Numéro 22 :
Promotion des médecins du 30 juin 2001
Allocution du Professeur Marcel Crochet, Recteur de l'UCL
Chers diplômés,
L’Université catholique de Louvain, fondée le 9 décembre 1425, a atteint cette année l’âge respectable de 575 ans. Au cours des derniers mois, les Facultés et l’Université toute entière ont célébré avec fastes ces presque six siècles voués à l’enseignement, à la recherche de la vérité et au service à la société. Nous sommes les héritiers d’Erasme, Mercator, Juste Lipse, Vésale, Minckelers, Lemaître, Mgr Ladeuze, ces grands noms qui, avec tant d’autres, ont fait de notre université cette grande institution européenne qui s’enorgueillit de compter quelque 120.000 diplômés répartis dans le monde entier.
La promotion du 575ème anniversaire, que nous célébrons aujourd’hui, est cependant la fête la plus importante de l’année : nous avons rendu hommage à ceux qui ont fait l’université, mais vous construirez l’avenir. La qualité de votre diplôme est le plus beau témoignage d’une histoire qui se déroule avec constance depuis si longtemps. Votre réussite est le résultat de votre travail ; elle n’aurait pas été possible sans la persévérance de vos parents qui, depuis tant d’années, vous ont guidés puis aidés pas à pas dans votre formation. Je tiens aussi à souligner le dévouement de vos professeurs, de vos assistants et de tout le personnel de l’université qui s’efforcent de mettre à jour le contenu de l’enseignement et d’adapter les méthodes pédagogiques pour répondre à la demande des étudiants et les former aux exigences du monde du travail.
Il vous appartient, Chers diplômés, de prendre le relais des multiples générations d'universitaires qui vous ont précédés et de vous montrer dignes du titre qui vous est décerné aujourd'hui ; sachez que moins de dix jeunes sur cent y ont accès en Communauté française de Belgique. Cette prise de relais est un véritable défi au sein d’un monde où tout se passe vite, beaucoup trop vite. Dans une œuvre récente intitulée « D’où viens-tu ? », Elie Wiesel, docteur honoris causa de notre université, analyse avec profondeur quelques textes anciens de la littérature talmudique. Ces textes se situent en dehors du temps et s’intègrent dans la lente marche de l’humanité, si présente dans les textes bibliques. Par contraste, Elie Wiesel se plonge aussi dans la réalité contemporaine. « Tout se passe vite », écrit-il. « Nous assistons à une étrange accélération de l’histoire. La science a fait plus de progrès en trente ans qu’en trente siècles. L’homme a conquis l’espace et exploré le fond des océans – mais qu’en est-il du cœur humain ? La technologie court en avant, mais la morale traîne et se laisse dépasser par la connaissance. Nous parlons à des inconnus par-delà les continents, mais n’avons rien à dire au voisin de palier ».
La plupart d’entre vous quittent aujourd’hui le monde des études pour trouver un emploi et accéder à la vie active. Je vous souhaite un plein succès dans votre vie professionnelle à laquelle vous êtes incontestablement bien préparés. En ce jour très particulier, je voudrais cependant vous suggérer beaucoup plus et vous donner deux conseils. Mon premier est de laisser de la place au rêve, sans lequel nous ne parviendrons pas à ce que l’homme gagne la course du monde. Alors que je préparais ce discours et voulais vous entretenir des bienfaits du rêve, j’ai découvert quelques lignes qui me confortent et répondent assez étonnamment aux interrogations d’Elie Wiesel, tant dans son contenu et que dans son contexte. Thimoty Radcliffe est maître de l’Ordre des Dominicains ; il parcourt la Terre pour dialoguer avec les communautés religieuses du monde entier. Dans un livre plein d’intelligence et de cœur comme le dit son titre, « Je vous appelle amis », il écrit : « La Bible est remplie de rêves. Isaïe rêve d’un monde où le loup s’étendra à côté de l’agneau, un monde rempli de paix. Notre société est tentée par le fatalisme, elle est portée à croire que rien ne pourra jamais vraiment changer, que nous ne pouvons pas faire grand-chose contre la pauvreté, contre la corruption. On appelle cela le réalisme. Mais nous, chrétiens, nous savons que les seuls vrais réalistes sont les rêveurs ».
L’histoire des dernières décennies donne raison aux rêveurs. L'Union européenne devient une réalité. Elle marque la fin de guerres séculaires et de tragédies qui ont ensanglanté nos pays pendant des siècles ; elle est l’amorce d’une Europe sociale où, à côté du développement économique, nous souhaitons que se répandent les meilleures pratiques de solidarité. Cette Europe n’aurait pas existé sans le rêve de grands penseurs tels que Jean Monnet, Robert Schuman et Paul-Henri Spaak. En Afrique du Sud, le régime d’apartheid a vécu grâce au rêve de Nelson Mandela, qui a fait revivre l’espoir. Un des plus grands rêveurs des Etats-Unis fut incontestablement Martin Luther King ; son rêve de la terre promise, qu’il proclamait avec tant de conviction en août 1963 sur les marches du Lincoln Memorial à Washington, lui a coûté la vie, mais il a profondément imprégné la conscience des jeunes américains.
Le rêve est porteur ; notre monde en a grand besoin. Nous devons concevoir une société où nous reconnaissons l’autre comme un partenaire indispensable de notre identité plutôt que de nous réfugier dans un camp retranché. Il est urgent de rêver d’un monde de solidarité où les stratifications étanches ne deviennent pas la règle, alors que les risques se multiplient. Serons-nous à même de gérer la cohabitation des générations au sein d’une société où l’espérance de vie sera de plus en plus longue ? Une place égale sera-t-elle enfin accordée à l'homme et à la femme ? Parviendrons-nous à intégrer les citoyens immigrés pour qu’ils jouissent de tous nos droits et bénéficient des mêmes avantages ? Le temps n’est-il pas venu de mettre en place une véritable solidarité internationale pour permettre le développement des pays les plus pauvres ? Ne devons-nous pas imaginer un nouveau mode de vie pour que les citoyens du 22ème siècle ne condamnent pas la mémoire des générations qui ont épuisé leur planète ?
Il serait trop simple et même naïf de confier au seul monde politique la solution de ces défis majeurs qui affectent l’humanité et décideront de son sort. Il vous appartiendra, en tant qu’intellectuels, dans votre propre sphère d’influence, non seulement de rêver au monde que nous voulons construire mais aussi de réfléchir à sa mise en œuvre et de vous engager. C’est là mon second conseil : l’action et l’engagement. « Je sais maintenant, écrivait André Malraux, qu’un intellectuel n’est pas seulement celui à qui les livres sont nécessaires, mais tout homme dont une idée, si élémentaire soit-elle, engage et ordonne la vie ».
Vous, médecins, occuperez une place exceptionnelle dans le monde où vous exercerez vos talents. Vous savez beaucoup mieux que moi que nous connaîtrons durant les prochaines décennies des progrès considérables dans le domaine de la santé. La longévité s’accroît, les espoirs de soigner les plus grands fléaux de ce temps se multiplient ; on entrevoit la guérison prochaine de certaines maladies génétiques. Vous allumez, par votre profession, une lueur d’espérance pour ceux qui souffrent. Cependant, tant en clinique qu’en recherche, les problèmes éthiques se multiplient, pour lesquels il n’existe pas de solutions déductives ou rationnelles. L’insuffisance numérique du corps médical qui risque de suivre l’imposition du numerus clausus ne fera qu’accentuer les difficultés. Seules vos finalités et vos valeurs vous permettront de faire des choix. Pour choisir votre voie, gardez toujours à l’esprit que vous soignez un homme, une femme, un enfant qui cherche votre regard et votre attention. Tous les programmes de développement des cliniques Saint-Luc, des cliniques de Mont-Godinne et de votre faculté commencent par l’énoncé d’un objectif : le patient est au centre de nos préoccupations. Vous avez appris cette vision tout au long de vos études ; ne l’oubliez jamais.
Mes deux recommandations, le rêve et l’action, sont le signe de la confiance que vous porte votre institution au moment où vous allez entrer dans la vie active. Ne croyez pas que ma génération reporte sur la vôtre la responsabilité du futur ; vous vivrez, vous agirez au sein d’une société ballottée, depuis quelques années, par des vagues d’une grande puissance dont vous n’aurez pas la maîtrise. Au début de mon discours, je rappelais nos fêtes du 575ème anniversaire. A cette occasion, notre université conférait, le 2 mai dernier, le doctorat honoris causa à l’écrivain Amin Maalouf, véritable passeur au sein d’une société qui cherche ses repères. Lors de son intervention, il a soulevé l’enthousiasme de l’auditoire par son regard fraternel sur l’autre, sur la foi, sur le doute. Ecoutez la manière dont il voit, dans son livre « Les identités meurtrières », notre responsabilité individuelle : « Ma conviction profonde, c’est que l’avenir n’est écrit nulle part, l’avenir sera ce que nous en ferons. Et le destin ? demanderont certains, avec un clin d’oeil à l’Oriental que je suis. J’ai l’habitude de répondre que, pour l’homme, le destin est comme le vent pour un voilier. Celui qui est à la barre ne peut décider d’où souffle le vent, ni avec quelle force, mais il peut orienter sa propre voile. Et cela fait parfois une sacrée différence. Le même vent qui fera périr un marin inexpérimenté, ou imprudent, ou mal inspiré, ramènera un autre à bon port ».
Chers diplômés, vous êtes des marins expérimentés ; vous êtes appelés à tenir la barre. Voyez loin, soyez prudents, soyez inspirés, menez le monde à bon port. Mais faites souvent escale dans votre port d’attache, l’Université catholique de Louvain, où vous serez toujours accueillis à bras ouverts. Ne manquez pas de l’aider et de faire sa renommée. Je vous souhaite à tous une très belle traversée et beaucoup de bonheur.