Numéro 31 : Editorial

La vie brève de Kathleen Beauchamps

 

L’écrivaine néo-zélandaise qui adopte le nom de Katherine Mansfield et se qualifie elle-même de "dernière romantique", se révèle dans ses carnets intimes publiés après sa mort,  par son mari le critique John Middleton Murry 1.  Ces notes personnelles permettent de retracer les étapes de la maladie de la jeune femme au cours d’incessantes pérégrinations de chambres d’hôtel en pensions de famille, des brouillards londoniens au soleil du midi.

D’humeur changeante, elle passe, dès ces jeunes années, d’une joie de vivre rayonnante 2 à un pessimisme profond 3.  En 1908, enceinte de son premier mari qu’elle a quitté quelques jours après la nuit de noces, elle s’est promenée pieds nus dans les bois et a pris froid : elle a de la fièvre et des vertiges et fait une fausse couche.

En 1910, nouvel avortement, après une "péritonite" peut-être une première manifestation de tuberculose, peut-être aussi une salpingite gonococcique, conséquence de rencontres furtives avec des partenaires tant masculins que féminins.
Les premiers symptômes respiratoires surviennent en 1914, mais elle semble y attacher peu d’importance : "De cette grippe, il ne me reste qu’une toux."  La mort de son frère, dans les Flandres en 1917, déclenche un état dépressif, des insomnies, des accès de tristesse et une "affreuse terreur de la mort".  Une pleurésie la conduit à séjourner en convalescence à Bandol : c’est là qu’elle s’éveille un matin de bonne heure, ouvre les volets et se remet au lit d’un bond.  "Ce bond me fait tousser, je crache – un goût bizarre.  C’est du sang.  J’ai peur."  Elle rentre en Angleterre et dénie sont état : "Je ne veux pas être sérieusement malade et je me refuse à croire que ceci est de la vraie tuberculose.  L’autruche qui s’enfouit la tête dans le sable veut vous donner l’impression que cette tête est la partie la plus importante de sa personne."
Puis, inconséquente, désemparée, elle ajoute : "Cette tuberculose va peut-être prendre le galop."

Plus tard, en juin 1918, elle se plaint de vives douleurs au niveau de la colonne vertébrale : elle n’a plus le courage de se couper les ongles des pieds ; elle fume beaucoup.  Dans la chambre voisine, un tuberculeux tousse : "Je tousse aussi, comme deux coqs qui s’interpellent à la fausse lueur de l’aurore."
Son caractère s’aigrit : quand elle y séjourne, elle déteste l’Angleterre.  Dans le Midi, elle critique les français.

En 1919, nouveau coup d’accélération de la maladie : poussées fébriles, hémoptysies et douleurs thoraciques : "Mon mauvais poumon contient encore beaucoup d’eau et me fait mal.  Je suis tuberculeuse.  Ma maladie est romantique."
Alors que Koch a découvert le bacille il y a plus de trente ans et que le processus de contamination est connu, Kathleen garde des bébés !  Elle décrit sa toux : "Je tousse à chaque respiration : on entend le bruit de quelque chose qui tire, qui bout, qui bouillonne.  Je sens que mon cœur va finir pas se briser.  Je ne peux pas dilater ma poitrine : on dirait qu’elle s’est affaissée."

Un médecin lui avoue que son état est désespéré.  Elle se gave de codéine, n’ose plus parler de peur de déclencher une quinte de toux, mais s’oblige à écrire.
Au printemps 1921, dans un chalet à Montana où  "l’altitude gène son cœur", elle reste étendue tout le jour, sur le balcon "à laper des œufs, de la crème et du beurre" sans personne pour lui tenir compagnie qu’un chardonneret apprivoisé.  Elle parle de sa maladie en termes vagues : "Mon corps est une prison, mon poumon craque." Elle décrit ce qu’elle voit par la fenêtre : un chat, des oiseaux, la montagne, des ouvriers qui réparent des fils rompus sous le poids de la neige, les gens qui passent en traîneau.

En janvier 1922, elle se rend à Paris pour suivre un traitement par rayon X, coûteux et inutile : elle s’est laissée convaincre par le docteur Manoukhin, un charlatan qui lui a promis la guérison.  "Je suis comme un insecte enfermé dans un livre" dit-elle.  Elle séjourne au Prieuré d’Avon à Fontainebleau sous l’influence plus ou moins mystique d’un certain Gurdjieff, une sorte de gourou qui dirige un institut pour un développement harmonieux 4.  Elle meurt le 9 janvier 1923, à l’âge de 34 ans, à la suite d’une violente hémoptysie.

Pendant ces années de calvaire, Kathrine Mansfield n’a pas cessé d’écrire, mais ne devint célèbre qu’après sa mort.
Quelle force mystérieuse pousse les écrivains, les musiciens, les peintres malades, à travailler et à produire jusqu’à la fin de leur vie ?  C’est Mozart composant le Requiem sur son lit de mort, Molière jouant la comédie jusqu’au dernier jour. C’est la grandeur de l’homme exceptionnel qui a la certitude d’avoir une oeuvre à achever, un message à laisser sans même savoir s’il sera entendu ou si l’on se souviendra de lui.

René Krémer.

 

  1. J.M. Murry.  The journal of Katherine Mansfield (1927).
  2. “Que le monde est merveilleux, que je l’aime.  Ce soir, je remercie Dieu d’exister. » (Londres, 1904).
  3. « La flamme de ma vie est une chandelle : menacée, je sais qu’elle ne va pas tarder à s’éteindre.  La vie n’est qu’un cri vain, un tâtonnement absurde, désordonné, dans le noir. »  (Wellington, 1907).
  4. Selon la théorie de Gurdjieff, l’harmonie vitale est brisée par la pression de la vie moderne.  Il s’efforce de rétablir l’équilibre par un régime comportant l’exercice physique et le travail.  Les adeptes étaient encouragés à se promener longuement les bras étendus, à prendre part à des danses et à se lever tôt pour accomplir des tâches pour la communauté.


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