Numéro 38 : Editorial

Une agonie en direct

 

« Chaque battement de cœur est une nouvelle chance sur laquelle on ne pourra pas compter longtemps. »

René Allendy (1889-1942) est médecin, psychanalyste renommé ; tenté par les médecines non conventionnelles (homéopathie, astrologie, spiritisme…) et admirateur de Paracelse, il choisit « l’Alchimie et la Médecine » comme sujet de sa thèse de doctorat.

L’époque
En 1940, proche du freudisme et craignant les lois antisémites, il quitte Paris, s’installe à Montpellier, en zone dite non occupée, et s’efforce de s’y faire une clientèle.  Cet exil dans son propre pays se révèlera justifié : les allemands perquisitionneront son appartement parisien, le suspectant d’être juif et communiste.  Ils avertiront les autorités de Vichy qui lui demanderont de produire son certificat de baptême et la preuve de ses études chez les frères maristes.  Il explique, sans se révolter, que son nom est d’origine bretonne et qu’il y a pas mal d’Allendy au voisinage du Mont Saint Michel.  Dans son journal, il semble indifférent aux événements extérieurs, pourtant importants pendant ce premier semestre de 1942, celui des dernières victoires nazies : prises de Tobrouk, de Sébastopol, de Singapour, arrivée de la Wehrmacht dans le Caucase et devant Stalingrad, et, en France, le procès de Riom, l’échec du débarquement à Saint Nazaire, la « relève » des prisonniers de guerre par des ouvriers volontaires et Laval chef du gouvernement… Tout au plus, trouve-t-on quelques allusions à des événements annonçant le tournant de la guerre : la bataille de Kharkov, le débarquement britannique à Madagascar et le bombardement de Cologne.

La maladie
A la lecture du journal, le diagnostic le plus probable est celui d’hypertension artérielle maligne avec insuffisance cardiaque gauche, puis droite, anasarque et insuffisance rénale.  Le médecin malade nous fournit peu de données objectives si ce n’est le chiffre tensionnel révélateur (24/14), la fréquence cardiaque élevée, l’albuminurie peu importante et l’urée pas très élevée ;  il ne parle jamais de l’auscultation du cœur, ni des poumons, ni du volume du foie.  Il décrit longuement la progression des oedèmes : chevilles gonflées, puis extension aux cuisses et à la région lombaire à partir du moment où il passe ses journées allongé.  La dyspnée est majeure, avec orthopnée : il finit par dormir affalé sur une table « comme un ivrogne au cabaret ou comme ces voyageurs exténués dans les buffets de gare ». Les quintes de toux l’angoissent, font « sortir ses hernies » et « provoquent des relents ammoniacaux ».  Les épisodes fébriles s’accompagnent de frissons : surinfection urinaire ou respiratoire ?  endocardite infectieuse ?

Curieusement, les symptômes sont décrits sans utilisation du vocabulaire médical : est-ce délibéré ?  Il parle d’ « épanchement péritonéal » et non d’ascite ;  de démangeaisons et non de prurit.  Le purpura associé à l’œdème est un « piqueté de petits points saignants ».

Le traitement est anarchique et surréaliste, influencé par les avis des médecins et guérisseurs qui défilent à son chevet : un astrologue empêtré dans ses calculs qui le persuade que son état est « rythmé par la position des astres en conjonction avec le ciel de sa naissance » 2, un adepte de la médecine chinoise, un sourcier qui promène son pendule dans la chambre.  Un autre farfelu vient mesurer avec un ampèremètre de précision la différence de potentiel au niveau de différents endroits de la peau et lui prescrit un régime lacté pur, pour lequel il doit demander une modification de sa carte d’alimentation.
Un professeur, sans doute psychanalyste, décrète « que sa maladie est la réfection clinique d’un équilibre provisoirement et hâtivement conclu à une époque, trop précaire pour pouvoir durer jusqu’à la vieillesse. » 3

Un autre pense que sa maladie est due à une « altération fondamentale du chimisme cellulaire », liée au fait que, pour compenser le sevrage ressenti comme bébé il aurait mangé trop et trop mal.  « Une voracité primitive transposée sur le plan intellectuel, une sorte de repas totémique par identification au père. »

Les médications sont aussi farfelues : granules homéopathiques, purgation pour évacuer les oedèmes,  ouabaine remplacée par le crategus, ventouses scarifiées, régime tantôt désodé (il écrit déchloruré), tantôt riche en viande, tantôt riz à l’eau… Un médecin lui fait boire son propre sang dilué !

Lui-même s’efforce d’interpréter ses rêves : par exemple, la rencontre de personnes mortes dans un train dont le contrôleur porte un habit de croque-mort.  Son passé le poursuit : des regrets, des remords, des amours gaspillées, des parents maladroits et mal aimés.

La fin
Les périodes d’espoirs et de pessimisme alternent : il s’inquiète du vent marin, des quartiers de la lune.  Des amis tentent de le rassurer, lui disent qu’il a bonne mine, mais parlent surtout d’eux-mêmes et lui demandent comment il va, sans attendre la réponse.  Il se sent de plus en plus seul.  Sa tension baisse, on place une sonde urinaire.  Il envisage de prendre des barbituriques pour avoir une « fin propre et accélérée ».
Vers les derniers jours, comme Violetta, il a une impression de guérison, une soif de vivre, un besoin de voir du pays. 4

« Estrano…Cessaronno gli spasimi del dolore
In me… rinasce, rinasce… m’agita insoloto vigor
Ma io ritorno a vivor »  5

Etonnant message de la période terminale d’une maladie, à une époque pas si lointaine mais troublée, où la médecine était encore impuissante et où les malades étaient livrés aux excès de la psychanalyse et aux dérives pseudoscientifiques.

René Krémer


  1. René Allendy.  Journal d’un médecin malade (1942).  Pour l’auteur, ce livre est "une promenade en bordure de l’agonie" du 13 février au 10 juillet 1942 : il mourra le 12 juillet.
  2. "Ces choses transportent hors de moi les causes de mon destin : cela me rassure."
  3. Si vous ne comprenez pas, ne vous faites pas de souci.  Allendy aurait été sevré brutalement du sein maternel sous les conseils d’un médecin : la fin brusque de la protection constante a généré une rancœur tenace et une agressivité due à la révolte contre l’image du père.
  4. La transposition moderne du cannibalisme des ancêtres dans certaines populations primitives.
  5. "C’est étrange… Les spasmes de la douleur ont cessé.  En moi… renaît, renaît… m’anime une force insolite   Je reviens à la vie"   Paroles de Violetta au moment de mourir (Verdi.  La Traviata)


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