Numéro 36 : Editorial

A l'UCL à l'aube du XXème siècle

 

Le livre ¹ a une reliure épaisse, fendillée et éraillée par endroits, écorné aux angles ; les pages sont jaunies, la tranche est grisâtre ;  si on l'ouvre et que l'on s'approche, on perçoit une odeur âcre, comme celle qui vous surprend dans un grenier rarement ventilé.  Ce cours d'anatomie systématique d'Arthur Vangehuchten (1861-1915) a été publié en 1909 chez Dieudonné Uitspruyt, rue de la Monnaie à Leuven.

Dans l'introduction, l'auteur dit avoir écrit ce livre pour "éviter aux élèves la fastidieuse besogne de recueillir toutes nos paroles pendant nos leçons".  Des pages blanches permettent à l'étudiant de copier les dessins "faits par nous à la planche au cours des descriptions".  Le professeur admet néanmoins que ceux qui "ne suivent pas ses leçons peuvent utiliser un atlas d'anatomie".  S'agit-il de "brosseurs", d'élèves inscrits au jury central ou d'étudiants d'une autre université ?

Dans cet amphithéâtre de l'Institut Vésale, rue des récollets, où les médecins de ma génération ont suivi les cours de Pierre Lacroix et d'Ernest Van Campenhout, j'imagine l'étudiant de 1909, en complet veston, tantôt appliqué, tantôt rêveur, copiant avec soin les dessins d'Arthur Vangehuchten, les tendons en bleu, les muscles en rouge, les os à l'encre de Chine.

Pour notre plaisir, son esprit vagabondait parfois et des croquis amusants jouxtent les crânes, les vertèbres et les fémurs.  Dès le premier cours, où il est question des plans de coupe, les têtes  "coupées" ont de face et de profil des visages grimaçants ; l'un d'eux semble pousser un cri comme le personnage que Munch avait peint quelques années plus tôt (1893).

A propos des courbures de la colonne vertébrale, l'étudiant inconnu a dessiné une jeune femme assise sur un tabouret, au soleil, comme le prouve l'ombre portée sur le visage par un chapeau à large bord.  Elle est bien cambrée, avec un postérieur rebondi et une poitrine haute, mais généreuse.  La jupe non entravée permet à un mollet d'échapper de la robe fourreau, par ailleurs bien prise à la taille.

La silhouette d'Arthur Van Gehuchten est esquissée à plusieurs endroits, avec sa moustache en croc, en tablier, disséquant une pièce anatomique, parlant aux élèves ou dessinant au tableau.  La ressemblance avec la photo du professeur ² est frappante.

Sur une page entière, un souvenir de vacances sans doute, est daté de septembre 1909.  Un jeune homme est couché sur un rocher dominant la vallée de la Meuse au niveau de l'embouchure du Sanson.  Outre les méandres du fleuve, on voit les rails du chemin de fer, un remorqueur tirant deux péniches et, à l'horizon, la Citadelle de Namur et les forts de Maiseret et de Marchovelette, confondus par le dessinateur.  Plus avant dans le livre, les croquis évoquent le carnaval : un travesti en houppelande, armé d'un tromblon, un vieillard barbu baptisé Melchisedech et le visage d'une jeune femme portant un loup ;  le point d'interrogation suggère qu'il s'agit d'une inconnue, peut-être rencontrée le Mardi Gras à Binche ou ailleurs.

Une caricature de Landru intrigue : ce sinistre personnage, nommé ici Barbe Bleue, a été jugé en 1921 et guillotiné en 1922.  L'écriture est différente.  Il y a donc eu un second propriétaire de ce livre, à une époque ou Arthur Vangehuchten était mort depuis plusieurs années.  Les cours sont parfois utilisés après la mort du professeur.

Le dernier chapitre sur les aponévroses n'est accompagné ni de dessins, ni de croquis : on peut supposer que le professeur n'a pas achevé son cours ou qu'il jugeait superflue la description des aponévroses ou encore que l'étudiant a commencé son " blocus " avec un peu d'avance.

On souhaiterait retrouver d'autres livres de cours, illustrés de cette façon, qui nous permettraient d'évoquer la vie dans notre université.

René Krémer

 

1. Ce livre dont le possesseur est inconnu m'a été confié par le docteur Wallemacq.

2. F.A. Sondervorst.  Histoire de la médecine belge (1981 - p. 205)