Numéro 32 :
Promotion des médecins du 28 juin 2003
Allocution du Professeur Marcel Crochet, Recteur de l'UCL
Chers Diplômés,
Nous sommes réunis aujourd’hui pour célébrer l’événement majeur que constitue l’obtention de votre diplôme universitaire. Fruit d’un long travail, je puis vous assurer que sa valeur est grande, qu’il est un passeport pour le monde et que votre université, désormais votre Alma Mater, jouit d’une réputation incontestable tant en Europe que sur les autres continents. L’UCL se définit comme université européenne, ouverte sur le monde ; ses diplômes portent l’empreinte de cette volonté. La cérémonie d’aujourd’hui est aussi une fête pour vos professeurs, vos assistants et tous les membres du personnel de l’université et des cliniques universitaires, parce que votre réussite est la leur. Ils sont cinq mille au sein de l’UCL, quatre mille dans nos cliniques Saint Luc et Mont-Godinne, à travailler d’arrache-pied, dans les conditions difficiles de la Communauté française, pour accroître sans cesse la valeur des diplômes que nous décernons ; ils veulent construire les études sur un socle de recherche solide et novateur et sur une offre de soins du plus haut niveau. Enfin, je ne pourrais assez insister sur l’immense gratitude que la grande majorité d’entre vous devez à vos parents et vos proches qui, très tôt, vous ont donné le goût des études. Sans eux, sans leur détermination, leur conviction, leur confiance dans l’avenir, vous ne seriez pas ici aujourd’hui.
Chez nous, en Belgique, la remise des diplômes coïncide, à quelques jours près, avec le solstice d’été, qui ne fait qu’accroître l’esprit de fête. Les universités d’outre-atlantique terminent quelques semaines plus tôt et organisent, à cette occasion, de grandes cérémonies qui portent un nom à première vue étrange. Le « graduation day » s’accompagne de la cérémonie du commencement ; aux Etats-Unis, la fin des études s’appelle commencement ! Quelle bonne idée ! Dans un beau livre paru tout récemment et intitulé « Le bonheur », Jacqueline Kelen consacre un chapitre au mot « commencer ». « Commencer, » écrit-elle « c’est découvrir, se lever, s’étonner. C’est un défi en même temps qu’une confiance. Sentir que tout est possible, savoir que rien n’est assuré. On envoie au monde des signes d’amour sans rien attendre, mais avec le cœur battant. C’est le pas d’une fourmi et l’envol d’un faucon. Tout commencement recèle fraîcheur et acuité et se révèle ouverture. » Jacqueline Kelen renvoie le lecteur à cette belle phrase de Jean Giono, que vous devriez savourer aujourd’hui : « Le soleil n’est jamais si beau qu’un jour où l’on se met en route. »
Encore faut-il que la route soit aussi lumineuse que le soleil. Est-elle claire alors que les armes font la loi en Palestine, en Irak, au Kivu, en Tchétchénie, en Afghanistan et dans tant d’autres endroits du monde ? Est-elle ouverte alors que, au sein d’une économie globalisée, l’Afrique risque de devenir peu à peu le continent oublié ? Est-elle accueillante alors qu’une crise économique dont l’issue est incertaine empêche nombre de nos concitoyens et de jeunes de votre âge de trouver du travail ? Ne manquons-nous pas d’une vision de la société propice à l’égalité des chances ? Fort heureusement, la nation européenne se met peu à peu en place et ouvre des perspectives nouvelles. Au moment où vous allez prendre la route, l’horizon se fond-il dans un monde gris, faible d’espérance ?
Je ne le pense pas. Bien au contraire, je suis convaincu que l’horizon va s’éclaircir parce que vous avez un immense pouvoir sur le devenir du monde. Vous disposez de ces armes extraordinaires que sont l’intelligence et l’enthousiasme. Si vous y joignez la volonté, vous transformerez le monde. Tout est possible pour ceux qui ont la volonté. Lors d’une belle cérémonie tenue ici même le 3 février dernier, votre université décernait un doctorat honoris causa au professeur d’économie Muhammad Yunus, président de la Grameen Bank, la banque des pauvres du Bengla Desh. Il y a trente ans, choqué de voir combien les populations pauvres du village proche de son université souffraient parce qu’elles ne pouvaient obtenir le petit capital nécessaire pour travailler, il avait prêté 27 dollars à 42 personnes pour les aider à sortir des transactions injustes auxquelles elles étaient soumises, que ce soit pour acquérir du matériel aussi élémentaire que des cyclo-pousse ou du petit équipement de cuisine. En 1983, il créait la banque des pauvres. Aujourd’hui, la Banque Grameen travaille dans 41000 villages et prête à plus de 2 millions d’emprunteurs, dont 94% sont des femmes pauvres, avec un taux de remboursement au-dessus de 98%. Dans son allocution, Muhammad Yunus nous a parlé de la volonté. « Nous voulions aller sur la lune ; nous y sommes allés. Nous voulions communiquer très vite ; nous avons développé les technologies de la communication. Nous accomplissons ce que nous voulons bien accomplir. Si nous n’accomplissons pas quelque chose » nous disait-il « notre premier soupçon doit se porter sur l’intensité de notre désir d’accomplir. »
J’ai découvert que cette référence de Muhammad Yunus à la volonté, si simple et si directe, exprime en termes d’aujourd’hui ce que le philosophe Alain écrivait, il y a 80 ans, dans son propos sur « le devoir d’être heureux ». « Il n’est pas difficile d’être malheureux ou mécontent ; il suffit de s’asseoir, comme fait un prince qui attend qu’on l’amuse ; ce regard qui guette et pèse le bonheur comme une denrée jette sur toutes choses la couleur de l’ennui. … Ce qui me paraît évident, c’est qu’il est impossible que l’on soit heureux si l’on ne veut pas l’être ; il faut donc vouloir son bonheur et le faire. Ce que l’on n’a point assez dit, c’est que c’est un devoir aussi envers les autres que d’être heureux. On dit bien qu’il n’y a d’aimé que celui qui est heureux ; mais on oublie que cette récompense est juste et méritée. »
Il vous faut donc vouloir être heureux, vouloir partager ce bonheur avec les autres, vouloir que le monde soit plus heureux. Comment vous y prendrez-vous ? Mon premier conseil est de vous faire reconnaître au sein de votre environnement par la qualité de votre travail. Il ne s’agit pas de vous lancer dans une compétition effrénée pour dépasser sinon écraser les autres ; la qualité dont je parle est celle qui vous fera reconnaître comme homme ou femme sur lesquels on peut compter, auxquels on fait confiance, dont les actes et les projets sont porteurs d’espérance.
Mon second conseil est que vous réalisiez que vous n’êtes pas seul, que la solidarité est indispensable pour un monde meilleur, que la fin du vingtième siècle a vu l’émergence de ce qu’on appelle une société en réseau. Un réseau, c’est un ensemble de nœuds interconnectés. Vous serez un nœud, tout comme votre cabinet, votre hôpital, votre laboratoire, votre centre de recherches. Dans la société d’aujourd’hui, un nœud meurt s’il n’alimente pas les autres nœuds, s’il ne reçoit pas lui-même les flux issus d’autres nœuds. Un ensemble de nœuds s’éteint s’ils s’isolent du reste du réseau. Votre rôle sera d’éclairer, d’animer votre nœud, d’en faire une étoile et d’alimenter les flux, dans un grand esprit de solidarité locale, régionale, internationale. Le poète Apollinaire ne se préoccupait certainement pas de réseaux, mais j’aime le citer lorsqu’il disait « Il est grand temps de rallumer les étoiles. »
Mon troisième conseil pourrait paraître superflu, dès le moment où il s’ajoute à la qualité et à la solidarité. Je voudrais que vous reconnaissiez la démarche éthique comme une clef indispensable à la fois pour l’exercice de votre profession et pour le bonheur du monde. L’évolution des sciences médicales est tellement rapide et complexe qu’une réflexion éthique permanente est devenue essentielle, si l’on veut sauvegarder la place du patient dans toute son humanité. Il n’y a ni qualité, ni solidarité sans prise en compte de l’éthique.
En tant que médecins, votre tâche est immense. Vos prédécesseurs ont, en moins d’un siècle, donné à l’humanité un nouvel espoir. Ils ont accru de manière extraordinaire la qualité de la vie ; ils ont fait reculer les frontières de la maladie et de la mort. Ces grandes avancées sont loin d’être terminées : il ne se passe pas un mois sans que nous n’apprenions que d’autres découvertes, d’autres thérapies accroîtront bientôt l’arsenal dont vous disposez pour vaincre la maladie. Il vous appartiendra de poursuivre cet élan, tout en intégrant toutes ses dimensions : le respect du patient, quel que soit son âge, le souci d’une répartition équitable des soins, la recherche médicale, mais aussi la coopération au développement, la solidarité internationale, la volonté d’accroître la qualité de vie dans les régions du monde qui n’en bénéficient pas aujourd’hui. Vous avez devant vous une carrière extraordinaire et exaltante ; vous ne la réussirez que si vous la laissez guider par la qualité, la solidarité et les valeurs éthiques, alimentées par votre volonté de bonheur.
Il y a plus de trente ans, Mère Teresa écrivait, sur les bords du Gange, une prière qui est un véritable hymne à la vie. Je ne puis m’empêcher de vous en citer quelques lignes qui vous conforteront au seuil de votre carrière.
La vie est une chance, saisis-la.
La vie est beauté, admire-la.
La vie est rêve, fais-en une réalité.
La vie est défi, fais-lui face.
La vie est devoir, accomplis-le.
La vie est précieuse, prends-en soin.
La vie est richesse, conserve-la.
La vie est amour, jouis-en.
La vie est promesse, remplis-la.
La vie est bonheur, mérite-le.
Chers diplômés, je vous souhaite à tous beaucoup de succès dans vos entreprises ainsi qu’une vie remplie de bonheur.