utilisation en thérapie mentale ont fait l'objet de travaux de Charcot et surtout de Pierre Janet.

Freud, feignant d'ignorer les idées de Janet, les a reprises et développées, leur donnant une publicité tapageuse, créant l'école viennoise de psychanalyse et s'entourant d'élèves brillants, tels sa fille Anna, Karl Gustav Jung, Rudolf Allen, Sandor Ferenczi, Marie Bonaparte et Otto Rank.  Il eut avec ses collègues et élèves des querelles byzantines : la psychanalyse selon Freud avait ses dogmes, ses dérives et ses hérésies.  Sa maladie explique peut-être en partie son entêtement, ses conceptions étranges, les accusations de paranoïa et son mépris de ses patients : " Les névrosés sont juste bons à nous entretenir financièrement et à nous permettre de nous instruire à partir de leur cas ".

La maladie de Freud peut être suivie pas à pas dans son échange épistolaire avec Ferenczi 1.
Il commence à souffrir du nez et de l'arrière gorge en avril 1920 et Ferenczi lui recommande " la prudence avec les cigares forts ".  Ce n'est toutefois qu'en avril 1923 que Marcus Hajek¸ beau-frère de l'écrivain Arthur Schnitzler, pratique l'excision d'une leucoplasie du palais.  " Si la maladie est maligne " écrit Freud " je devrais savoir comment disparaître de ce monde d'une manière digne.  Il y a cependant un problème : ma mère a 87 ans.  Je ne puis pas faire endurer cela à cette vieille dame. "  Par crainte qu'il se suicide, ses médecins lui cachent qu'il s'agit d'un carcinome.  La lésion grossissant, il subit une nouvelle opération, suivie de l'application de radium sur les bords de la plaie.

Il passe par des périodes d'espoir (" je crois que le pronostic n'est pas trop mauvais ") et de pessimisme (" ma peau de chagrin se rétrécit "), mais il ne renonce pas au tabac : " Fumer m'a rendu tant de service que je ne peux qu'en être reconnaissant.  En fait, cela m'a permis d'accomplir tant de travail. "

Les 4 et 11 octobre 1923, Hans Pichler pratique l'excision de la mâchoire supérieure et du palais droit.  L'opération est réussie, mais la convalescence est longue et pénible.  Il ne reprend le travail qu'en janvier.
En novembre, il subit la ligature des canaux déférents (opération de Steinach) dont on pensait à l'époque qu'elle pouvait retarder le cancer et favoriser la régénération ( !).  Il se plaint de l'étroitesse de la cicatrice "qui rend parfois impossible de faire entrer un cigare entre les dents et qui peut n'être combattue que par une dilatation mécanique au moyen d'une pince à linge".  Parler et mastiquer reste difficile et douloureux, malgré des prothèses successives.

Au Semmering et dans les Grisons, il reçoit à nouveau des patients en psychanalyse : il les emmène parfois en vacances en leur faisant payer le séjour.  " Pour diminuer les frais, j'emmène une anglaise ".   Une de ses patientes, puis disciple, est Marie Bonaparte, la petite nièce de Napoléon.  Cette femme bizarre, espérant guérir de sa frigidité,  a subi, à trois reprises, un déplacement chirurgical du clitoris!

En octobre 1925, une périostite, conséquence de la radiothérapie, conduit à une trépanation maxillaire et aggrave encore les difficultés d'élocution et de mastication.

Freud traîne son cancer et son caractère s'aigrit : ses lettres à Ferenczi sont remplies de reproches, de critiques, imprégnées d'une foi psychanalytique de plus en plus acharnée et intolérante.  Ferenczi, déprimé, névrosé, atteint d'anémie pernicieuse, a des conceptions tout aussi aberrantes ; il est convaincu du rôle de l'inconscient notamment dans les maladies du cœur : il décrit une de ses patientes qui a des extrasystoles et chez qui " la suspension du pouls s'accompagne de façon observable d'élans érotiques clitoridiens "
C'est au cours de l'hiver 1926 que Freud parle de ses " troubles cardiaques " lorsqu'il fume le cigare.  Il décrit sa première crise d'angine de poitrine, très classique : " Le 17 de ce mois, je me promenais dans la rue après déjeuner et remarquais avec étonnement, mais sans angoisse, que j'étais frappé par une crise douloureuse, qui commençant dans une main remonta jusqu'à l'épaule et le thorax, avec une légère participation de la jambe ;  des renvois procuraient un soulagement.  Je me traînai lentement jusqu'à la maison ".

Le service, après chirurgie du cancer, se poursuit : en 1930, une petite intervention au niveau de la cicatrice : l'histologie est négative.  En 1931, un " endroit suspect " est électrocoagulé : la plaie guérit mal.  En 1932, la situation politique s'aggrave en Allemagne.  Hitler devient chancelier ; les livres de Freud sont brûlés dans les universités allemandes en mai 1933.  Freud minimise les persécutions des juifs, refuse de s'expatrier et se croit à l'abri des nazis car il pense qu'en Autriche, les actions antisémites n'atteindront pas le même niveau qu'en Allemagne.

Le 11 mars 1938, les nazis envahissent l'Autriche et peu après, font irruption dans l'appartement de la Berggasse, emmènent Anna à la Gestapo pour un long interrogatoire.  Freud a compris le danger et quitte l'Autriche avec son épouse et ses deux filles.  Ses quatre sœurs n'obtiennent pas de visa et mourront à Theresienstadt en 1943.

Le 4 juin, Freud passe une journée à Paris chez sa patiente, élève et amie, Marie Bonaparte, avant de s'embarquer pour l'Angleterre.  Dans son logement, 20 Maresfield Garden à Londres, il continuera à écrire, à voir quelques patients et à fumer.

En mars 1939, c'est le réveil "de mon cher vieux cancer avec lequel j'ai partagé mon existence des 16 dernières années".  Il ne regrette pas d'avoir continué à fumer : "Je crois que je dois au cigare ma capacité de travail et mon contrôle sur moi-même.  Mon modèle était mon père qui était gros fumeur et le resta toute sa vie."

Certains philosophes freudiens ont prétendu que le cigare était une stimulation de la cavité buccale liée au plaisir, mais plus importante que la vie même, comme si se jouait en lui un conflit inévitable entre le plaisir et la maîtrise, dans l'hypothèse d'une pulsion de mort.

En juin 1939, il écrit à Marie Bonaparte : " Le radium a commencé une fois de plus à mordre... et mon monde est une petite île flottante sur un océan d'indifférence ".  Il a trouvé quelque chose d'étranger dans son corps, mais au lieu de le chasser de son esprit, il l'adopte comme une partie de lui-même.  Il prenait une attitude psychanalytique vis-à-vis de sa maladie.

Les douleurs étant insupportables, il réclame à son médecin une " overdose " de morphine et s'éteint le 23 septembre 1939.

Sigmund Freud est un personnage contesté qui, convaincu et entêté, a poussé ses théories psychanalytiques jusqu'à des limites surréalistes : l'analyse du moi, le complexe d'Œdipe, l'interprétation des rêves, les pulsions, la théorie génitale des névroses...  Sa petite fille Sophie, professeur au Simons College à Boston, ne partage pas les idées de Freud et le compare à Hitler :  " Freud et Hitler partageaient le même environnement.  Ils partageaient aussi l'ambition de convaincre les hommes d'une vérité unique, l'un par une rhétorique brillante, l'autre par la force brutale.  Adorés par leurs disciples, ils ont créé des mouvements puissants.  A mes yeux, Adolphe Hitler et Sigmund Freud sont deux faux prophètes du XXème siècle. "  (Sophie Freud, 2004)

Laissons à la petite fille rebelle la responsabilité de cette comparaison audacieuse et quelque peu sacrilège.  Dans un roman récent, Eric Emmanuel Schmidt imagine un Hitler hypothétique soigné par Freud : nous en parlons à propos des malades imaginés (Numéro 39 - Complexes, rêves et pulsions.  La psychanalyse).

René Krémer


Documents consultés :

  • An interview with Sophie Freud.  http://www.history.television
  • Association internationale d'histoire de la psychanalyse.
  • Sophie Freud Profile.  The Boston Globe (01.03.2002)
  • Rudolf Allers and Sigmund Freud.  http://www.geocities.com
  • Freud in England.  http://www.freud.org.uk
  • Hitler et Freud, un transfert paranoïaque.  Robert Zagdoun (2002)
  • Freud à Paris.  Marie Bonaparte (1938)

  1. Sigmund Freud,  Sandor Ferenczi.  Correspondance III.  1920-1939.
    Les années douloureuses.  Calman Lévy 2000.

 


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