Numéro 37 :

Promotion des médecins du 26 juin 2004

Allocution du Professeur Marcel Crochet, Recteur de l'UCL

 

Chers diplômés,

Il y a quelques semaines, j'étais l'invité d'une télévision locale pour y commenter l'actualité et livrer mes impressions au terme de neuf années de rectorat ; il m'avait été demandé, face à la caméra et sans préavis, de signer le livre des invités et d'y écrire un bref message.  Sans beaucoup hésiter, j'ai choisi " les jeunes sont notre avenir ".  Tout au long de ma carrière universitaire, j'ai en effet été captivé par l'extraordinaire potentiel que représentent ces milliers de diplômés qui, au terme d'un long périple, se lancent chaque année dans la vie active et façonneront  notre monde durant plusieurs décennies.  Je dois vous avouer que, face aux exigences de la société contemporaine, nous nous posons fréquemment la question : " L'université doit-elle former des sages ou des professionnels compétents ? "  J'ai la conviction qu'à raison nous avons opté pour la double qualité : vous êtes des sages et des professionnels compétents !  C'est vous dire toute la joie que nous ressentons aujourd'hui alors que vous achevez avec succès une étape importante de votre existence.  Grâce au soutien de vos parents qui vous ont encouragés dès vos études primaires, celui de vos professeurs à tous les niveaux d'enseignement, grâce à l'aide de l'ensemble du personnel de l'université qui accomplit une tâche considérable dans un contexte difficile, grâce aussi, bien sûr, à votre effort personnel, vous disposez aujourd'hui d'un billet d'entrée privilégié dans le monde du travail, du service et de l'action. 

Oui, vous êtes notre avenir !  Mais quelle responsabilité pèsera sur vous dans un monde complexe où le progrès avoisine l'incertitude !  Progrès réel au sein d'une Europe élargie, où règne la paix depuis soixante ans, où la démocratie, le bien-être social, la solidarité, la liberté individuelle sont des acquis incontestés.  Mais aussi, incertitudes majeures face à la montée de partis extrémistes et fascisants, face au terrorisme international, au bellicisme religieux, aux tensions économiques, à la persistance d'un chômage endémique.  Incertitude encore quant à l'avenir du continent oublié qu'est l'Afrique centrale, auquel il est urgent que s'intéresse le reste du monde. 

Quelles sont nos priorités ?  Où se situe le débat qui engendre une vision à long terme d'un monde de paix et de respect de l'autre ?  Ce débat a-t-il le privilège d'exister aujourd'hui ?  L'écrivain et journaliste Jean-Claude Guillebaud pose la question dans son livre " Le goût de l'avenir " en ces termes imagés :  " hier, écrit-il, le sablier, étranglé en son milieu mais élargi dans ses deux extrémités, figurait assez bien notre rapport au temps.  L'étroit passage médian correspondait au présent tandis que les deux masses sphériques désignaient le passé abouté à l'avenir.  Le présent, mince rétrécissement du sablier, n'avait droit qu'à la portion congrue. [...]  Nous étions surtout habités par la mémoire et mus par le projet. [...]  Cette représentation n'est plus pertinente.  L'étroit goulot du présent s'est élargi au détriment des deux bulles de l'ancien sablier.  Le présent a pris toute la place. . [...]  Le futur ne vaut plus ce qu'il valait. "  Guillebaud s'inquiète de la mutation insidieuse du discours quotidien, où la rhétorique obsessionnelle du changement masque l'absence de projet.  " Le discours quotidien se réduit parfois à une mise en avant des arrangements pragmatiques.  C'est un discours d'attente, de minorisation des perspectives à long terme.  C'est un discours sans vision. "

Vous êtes des sages, mais que sera votre sagesse ?  Désirez-vous participer à l'élaboration d'une vision du monde, ou votre sagesse se réduirait-elle à la contemplation, à l'adaptation, à la soumission, à l'espérance qui reporte sur d'autres la responsabilité du futur ?  Même s'il s'agit d'options individuelles tout à fait respectables, j'ai la conviction que le monde d'aujourd'hui a besoin de jeunes bien formés qui se mettent en marche, animés d'une vision à long terme.  Guillaume de Saint-Thierry, grand mystique du XIIème siècle, natif de Liège, faisait l'éloge des hommes " en chemin. "  " Ils sont parfaits, écrit-il, en ce qu'ils oublient ce qui est derrière eux pour se tourner vers ce qui est en avant ; ils sont voyageurs en ce qu'ils sont encore en chemin. "  Huit siècles plus tard, ne retrouvons-nous pas la même appréciation chez Paul Valéry lorsqu'il écrit que " les esprits valent selon ce qu'ils exigent.  Je vaux ce que je veux . "

Mais, me direz-vous, cela vaut-il la peine d'intervenir face à un formidable monde en marche, moi qui suis pris dans les engrenages d'une société organisée, dominée par des forces politiques et économiques que je ne puis maîtriser ?  J'ai trouvé pour vous une réponse dans un petit livre d'une force étonnante, intitulé " Le métier d'homme ".  Son auteur, Alexandre Jollien, a étudié la philosophie et est handicapé de naissance ; l'exigence du quotidien l'oblige à tout mettre en œuvre pour risquer la singularité, assumer une place dans le monde, et, il l'écrit, sauver sa peau.  Mais sa singularité ne l'empêche pas de donner une priorité au projet, qu'il met en évidence de manière très symbolique. " Un poisson, écrit-il, eut jadis la singulière idée de sortir des eaux primitives.  On peut imaginer le regard que portèrent sur le prototype les autres poissons, conservateurs, pour qui l'eau confortable représentait la sécurisante et unique mer patrie...  Le progrès vit donc le jour grâce à un poisson bien peu ordinaire, sorte extravagante de vilain petit canard des océans.  Que penser de ces découvertes fortuites dues à l'exubérance de quelque original très souvent mis au ban de la société ? "  Il conclut que " le métier d'homme, sujet grave, austère parfois, réclame donc un engagement constant, une légèreté qui veut jeter un regard neuf sur le monde. Au combat donc, car tout est à bâtir avec légèreté et joie !"

Mais, me direz-vous encore, si je suis cet original qui s'engage, ne vais-je pas me trouver bien seul ?  Ne craignez rien !  Au cours des dernières décennies, le monde s'est couvert d'un nombre considérable de réseaux, de nœuds interconnectés où nous dépendons tous les uns des autres.  Réseaux de communication, d'universités, d'entreprises, de capitaux, mais aussi réseaux d'hommes et de femmes, de volontés diverses qui se reconnaissent, s'unissent et veulent construire. " Sans l'autre, écrit Alexandre Jollien, je ne suis rien, je n'existe pas.  Autrui me constitue comme il peut me détruire.  Derrière le mot, pompeux et galvaudé, se cachent mille visages et sourires, une multitude de relations possibles.  La présence de l'autre jalonne mon existence. "  Ce sera la clef de votre réussite : reconnaître le visage de l'autre, comprendre son héritage et ses motivations, l'origine de sa vision, accepter qu'ensemble vous pouvez mieux faire.

Vous, nouveaux médecins, vous êtes déjà engagés à être proches de l'autre lorsque vous avez choisi vos études.  Il n'empêche que vous allez être confrontés à des défis considérables dans l'exercice de votre profession ; votre carrière sera beaucoup plus exigeante que vos études.  Les progrès étourdissants de la médecine au cours des trente dernières années posent de nouvelles interrogations sur le plan éthique.  Face aux développements majeurs dans des domaines aussi divers que la génétique, les cellules souches ou la transplantation d'organes, pour ne citer que ceux-là, face au vieillissement de la population qui ne cessera de s'accentuer durant l'exercice de votre carrière, face aussi au coût croissant de la sécurité sociale, vous serez inévitablement amenés à faire des choix, où votre comportement éthique sera déterminant.  Vous devrez vous référer aux commissions d'éthique, prendre l'avis de vos confrères et tout particulièrement du personnel soignant qui, souvent, vous aidera grâce à sa longue expérience du malade.  L'essentiel sera de vous laisser guider par votre conscience, tout en reconnaissant le patient en tant que personne, qui attend beaucoup de vous, qu'il soit pauvre ou riche, jeune ou vieux.  Par ailleurs, alors que la médecine ne cessera de progresser, vous aurez le devoir de poursuivre en permanence votre formation, pour que vos patients puissent toujours bénéficier des meilleurs soins.

Vision d'avenir, action, respect d'autrui... comment ne pas vous rappeler le moment de grâce qu'a connu notre université le 2 février dernier lorsqu'elle a décerné le doctorat honoris causa à trois personnalités d'exception, qui, chacune selon son tempérament et son contexte, luttent pour la paix.  Andrea Riccardi a fondé la communauté de Sant'Egidio qui, au-delà de sa solidarité envers les pauvres et les exclus,  développe une action diplomatique étonnante pour résoudre les conflits dans des dossiers aussi brûlants que ceux du Mozambique, de l'Algérie ou du Guatemala.  Marguerite Barankitse a pour devise que " le mal n'aura jamais le dernier mot " ;  depuis dix ans, elle accueille avec joie des milliers d'enfants orphelins ou abandonnés du Rwanda, du Burundi et du Congo, sans distinction d'ethnie ou de race.  Emile Shoufani, prêtre, Arabe, Palestinien et de nationalité israélienne, œuvre pour la paix dans une région bouleversée, faisant tout pour que chacun rencontre l'autre et mette ainsi fin au cercle de haine.  " Nous vivons aujourd'hui, nous a-t-il dit, une invitation à offrir notre lumière intérieure au monde.  Cette lumière qui est la référence continuelle à notre humanité, à notre participation à Dieu.  Cette force qui nous habite, il faut la faire sortir pour découvrir que l'autre est une lumière infinie.  Il ne s'agit pas de " faire " ou " d'avoir ".  Il s'agit "d'être", pour chacun d'entre nous, là où il est, au premier regard.   [...]  Je ne peux faire ou être en paix sans la lumière de celui ou de celle qui est à côté de moi."

Chers diplômés, vous qui êtes notre avenir, je sais que là où vous vivrez, là où vous travaillerez, vous construirez et vous serez.  Tout en vous recommandant de cultiver votre sagesse, je vous souhaite à chacun une belle carrière professionnelle ainsi que l'accomplissement personnel qui répond à vos attentes.


 

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