Numéro 23 : Editorial
Klaus Mann (1906-1949) : La descente aux enfers.
Dans son journal 1, Klaus, fils de Thomas Mann, note au jour le jour ses opinions politiques, littéraires et artistiques, ses rencontres avec des personnalités, tels Jean Cocteau, André Gide, Aldous Huxley, Kurt Weil, ses voyages incessants à Vienne, Paris, Amsterdam, Zurich et New York et son combat d’écrivain exilé contre le nazisme. Il décrit également avec minutie ses rencontres homosexuelles mais surtout son parcours d’autodestruction par la drogue.
A travers les phrases un peu décousues du Journal, on suit la déchéance de Klaus Mann jusqu’à la mort sans doute par « overdose » le 21 mai 1949. La femme de chambre de la pension de famille « Pavillon de Madrid » à Cannes frappe à la porte de Klaus et n’obtient pas de réponse. La patronne alertée aperçoit du balcon voisin Klaus Mann étendu inanimé sur le lit, avec à ses pieds des ampoules vides dont l’étiquette a été grattée (weggekratztem). Transporté à l’Hôpital Lutetia, il décédera quelques heures plus tard.
A la lecture de ce journal, on est pris de compassion pour ce jeune homme érudit, intelligent, sincère, animé du désir d’un amour fidèle et d’une aspiration vers Dieu, de cet allemand, conscient dès 1931 de la menace hitlérienne. Assez méchamment, Gide écrit dans son journal que « l’existence de Klaus Mann est sans direction et sans issues » alors que la lutte contre Hitler dans ses écrits et ses conférences ne s’est jamais relâchée, même aux pires moments de dépression et de toxicomanie.
La renommée de son père, Thomas Mann, l’a écrasé, après l’avoir aidé à se faire des relations dans les milieux intellectuels. Ce père, qu’il appelle « le magicien » était assez froid et avait refoulé et sublimé ses tendances homosexuelles 2, mais avait compris, plus tard que son fils, l’horreur de la dictature hitlérienne.
Pourquoi Klaus a-t-il commencé à se droguer ? Le docteur Binswanger qui le soignera à Zurich parlera de « nostalgie de la terre natale, de complexe de castration, de tendances suicidaires, de mélancolie » et lui enverra des notes exorbitantes.
Toutes les drogues lui sont bonnes ; le choix dépend des opportunités : cocaïne, morphine, héroïne … Il s’enivre avec des amis, fume l’opium avec Jean Cocteau, parvient à se procurer chez les pharmaciens les narcotiques les plus divers de l’époque (Pantopon, Acedicon, Eukodal, laudanum, dilaudid) et demande des prescriptions à divers médecins. Le 3 novembre 1933, il écrit : « J’ai respiré un peu d’éther. Le coton qu’on a en main s’évapore : on obtient tout de suite les meilleurs effets du haschisch. » De 1939 à 1940 aux Etats-Unis, il se contente de Benzédrine pendant plus d’une année avant de retomber dans « la chose blanche », parfois de mauvaise qualité. Avant et après guerre, il séjourne souvent à Amsterdam où il semble se procurer assez facilement des stupéfiants.
Les effet toxiques de la drogue ne se font pas attendre : nausées, cauchemars, état dépressif, tendances suicidaires. "Après avoir pris de la drogue, je ne peux dormir que la lumière allumée, sinon je vois les choses les plus horribles qui se trouvent à portée de main." (décembre 1932). "La drogue me procure des vertiges et me fait entendre des voix." (avril 1934)
Et l’accoutumance : "Je suis si nerveux que deux ampoules sont restées sans le moindre effet." (septembre 1935) "Je puis à peine faire la distinction entre mon désir de la drogue et mon envie de mourir." (octobre 1935) "Je dois en prendre pour mon travail. Dieu aie pitié." (avril 1936) "Mon accoutumance au thon (3) prend des proportions inquiétantes. Hier j’ai consommé dix ampoules ; ce matin je me suis éveillé avec une forte impression de manque, faute de la petite poudre. A 11 heures, me parvient le nouvel envoi de Paris qui me sauve." (avril 1937) "Je me suis trouvé dans un état horrible : je n’avais plus rien, le médecin était injoignable … l’enfer." (mai 1937)
Klaus nous décrit les complications des injections, responsables aujourd’hui de la transmission de l’hépatite B et du Sida : "J’ai une tuméfaction désagréable à la cuisse due à une piqûre faite avec une aiguille sale … j’ai sans doute un peu de fièvre … Il faut que je reste longtemps alité … Fritz aussi." Et plus tard : "Mes pauvres jambes sont couvertes de piqûres : pourtant j’ai peur d’arrêter." (mars 1937) Il note également les effets de la drogue et s’étonne : "Comme les pupilles commencent par se dilater de façon gigantesque avant de se rétrécir !" (septembre 1935) Tantôt, il est optimiste et euphorique sous l’effet de la drogue : "L’effet est assez fort et beau. Je suis plutôt inspiré grâce à la chose." (1937) A d’autres moments, il lance des appels de détresse et prend de bonne résolutions : "Je passe de plus en plus de temps à la chasse au thon. 3
Il faut que je m’arrête un peu. Comment dois-je faire ? Mon Dieu comment dois-je faire ? Dieu aie pitié. Ce jeu avec le feu dure depuis trop longtemps … Je ne pourrai jamais être aimé alors qu’il me faut aimer : c’est pourquoi j’attends la mort comme une rédemption." (1937) "Maudite drogue, je veux, je dois, je vais m’en débarrasser." (1938) Après sevrage, il minimise les rechutes et s’illusionne : "J’ai goûté à la chose infernale, mais c’est plutôt un souvenir mélancolique qu’une rechute." (1940)
Des médecins, tout en lui prescrivant de la drogue, le chapitrent. Le docteur Klopstock, ami de Kafka, lui conseille de consulter un psychiatre. Le docteur Stakel lui déclare abruptement "vous voulez combattre pour la liberté et vous vous faites l’esclave d’une ampoule." Sa sœur Erika tente de lui confisquer sa drogue. Lui-même met sous clé sa propre réserve.
Klaus Mann sera hospitalisé à trois reprises pour cure de désintoxication et décrit les affres du sevrage. A Zurich (1938) dans une clinique privée, à Budapest au Sanatorium Siesta (1937) où les chambres ont des fenêtres à barreaux et où les visites sont interdites et enfin à la Clinique Saint Luc à Nice (1949). Après chaque cure, la rechute, aussitôt avouée dans son journal, survient après quelques semaines, à l’occasion d’un excès éthylique ou d’un accès de désespoir. "Je me suis à nouveau procuré quelque chose : j’avais une envie indiciblement grande de mourir." "Après avoir rêvé d’une injection de morphine, j’ai repris un peu de drogue après un excès de boisson." (1937) Souvent, lors de ces rechutes, il prend des doses trop fortes pour quelqu’un qui a été déshabitué : souvent il s’inquiète "J’en ai pris trop." C’est peut-être la cause de sa mort, deux semaines après la cure à Nice.
Dans les dernières années de sa vie, Klaus Mann se croit rejeté par ses amis et a des soucis d’argent et des dettes : il ne peut même plus se payer le coiffeur qui était une de ses coquetteries ; il porte son costume au mont de piété et pense sans cesse aux moyens agréables de se donner la mort. Ces ennuis financiers sont probablement dus à la drogue de plus en plus chère – il augmente probablement les doses – mais aussi au fait que les conférences et les articles dirigés contre le fascisme sont moins demandés, la guerre étant finie. Tout au long de cette triste vie et malgré la toxicomanie, Klaus Mann a eu une activité intense, publiant des articles et romans dont le plus connu est Méphisto et entretenant des relations épistolaires avec des amis artistes et écrivains. Je ne pense pas qu’il y ait dans la littérature un témoignage aussi poignant des méfaits de la drogue, écrit avec une sincérité totale. Un avertissement qui mériterait d’être mieux connu et diffusé.
René Krémer
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Klaus Mann. Journal 1936-1937 – Les années brunes (1989)
1937-1949 – Les années d’exil (1990) -
Thomas Mann. Mort à Venise (1910)
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Mot utilisé par Klaus Mann pour désigner la drogue.