Numéro 27 :
Promotion des médecins du 29 juin 2002
Allocution du Professeur Marcel Crochet, Recteur de l'UCL
Chers diplômés,
Je vous adresse mes plus chaleureuses félicitations ! Vous disposez enfin du diplôme qui atteste votre potentiel et votre aptitude à jouer un rôle au sein de la société et vous permet surtout d'exercer le beau métier que vous avez choisi. Il récompense les efforts que vous avez déployés durant plusieurs années pour apprendre et pour vous former à la prise d'importantes responsabilités. Votre diplôme est l'aboutissement de la persévérance de vos parents qui vous ont aidés à maintenir le cap de l'éducation durant tant d'années de scolarité ; ne manquez pas de leur exprimer votre chaleureuse gratitude. Il est aussi, ne l'oubliez pas, le fruit des efforts d'une communauté de citoyens qui, par solidarité, placent l'éducation parmi leurs priorités et vous ont permis d'acquérir une formation de qualité ; il vous appartiendra de préserver, pour les générations futures, cet acquis social majeur.
Je puis vous assurer que votre niveau de formation est élevé et que la qualité de votre diplôme est largement reconnue ; elle l'est grâce au travail de ces treize cents professeurs, dix huit cents assistants et chercheurs et deux mille membres du personnel administratif et technique de notre université qui poursuivent avec détermination leurs missions de recherche et d'éducation. Elle l'est tout particulièrement grâce au travail des membres de la Faculté de médecine, des Cliniques universitaires Saint-Luc et de Mont-Godinne qui s'efforcent de réaliser ensemble nos grandes missions d'enseignement , de recherche et de service. Je tiens à saluer ici toute l'énergie et l'enthousiasme qu'ils développent pour faire vivre l'enseignement dans un contexte particulièrement difficile.
J'aime associer, aux promotions successives, un signe du temps qu'elles retrouveront un jour en parcourant l'album de leurs souvenirs. Il y a deux ans, nous célébrions les diplômés de l'an 2000 ; l'année dernière, nous fêtions ceux du 575ème anniversaire de l'Université catholique de Louvain, héritiers d'un long cheminement de notre institution au service de la recherche et de l'enseignement. Cette année, il est bien difficile d'identifier ce signe du temps. Vous vous souviendrez probablement d'avoir reçu votre diplôme en un moment de grande incertitude. Les attentats du 11 septembre, l'amplification du conflit du Proche-Orient, la crise économique dans laquelle s'enlise le monde, un sentiment latent d'insécurité, le repli frileux face à l'immigration sont autant de facteurs d'inquiétude qui nous interpellent. Je réalise qu'en ce moment, heureux d'avoir achevé votre parcours universitaire, vous êtes submergés par la satisfaction du travail accompli, par la gratitude, le désir de vacances, le souci de votre prochain emploi. Lorsque vous aurez pris le recul nécessaire, vous devrez cependant vous poser une question qui gouvernera votre vie : quelle est ma responsabilité d'universitaire et d'intellectuel, que puis-je faire pour le monde ?
Laissez moi vous lire une fable que raconte Siddhartha, écrivain, journaliste et leader social indien, dans un petit livre intitulé Lettres du Gange. Une fourmi toute jeune, en quête du sens de la vie, remarqua au loin un attroupement. Elle se dépêcha vers le lieu de l'événement pour mieux voir ce qui se passait. Devant elle, elle vit une petite montagne de fourmis entassées les unes sur les autres, et d'autres fourmis qui se précipitaient en masse pour se joindre à la mêlée. Au milieu de toute cette bousculade, on entendait un seul refrain, sans cesse répété : " il faut arriver au sommet ! " La jeune fourmi se jeta à corps perdu dans cette frénésie, jouant des coudes avec les autres pour arriver la première au sommet. La compétition dura plusieurs heures, au cours desquelles plusieurs fourmis furent écrasées et blessées. A la fin, l'une des fourmis, poussée par l'élan des autres, atterrit au sommet. Ce qu'elle vit la laissa ébahie. " Il n'y a rien, au sommet !" s'exclama-t-elle. " Il n'y a absolument rien, tout en haut."
Quelle est la morale de cette histoire ? La société d'aujourd'hui met sans cesse en exergue les attitudes compétitives. Certaines entreprises ont pour objectif d'absorber les plus faibles et de devenir les plus puissantes du monde. Trop d'individus sont programmés pour atteindre le sommet et acquérir du pouvoir, quitte à passer sur la tête des autres pour y parvenir. Les gagnants atteignent la gloire et la fortune tandis que les perdants sont foulés aux pieds, matériellement et émotionnellement. Il y va des individus comme des régions et des pays, où le retard économique et social ne cesse de s'accroître. Mais qu'en est-il des besoins fondamentaux des personnes et des peuples, de ces besoins de fraternité, d'écoute, de solidarité qui donnent un sens à la vie ? La fourmi qui atterrit au sommet a-t-elle jeté un seul regard à celles qui l'entourent dans sa conquête du sommet ? Probablement pas. Le Père Ceyrac, jésuite français, vient d'écrire ses souvenirs au terme de soixante années exceptionnelles d'apostolat et d'aide humanitaire en Inde ; il reconnaît lui-même que " nous passons souvent près d'hommes et de femmes extraordinaires, de beauté et de richesse intérieures mais que nous ne savons pas voir. Aveugles ou myopes que nous sommes, préoccupés de nos petits problèmes ou divertis par une activité fébrile et vide. Ce n'est que plus tard, trop tard, après leur passage que nous les découvrons, de loin. "
Chers diplômés, je voudrais vous donner deux conseils. Mon premier est de pratiquer l'excellence. Ne vous y méprenez pas : ne confondez pas l'excellence avec l'élitisme ou la compétition. Ma définition de l'excellence, c'est la qualité du travail sur lequel les autres, vos patients d'abord, vos collègues, la population qui vous entoure, tous ceux qui dépendent de vous peuvent s'appuyer les yeux fermés. Plus que jamais, la société a besoin d'assises solides. Chacun doit pouvoir compter sur l'autre au sein des réseaux qui recouvrent le monde ; leur valeur ne dépassera jamais celle du maillon le plus faible.
Mon second conseil est de pratiquer cette excellence dans un esprit de solidarité, au sein d'un monde qui s'est totalement redessiné au cours des dernières décennies et où je perçois plusieurs horizons. Votre horizon de proximité d'abord, votre ville, votre région où, en tant que médecins, vous contribuerez au bien commun. Votre tâche sera considérable : soigner vos patients en préservant, toujours leur dignité ; lutter pour que ne s'installe pas une médecine à deux vitesses, qui varie selon les revenus des familles ; vous instruire sans cesse, pour que chacun puisse bénéficier des méthodes de soins les plus efficaces ; vous laisser guider par une éthique réfléchie et fondée sur les valeurs auxquelles vous venez d'adhérer. Dans votre communauté, reconnaissez l'autre, acceptez la diversité qui fait la richesse d'un peuple. Faites aussi en sorte que chacun puisse bénéficier de la chance que vous avez connue d'accéder à l'enseignement supérieur, quel que soit son statut social ou son origine.
Le second horizon qui gouvernera votre vie sera, j'en suis convaincu, cette Europe que nous construisons depuis cinquante ans. Agissez, pensez en tant que citoyens européens ! L'Europe ne se résume pas à un continent où s'installent l'union économique, une monnaie unique, l'harmonisation industrielle, un espace commun d'enseignement supérieur qui, certes, lui permettront d'occuper dans le monde la place qui lui revient. Sa longue histoire, sa diversité culturelle, la richesse de sa tradition chrétienne et ses valeurs lui permettent de s'approprier une vision beaucoup plus large. L'Union européenne doit s'attaquer, écrit le Commissaire européen Pascal Lamy, à trouver les clés d'une gouvernance d'un monde transnational. " Ses valeurs en dessinent le projet : l'économie sociale de marché, l'attachement à une civilisation, à une culture ; la sensibilité aux inégalités Nord-Sud, la conscience de l'unité écologique de la planète. Ce que nous avons entrepris chez nous, et réussi en partie, nous devons l'entreprendre pour notre planète. "
Notre planète, voilà le troisième horizon que vous ne pouvez oublier. Comment pourrait-on réduire les tensions du monde sans s'attaquer aux différences qui s'aggravent entre le Nord et le Sud, sans lutter contre l'injustice, sans renforcer les soins de santé dans les pays pauvres, sans accroître l'accès à l'éducation ? Soyez convaincus que, grâce à votre influence au sein de votre milieu de travail et plus largement au sein de la société, vous serez à même de réduire un tant soit peu les inégalités du monde, si vous en avez la volonté.
Pour réussir ce rêve auquel je crois, il faudra éviter de vous engouffrer dans votre carrière, sans prendre le temps de jeter un regard sur vous-même. Le psychanalyste Carl Jung était un jour en excursion quelque part en Afrique, accompagné de quelques autochtones. Il s'étonnait de ce que ses compagnons désiraient s'arrêter pour se reposer plus souvent qu'il ne lui semblait nécessaire. Il ne voulait surtout pas tomber dans l'habituel piège de l'ethnocentrisme en concluant que les indigènes étaient paresseux. Toutefois, les haltes ne cessaient de se multiplier. A bout de patience, il leur demanda pourquoi ils avaient besoin de se reposer aussi fréquemment. Leur réponse le laissa pantois : " Lorsque nous marchons sur ces pistes, nous nous arrêtons de temps à autre quand nous nous apercevons que nos âmes n'arrivent plus à nous suivre. Lorsque nous les avons trop distancées, nous attendons un peu, pour leur permettre de nous rattraper. Sans elles, nos idées deviennent confuses, et nous nous perdons. "
Chers diplômés, ne vous perdez pas. Permettez à votre âme de vous suivre, pour que vous gardiez toujours à l'esprit l'objectif de solidarité qui vous anime aujourd'hui et le souvenir d'une université fière de son projet, qui sera toujours heureuse de vous accueillir. Je vous souhaite une belle carrière et, surtout, beaucoup de bonheur.