Numéro 20 : Editorial

Internet et les poids lourds

 

Un récent débat organisé par l’AMA-UCL et le Cercle Médical Saint-Luc était consacré à la place des médias dans la relation médecin – malade.  Il y a certes des aspects positifs, mais également des risques et de possibles dérives.  Il est apparu évident que l’Internet, inépuisable source d’information, ne pouvait pas remplacer le dialogue singulier malade – médecin, ni l’enseignement magistral, ni les précis, manuels et syllabus.  Les sites accessibles à nos patients sont de qualité inégale, parfois odieusement publicitaires, mais souvent aussi aberrants et dangereux.

L’obésité, que dans la langue feutrée actuelle nous appelons la surcharge pondérale, préoccupe beaucoup de nos concitoyens, tous âges, classes sociales et sexes confondus. Les régimes amaigrissants et les autres moyens de maigrir sont devenus un business rentable : il existe quasi autant de régimes que de thérapeutes.  Il n’y a pourtant aucune preuve qu’à nombre égal de calories, un régime soit plus efficace qu’un autre. « Une calorie est une calorie, qu’elle provienne des protéines, des graisses ou des hydrates de carbone : c’est le comportement qui doit être modifié. » 1

Les résultats des régimes étant souvent médiocres et temporaires, il est certain que les obèses seront de plus en plus tentés de chercher des conseils et des méthodes sur Internet … Ils ne seront pas déçus !  Une courte croisière de Netscape à Yahoo, sur le thème de l’obésité, est édifiante.  Jugez plutôt .

Il y a certes des sites sérieux, scientifiques, plus ou moins abordables par le patient, tel celui du GROS (Groupe de réflexion sur l’obésité et le surpoids), qui décrit de manière objective « les principaux régimes sur le marché de la maigritude » 2, d’Atkins à Montignac, de Mayo à Hollywood, et analyse l’efficacité à court et long terme, le mécanisme d’action réel ou prétendu et les conséquences de ces régimes sur l’organisme.  D’autres sites s’adressent surtout au corps médical, par exemple ceux de l’Association médicale canadienne 3 ou de l’Institut National de la Santé des USA (NIH). 4

Mais le patient qui cherche des conseils et des remèdes va rencontrer des sites plus accessibles, mais souvent non contrôlés, rarement désintéressés.
En voici quelques uns !  A vous d’apprécier !

Le concept holistique 5 est prôné par un certain docteur Sharon Weinberger, qui se proclame « éducateur en santé holistique et spécialiste en assuétude ».  Il fait appel à l’aspect émotionnel, mental et spirituel de l’obésité 6.  Le programme, avec sessions « on line » coûte 195 US$, mais on peut se contenter d’acheter le manuel (55.95 US$) ou de participer à des consultations sur le Net (50 US$ l’heure).

Anna Sue 7, une canadienne, était si obèse que ses gros bras ne lui permettaient pas de battre des mains et que pour lire, elle devait poser le livre sur son ventre.  Après de nombreux essais infructueux, rien qu’en s’astreignant à boire huit grands verres d’eau par jour, elle a perdu une bonne partie de ses 300 livres.  L’explication physiologique est simpliste et peu convaincante.

Les anges oubliés de la vie 8 sont une organisation fondée en Californie par Joy Robertson et Cecil Pullum, pour aider et rééduquer tous ceux qui ont des problèmes de poids.  En 1991, Joy pesait, paraît-il, 900 livres : elle était confinée au lit parce que ses jambes ne supportaient plus son poids ;  sa peau distendue, crevassée, saignait.  Grâce à un régime, à des exercices appropriés et à une volonté de fer, elle a perdu 550 livres !  Avec son ami Cecil, Joy s’est mise à diriger des séminaires, à écrire dans des magazines et à participer à des shows ;  les dons sont acceptés avec reconnaissance.

Outre l’extrait total de thé vert 9, riche en éphédrine et en caféine, on peut acheter sur le Net divers médicaments, parfois dangereux, dont l’efficacité est « démontrée » par des photos et témoignages.  La phentermine 10, une amphétamine, peut être achetée aisément à partir d’une carte de crédit dans diverses pharmacies « on line » recommandées (Safe Web Medical, Med Prescribe, e.prescribe …), sans prescription médicale.  L’action inhibitrice de l’appétit est décrite ; les effets secondaires, les contre-indications et les précautions sont toutefois énumérées  «Stimulez votre hypothalamus.  Toutefois, ne conduisez pas votre voiture avant d’avoir constaté les effets du médicament sur vous-même.  Consultez votre médecin si après avoir arrêté ce médicament vous éprouvez des symptômes tels que dépression, nausées, vomissements, tremblements. »  C’est-à-dire des symptômes de manque !

Comme les amphétamines, les diurétiques et les hormones thyroïdiennes, ces médicaments doivent être proscrits, en tout cas pour le seul traitement de l’obésité 11.

La gonadotrophine chorionique humaine (hcg) en préparation orale est chaudement recommandée par un certain docteur Belluscio 12, « chef de recherche », à partir de nombreux témoignages et d’une étude en double aveugle publiée sur Internet, bien entendu sans approbation d’un comité d’éthique et sans acceptation par un comité de lecture d’un congrès ou d’une revue médicale.  Et pourtant, la gonadotrophine chorionique en injection a fait dans l’obésité l’objet d’études sérieuses, sans résultat probant.

Plus pernicieux encore, le site du bon docteur Siegal 13 qui interpelle les obèses crédules : « N’est-ce pas votre thyroïde qui vous fait grossir ?  Votre médecin n’a-t-il pas raté votre problème thyroïdien ? »  Et ce nouveau docteur Knok d’affirmer que même si les tests thyroïdiens sont normaux, une hypothyroïdie larvée peut expliquer l’obésité.  Il demande à ses lecteurs de répondre à un questionnaire : à partir d’un certain score, il y a de fortes chances qu’ils soient hypothyroïdiens ; dès lors, ils devraient acheter le livre du docteur Siegal et ensuite le contacter.  Voici les questions :
- Transpirez-vous moins que la plupart des gens ?
- Avez-vous froid alors qu’autour de vous personne ne se plaint ?
- Vos mouvements sont-ils lents ?  Comparez-vous aux autres ?
- Votre pouls bat-il à 66 ou moins ?
- Pensez-vous que vous perdez plus difficilement du poids que d’autres ?
La méthode de calcul du score n’est pas donnée !  Ce qui laisse à cet escroc toute latitude de recruter des victimes.

La chirurgie « bariatrique » semble en vogue aux USA, car les sites sont très nombreux.  On trouve certes des informations sérieuses précisant les indications, les résultats et les risques des différentes techniques de restriction gastrique et d’anastomose gastro ou jejuno iléales, sur des sites universitaires.  Par contre, il y a une multitude de sites racoleurs, illustrés de photos et de témoignages.  Le curriculum des chirurgiens est étalé et leurs résultats présentés d’une manière triomphaliste.  Le « Broward Surgery Center » 14 est un exemple particulièrement surprenant.  Le chirurgien lui-même est un ancien obèse, dont les photos avant et après chirurgie illustrent le message publicitaire : il a déjà opéré 250 patients avec succès.  D’après ce chirurgien, les traitements médicaux ne sont efficaces que dans 5 % des cas et le résultat bénéfique n’est maintenu à long terme que dans 1 %.  Vous êtes peut-être un candidat à la chirurgie :
- si vous décidez de perdre du poids après le nouvel-an
- si vous devez vous arrêter pour reprendre votre souffle après dix marches d’escalier
- si vous choisissez une voiture où vous êtes plus à l’aise plutôt que celle que vous désirez
- si vous avez renoncé aux voyages en avion parce que les sièges sont trop étroits
- si, sur les photos de famille, vous vous placez toujours à l’arrière.

Le docteur Brewer 15, autre artiste de la chirurgie de l’obésité, a créé un club d’anciens opérés, les « copains du bypass » (Bypass Buddies) qui se réunissent dans la Brewer’s East Inn, sur Virginia Beach, tenue par Bob et Donna, les enfants du docteur Brewer !

Ces quelques exemples, pris au hasard, illustrent les dérives de l’Internet dans un domaine particulièrement sensible à la société de consommation nord-américaine.  Il est à craindre que les mêmes habitudes s’installent en Europe dans un proche avenir et que bientôt certains de nos patients recherchent sur Internet des solutions à leurs problèmes de santé, sans prendre avis de leur médecin.  A nous de dépister ces abus et ces dangers et de mettre nos patients en garde !

René Krémer

 

  1. J.M. OLEFSKY.  Obesity in Harrison’s principles of internal medicine (1994),  p. 446
  2. http://www.gros.org
  3. Détection, prevention et traitement de l’obésité, par Douketis et coll.  http://www.cma.ca
  4. Federal obesity clinical guidelines.  www.nhlbi.nih
  5. L’holisme est une doctrine épistémologique selon laquelle, face à l’expérience, chaque énoncé scientifique est tributaire du domaine tout entier dans lequel il apparaît (Petit Larousse illustré).
  6. http://www.holisticconcept.com
  7. http://www.suncompsvc.com/anna/water.htm
  8. hta/forgotten.angels
  9. teavert.htm
  10. www.phentermine.com
  11. M. Buysschaert.  L’obésité : de la physiopathologie au traitement.  Louvain Médical, 2001, 120-63.
  12. hegobentg.org
  13. www.drsiegal.com
  14. www.browardobesitysurgery.com
  15. http://www.drbrewersbuddies.com


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