Numéro 27 :

Souvenirs d'antan

La formation pratique en médecine (Leuven, 1945-1951)

 

Avant le 4ème doctorat, les contacts avec les malades étaient rares, tout au moins dans le programme officiel des cours.  Il y avait des séances de propédeutique à l'hospice communal, rue Frédéric Lints.  Les petits vieux se prêtaient de bonne grâce à l'auscultation de leur cœur et de leurs poumons ;  c'était pour nous l'occasion d'apprendre un peu du patois louvaniste, qui nous servirait dans nos stages ultérieurs.  Parmi les râles pulmonaires, nous devrions reconnaître les râles crépitants et sous-crépitants, sibilants et ronflants.  On avait parfois la chance d'entendre un souffle cardiaque, de repérer une arythmie.  Nous apercevions brièvement des varices, des hernies, des loupes, des taches rubis, une scoliose...

Quatre à cinq fois par an, les assistants et parmi eux Jean Sonnet, Roger Masure, Henri-Georges Vandenschrick, nous montraient des malades en salle : je me souviens du " rouftata ", l'onomatopée du rétrécissement mitral chez une jeune femme aux pommettes empourprées, du foie " marronné " d'un cancéreux squelettique, du regard " tragique " d'une hyperthyroïdienne, des oedèmes monstrueux d'un cardiaque cyanosé, à la respiration courte et rapide...
Nous nous pressions pour assister au trop rares autopsies, prestement menées et commentées par Ernest Picard.

Exceptionnellement, un professeur nous conviait à assister à une démonstration pratique.  C'est ainsi que le professeur Maldague amena un jour quelques étudiants en salle de pansement pour nous montrer une rectoscopie.  " Ce malade a été mal préparé " dit-il en se retournant vers la sœur.  Pendant le court espace de temps entre le retrait du mandrin et le placement de l'oculaire, des matières s'écoulèrent dans la manche de l'opérateur.  Il y eut probablement d'autres démonstrations, mais c'est cette dernière qui, bien qu'écourtée, m'est restée en mémoire.  Une autre fois, nous avons pu assister à une intervention chirurgicale du haut de l'amphithéâtre à l'Hôpital Saint Pierre : pris d'un étourdissement et d'une sueur froide, j'ai détourné les yeux et me suis éloigné : c'était mon baptême du feu.
Lors des cours cliniques, nous étions invités à faire la queue pour ausculter un cœur, percuter un poumon ou palper une rate.  Georges Debaisieux nous décrivait l'opération qu'il allait pratiquer ;  Paul Lambin se lançait dans d'interminables diagnostics différentiels ;  Joseph Hoet nous racontait des cas proches de celui du malade qu'il nous présentait, ce qui produisait une certaine confusion dans notre esprit.  Ces présentations cliniques nous donnaient l'impression d'assister à la bande de lancement d'un film que nous ne pourrions pas voir.  Lorsque le stagiaire reconduisait le malade en poussant le lit ou la chaise roulante, nous étions déçus de ne pas pouvoir vivre ce cas dont nous ne connaîtrions sans doute l'évolution que par les possibilités que le professeur avait envisagées.

La plupart d'entre nous ressentions ce manque pratique de notre futur métier et nous nous efforcions de compenser cette lacune par des initiatives personnelles.
En premier doctorat, j'avais obtenu l'autorisation d'assister au tour de salle de Joseph Maisin.  Les cancéreux en traitement se succédaient sur la table d'examen.  En quelques mots, l'assistant exposait le cas ;  le professeur posait une ou deux questions, consultait la fiche de traitement, jetait un regard perçant sur le malade, et décidait des doses à appliquer, en entourant au crayon de couleur les zones à irradier sur une peau déjà brûlée par les rayons...

Dès la 3ème candidature, le samedi et pendant les vacances, j'accompagnais le docteur Antoine dans son service de médecine interne à la Clinique Saint Camille à Namur.  Il me montrait ses malades et m'avait appris à faire des injections intra-veineuses et à ponctionner les ascites et les épanchements pleuraux.  Les cardiaques, habituellement hospitalisés en phase terminale, suffocants et hydropiques, étaient traités par des injections intraveineuses d'un mélange d'ouabrine et de novurit, un diurétique mercuriel particulièrement agressif pour les reins.  Les tuberculeux pulmonaires en cure de repos étaient isolés dans une salle appelée " le sanatorium ".  On leur faisait des injections intraveineuses de calcium.  Ces soins ont probablement contribué au virage de ma cuti.

Dès les vacances de second doctorat, chose impensable aujourd'hui, nous pouvions remplacer des médecins généralistes.  On admettait que nous signions de notre nom les ordonnances, les certificats et les attestations, en mentionnant " remplaçant du docteur ... ".  Je fis mon premier remplacement à vélo, dans un village de la Basse Sambre, dans une région de collines.  Les malades accueillaient assez bien le jeune docteur hésitant, fébrile et maladroit, qui remplaçait leur médecin habituel au langage assuré, ventripotent, paternaliste, qui leur arrivait au volant de sa belle américaine.

J'avais acheté à l'avance les syllabus de 3ème doctorat (pédiatrie, ORL, obstétrique, dermatologie...) et je les parcourais attentivement le soir.  La servante du médecin prenait les visites au téléphone, m'expliquait le chemin du hameau perdu ou de la ferme isolée et me servait les repas.  Avant son départ,  le médecin m'avait présenté à quelques malades chroniques, mais très brièvement car les enfants trépignaient et les bagages étaient déjà entassés dans le coffre de la voiture.
Je me lançai dans les visites et les consultations.  J'envoyais à l'hôpital les cas qui me paraissaient un peu sérieux, j'appelais des spécialistes en consultation, je demandais conseil à un autre médecin de la région.  Mes sutures de plaies ne devaient pas être très esthétiques.  Je ne me risquais pas aux examens gynécologiques.  Pour les maladies de peau, il fallait d'abord ne pas nuire (liqueur de Burow, pâte de Lasarre).  Les bébés étaient mis au jus de carotte, les mineurs à la Coramine et à la théophylline, les constipés au Normacol et les diarrhéiques à l'eau de riz.  Une des spécialités du médecin que je remplaçais était l'extraction des bavures de fonte incrustées sur la cornée, fréquentes à l'époque, dans une région où il y avait encore pas mal de petites fonderies.  L'ophtalmologue du coin fut probablement étonné de voir à sa consultation ces malades qui ne lui étaient que rarement adressés.

Appelé pour constater un décès, j'avais relu avant de partir les critères de la mort dans le cours de médecine légale.  La rigidité ne me paraissant pas suffisante et le corps n'étant pas très froid, vu la canicule, je dus renoncer à la section d'une artère en raison de l'opposition énergique de la famille : je demandai un miroir.  On détacha du mur une glace haute de 50 cm, que j'approchai avec difficulté des lèvres du présumé décédé.  Il y avait un peu d'humidité sur la glace, mais l'absence de buée me rassura et je remplis le certificat.  Quand je passai le lendemain devant la maison - je la vois encore - les volets baissés me confirmèrent que je ne m'étais pas trompé.

Un appel pour un accouchement à domicile m'a fait vivre des moments d'angoisse.  Pas question d'appeler un confrère. C'était le 15 août et j'étais de garde !  On m'introduit dans la cuisine.  A travers la vapeur d'eau produite par plusieurs casseroles entassées sur la cuisinière, j'aperçois la parturiente, une fermière corpulente, couchée sur la table en position gynécologique.  L'accoucheuse m'interpella : " Je suis contente que vous soyez arrivé docteur.  La tête ne passe pas.  Il faudrait mettre les fers ! "  Je ne trouve qu'une réponse : " Le risque d'infection est trop grand !  Il faut aller à l'hôpital. "  Malgré les récriminations de l'accoucheuse qui " perdait le cas ", c'est-à-dire son argent, je commande un taxi et j'embarque à côté de moi la future mère dont les gémissements s'étaient mués en cris lors des contractions.  D'une main, je tâtais son pouls ;  mon autre main posée sur le ventre de la primipare en gésine se voulait rassurante, s'efforçant d'inspirer une confiance que j'étais loin d'avoir.  Nous traversons au pas le centre d'Auvelais, envahi par la cavalcade du 15 août, sous le regard curieux des majorettes, des groupes folkloriques et des badauds.
A l'hôpital, l'ascenseur était en panne : avec l'infirmière, heureusement robuste, nous montons la malade sur une chaise, par l'escalier assez étroit.  Il fallut ensuite attendre le chirurgien qui passait le week-end dans sa maison de campagne.  Le temps me parut très long ;  heureusement la présence de l'infirmière me rassurait.
Le chirurgien dut employer les forceps et pratiquer une épisiotomie, tandis que j'administrais le chloroforme goutte à goutte sur le masque d'Ombrédane.  Enfin l'enfant parut : ses cris me remplirent d'allégresse et j'allai féliciter l'heureux père, qui me remercia les yeux baignés de larmes.

Il y eut d'autres moment gênants ou stressants au cours de ces premiers quinze jours d'immersion dans la pratique médicale.  Une épidémie de rougeole m'amena à grimper plusieurs fois par jour la côte d'Arsimont ;  une vieille dame vint me demander d'examiner son chien parce que le vétérinaire était en vacance.  Un drogué tenta d'obtenir une prescription de morphine.  Une mère accompagnée de sa fille me demanda conseil d'un air équivoque : sa fille avait un " retard " d'un mois...
L'année suivante, je pus disposer d'une voiture.  J'avais plus d'assurance, mais aussi plus de connaissances.  J'étais aidé par les filles du médecin, dont l'une devint mon épouse.

Le 4ème doctorat était, à l'époque, entièrement consacré à la formation pratique.  On pouvait opter pour quatre stages de trois mois (chirurgie, médecine interne, gynéco-obstétrique et un stage à option) , soit postuler pour l'internat, un stage de 12 mois dans un même service.  C'était la voie royale pour accéder à une formation spécialisée.  J'obtins l'internat en médecine interne, chez Paul Lambin, si bien que je n'eus aucune pratique en chirurgie, ni en obstétrique.
Les hospitalisés étaient peu nombreux et le " turn-over " assez lent, malgré le peu d'examens techniques disponibles à l'époque.  Gastroscopies et bronchoscopies étaient un événement.  Nous passions beaucoup de temps à interroger et examiner les malades, à enregistrer et " protocoler " les ECG, à faire les complets sanguins, à feuilleter les revues médicales à la bibliothèque...  Les tuberculeux pulmonaires étaient traités par pneumothorax et parfois par thoracoplastie.  Les nouveaux médicaments étaient pendant un certain temps réservés aux hôpitaux universitaires : la streptomycine nous amenait des tuberculoses aiguës (granulie, méningite).  Grâce à la cortisone, nos salles étaient remplies par des polyarthrites chroniques progressives.
Je me souviens de pathologies aujourd'hui rarissimes ou disparues.  Des anévrysmes syphilitiques de l'aorte, un tétanos mortel chez une jeune femme à la suite d'un avortement, des abcès pulmonaires qu'il fallait drainer, des fièvres typhoïdes, des maladies de Bouillaud florides...
Après cet internat, je devins assistant chez Paul Lambin et fus pris dans le tourbillon des 50 ans de médecine que nous nous sommes efforcés d'évoquer dans le livre récemment publié par Jean-Jacques Haxhe 1.

René Krémer

 

  1. J.J. Haxhe.   50 ans de médecine à l'UCL (1950-2000).  Editions Racine.  2002


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