Numéro 26 : Editorial

John Nash : Le dérapage d’une belle intelligence

 

La remarquable prestation de Russel Crowe dans le film de Ron Howard 1, évoque la vie de John Nash, génie mathématique et lauréat du Prix Nobel d’économie.  Comme souvent, le cinéma résume, simplifie, idéalise ou caricature : il n’est qu’un aperçu d’une vie complexe et troublée et donne envie d’en savoir plus sur ce personnage énigmatique.
Le film s’inspire d’une biographie très documentée, basée sur d’innombrables témoignages dont ceux de John Nash lui-même, de son épouse Alicia et de ses enfants. 2

Enfant, John était un gaucher contrarié, surdoué, toujours plongé dans les livres.  Il réalise des expériences chimiques et invente des systèmes électriques, comme un montage permettant au téléphone de sonner même s’il est décroché et comme une chaise électrique dont sa sœur faillit être la victime.  D’emblée, passionné par les mathématiques, il inventait des méthodes nouvelles pour résoudre les problèmes. 3

Il décide de se consacrer aux mathématiques et poursuit ses études à Princeton, où l’on a recruté des « stars mathématiques », notamment des juifs fuyant l’Allemagne nazie.  Ces cerveaux aideront à déchiffrer les codes secrets, à perfectionner les radars, les torpilles, les fusées à longue portée, à estimer par le calcul statistique la position des sous-marins d’après leur position de la veille…
Nash aurait déjà à l’époque des tendances homosexuelles : il avait en tout cas cette réputation et aurait été surpris en situation délicate avec un camarade de chambrée. 4

L’apport scientifique original de John concerne la théorie des jeux et notamment celle du jeu à plusieurs joueurs où la tactique consiste à prévoir et à rechercher un équilibre en alternant collaboration et compétition.  Chacun se met à la place de chacun des autres et s’efforce de calculer le résultat : « Je pense qu’il pense que je pense qu’il pense… »    Cette théorie peut s’appliquer à l’économie, à la politique, à la sociologie, à l’évolution biologique, aussi bien qu’au poker, au kriegspiel ou à ce jeu inventé par Nash, appelé le « f… your buddy », où les participants unissent leur force pour avancer, puis se trahissent pour gagner.
A partir de 1950, Nash fera partie du RAND (Research and development).  De brillants académiques appliquent à la guerre froide les nouvelles théories du jeu : les savants pensent l’impensable. 5

Dès cette époque, le comportement et les idées de Nash sont bizarres.  Au cours de ses promenades, il fonce sur les pigeons ;  il joue des blagues de mauvais goût à ses collègues.  Il est considéré comme agressif et arrogant : « Je suis Nash avec un grand N. »  Il traite certains collègues d’humanoïdes.  Il croit que les parents devraient « s’autodétruire pour tout donner à leurs enfants.  Ce devrait être légal ! »  Pour se faire opérer des varices, il choisit un médecin au hasard en promenant les doigts sur la liste des chirurgiens.  Il prend des stéroïdes pour confirmer sa virilité et sa masculinité.  Ce qui ne l’empêche pas de proposer à ses amis des relations homosexuelles et de parler de ses « amitiés particulières ». 6

Avec sa maîtresse Eleanor, il est souvent cruel, parfois violent : il ne reconnaît pas son enfant et conseille à la mère de le faire adopter : John David sera placé en institution.  Néanmoins plus tard, il s’occupera un peu de cet enfant et partagera avec lui l’argent que lui versent les producteurs du film pour son témoignage.
Il fréquente des clubs homosexuels et est arrêté en 1954 pour « méconduite ».   Il est exclu du RAND car à l’époque du Mac Carthisme, les homosexuels étaient suspects : on estimait qu’il était facile de les faire chanter.

En 1959, Nash épouse Alicia Larde, une physicienne qui, malgré leur divorce en 1963, restera proche de son mari et l’aidera efficacement.  Peu après le mariage, alors qu’Alicia est enceinte, John Nash disparaît quelques jours et revient à Princeton brandissant le New York Times, et proclamant que la première page renferme un message codé, issu d’extraterrestres et destiné à lui seul.  On croit d’abord qu’il plaisante, mais son comportement schizophrène se précise.  Il délivre à un de ses élèves une licence intitulée « Permis de conduire intergalactique ».  Il accuse un de ses collaborateurs de fouiller sa corbeille à papiers.  Il ne veut pas que quelqu’un se tienne entre lui et la porte de son bureau. Il envoie des lettres appelant à la formation d’un gouvernement mondial aux ambassadeurs de divers pays, au FBI, aux Nations Unies, au Pape.  Il veut devenir l’ « empereur de l’antarctique ».  Alicia consulte un psychiatre, mais demande qu’on lui évite des médicaments ou des chocs « pour préserver son intelligence ».

La situation devenant intolérable, Alicia fait colloquer son mari à l’Hôpital Mac Lean : le diagnostic de schizophrénie paranoïaque est posé.  Il est traité par psychothérapie et par la Thorazine.  L’amélioration est rapide au moins en apparence car il nie ses hallucinations et fait appel à un avocat et un psychiatre pour obtenir sa libération et entamer une procédure de divorce. 7  Nash passe l’année suivante au Collège de France à Paris : il déchire son passeport américain et veut obtenir le statut de réfugié  politique en Suisse.

Rapatrié de force aux USA, il erre dans le campus universitaire de Princeton, cheveux longs, barbe touffue, le regard vide, souvent pieds nus.
En 1961, nouvelle hospitalisation à la demande d’Alicia au Trenton State Hospital.  Les malades y sont parqués dans des chambrées de 30 à 40 : il y a peu de psychiatres qualifiés.  Néanmoins, son état s’améliore grâce semble-t-il, à de nombreux comas insuliniques. 8
En 1963, nouvelle rechute et hospitalisation à la Carrier Clinic.  Il est soigné par la Thorazine (camisole chimique) et par thérapie de groupe : il est aidé par Alicia malgré leur divorce, et par la communauté des mathématiciens de Princeton.

Les hospitalisations se succèdent.  Le délire de persécution paraît dominant : il croit vivre dans des camps de réfugiés ou dans des habitations infestées par la vermine.  Il se prend tantôt pour un réfugié palestinien, tantôt pour un shogun japonais.
Il fait appel aux églises, aux organisations des droits de l’homme ;  ses voix se disputent : « My head is a bloated windbag. »  Il a des moments de lucidité au cours desquels il éprouve une tristesse insupportable.

A partir de 1970, il va trouver à Princeton une ambiance de paix, d’amitié et de liberté, mais se comporte en zombie, errant nuit et jour dans les couloirs, les yeux hagards, le visage triste et figé.  Il couvre les tableaux noirs de chiffres et de phrases incohérentes : « Les calculs étaient justes, mais le raisonnement délirant. »  9  Il faisait par exemple des rapprochements entre la date de naissance de Kroutchev et le Dow Jones.  Alicia accepte de reprendre la vie commune, mais ils ne se remarient pas.  Leur fils, John Charles, bon mathématicien lui aussi, va évoluer vers la schizophrénie : il s’inscrit dans une secte, entend des voix et a des visions.  Nash croit que ses préoccupations concernant la santé de son fils ont favorisé sa propre rémission. 10  Il entend encore des voix, mais elles parlent plus bas et il peut les négliger.  Il apprend petit à petit à reconnaître ses idées paranoïaques et à les rejeter.  A tort ou à raison, il va se persuader que la rémission est l’œuvre de sa propre volonté.

Des études longitudinales récentes à long terme sur le devenir des schizophrènes ont montré que la plupart d’entre eux restaient symptomatiques soit en institution, soit en famille, dans un état semi-léthargique.  Les suicides sont fréquents et surviennent habituellement pendant des phases de lucidité.  Seul un petit nombre de ces déments peut reprendre une vie indépendante, travailler et se faire des amis. 11

En 1994, John Nash est « nominé » pour le Prix Nobel d’économie, pour son travail sur la théorie des jeux.  Un émissaire est envoyé à Princeton pour évaluer l’état mental du candidat.  Il conclut que John Nash ne lui paraît pas plus excentrique que bien des savants qu’il a rencontrés.
Bien que les délibérations du jury du Prix Nobel doivent rester secrète pendant cinquante ans, l’on sait qu’à propos du lauréat Nash, les discussions furent longues et animées parce que le candidat avait été atteint d’une maladie mentale considérée comme incurable, parce que le travail récompensé remontait à près de 50 ans et parce que l’économie était considérée comme une branche peu scientifique.  Le vote aurait été serré, comme en témoigne le retard exceptionnel de la conférence de presse, le 12 octobre 1994.

Le prix est finalement accordé à John F. Nash, John C. Harsanyi et Reinhard Stelten.  Dans son discours autobiographique, John Nash révèle sa maladie et déclare qu’il est redevenu rationnel, mais trop âgé pour être inventif. 12  Il a pu guérir grâce au désintéressement et au dévouement de son épouse et à la loyauté de la communauté mathématique de Princeton.  Après la cérémonie de Stockholm, Nash fera une conférence à Upsala, à propos de l’hypothèse d’un univers non expansif.

John et Alicia poursuivent actuellement une vie de couple, sans s’être remariés, et se soumettent à une thérapie familiale pour aider leur fils Johnny dont la démence est sévère avec des hallucinations visuelles et auditives et des épisodes violents.

R. Krémer

 

  1. A beautiful mind.  2001 ;  Universal Studios and Dreamworks pictures.
  2. Sylvia Nasar : « A beautiful mind ».  Faber and Faber London- New York 1998.
  3. « Tous les autres atteignent un sommet en cherchant un chemin sur la montagne, Nash gravissait en même temps une autre montagne et d’un sommet distant braquait un phare sur le premier sommet. » (Donald Newman, 1950)
  4. Lors d’une interview récente, sa femme Alicia nie l’homosexualité de son mari : « Je le connais depuis l’âge de 20 ans.  C’est faux !  Je le saurais ! »  Quant à Nash, il refuse de s’exprimer à ce sujet. (Interview CBS NEWS, March 2002)
  5. Dans les conflits, il peut y avoir des accommodements et des coopérations.  Vos gains ne sont pas nécessairement des pertes pour l’ennemi : comme dans un jeu à plusieurs, les intérêts des joueurs ne sont pas diamétralement opposés, mais ne coïncident jamais.  Une telle stratégie avait été suivie en 1940-1945 avant la lettre par les alliés qui avaient décidé d’épargner les mines et les aciéries de la Ruhr.
  6. « A cette époque, je n’étais pas fou.  J’avais des comportements non-conformistess… Il n’est pas nécessaire que tout le monde en société agisse d’une manière tout à fait normale. »  (Interview John Nash, 1999)
  7. « Je réalisais que je ne pouvais quitter l’hôpital que si je me comportais normalement.  Ce que je fis en cachant mes hallucinations, tout en sachant que je les accepterais à nouveau après les avoir mis de côté pour un temps. »   (I swept my delusions under a rug for a while.)  (Interview 2001)
  8. « Je me rappelle très peu de choses de ces comas insuliniques.  Je me souviens des malades qui après le coma passaient à la douche et récupéraient dans le parc en buvant de l’eau sucrée. » (Interview CBS)
  9. « Je croyais être un personnage messianique détenteur de secrets… Mon comportement était relativement acceptable.  Je m’efforçais d’éviter l’hospitalisation et d’attirer l’attention des psychiatres. »  (Autobiography.  Prix Nobel.  Stockholm 1994)
  10. « Il est possible qu’un démon ait pu passer d’un hôte à l’autre. »  (Interview John Nash, 2002)
  11. E. Gohnstone, W. Owens, A. Gold and al.   Schizophrenic patients discharged from hospital : a follow-up study.  Brit. Journal of Psychiatry.  1984.  N° 145, p. 586
  12. John F. Nash.  Autobiography.  Copyright.  The Nobel foundation 2002 (http://www.nobel.sc/economics/laureates/1994)


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