Numéro 22 :

Promotion des médecins du 30 juin 2001

Discours du Professeur Didier Moulin, Doyen de la Faculté de Médecine UCL

 

Le temps présent est suspendu. Nous sommes dans l’Aula Magna inaugurée à l’occasion du 575ième anniversaire de la fondation  de l’Université Catholique de Louvain. Elle nous accueille dans sa beauté lumineuse et nous permet de vivre pleinement un grand moment.
Le temps présent est étendu. En ce temps là, le dernier quart du 15ième siècle, dans les Halles de la rue de Namur mises à la disposition de la nouvelle université par les marchands de Louvain, les premiers médecins formés sont réunis pour les mêmes célébrations, et les mêmes enjeux qu’aujourd’hui.

Le temps est dense. Il est dense d’accomplissements et d’engagements. Vous venez d’être promus au titre de docteur en médecine et de prêter le serment  d’Hippocrate.
Le temps est continu. Quatre cents ans avant Jésus Christ les médecins qui accèdent à la pratique se soumettent aux mêmes rites de passage qui ont lieu ici et maintenant.  Les gestes et les mots solennisent le moment fécondant et troublant d’une liaison entre un accomplissement personnel et un engagement altruiste. Détenir la science du moment concernant l’homme et sa santé, mettre ce savoir au service des autres. Les fruits résulteront de cette alchimie, la combinaison d’une aspiration personnelle à détenir la capacité d’exercer l’art de guérir et d’un engagement de solidarité sociale par la pratique de la médecine. La récolte sera partagée par le nouveau médecin et les malades dont il prendra soin.

Le temps est détendu.  Nous vivons, vous vivez un moment très heureux. Ce sentiment plus profond, plus intime que la joie qui s’extériorise aujourd’hui résulte d’un achèvement et d’une décision. Achèvement dans la quête de la science nécessaire à l’art de guérir ; cet aboutissement est toujours momentané comme chaque étape d’un voyage préfigure d’autres aventures.  Décision de servir qui relèvera toujours de l’effort et qui devra toujours être répété, renouvelé, mais qui sera source de vrai bonheur.

Je voudrais en effet formuler pour vous les vœux d’un bonheur très réel. J’en analyserai les facettes ou les composants possibles. Le bonheur constitue d’une certaine façon l’enjeu de la pratique médicale, bien que l’on parle plus communément de santé. En effet l’Organisation Mondiale de la Santé dans sa Charte constitutive de 1946 définit la santé comme un état complet de bien être physique, mental et social.

Cette définition a quelque chose d’utopique et d’irréaliste. Le bonheur ce n’est pas l’état de satisfaction tranquille que la définition suggère. Nous ne souhaitons pas nécessairement que la vie soit sans histoire, nous voulons la vivre, l’écrire, l’inscrire. Quelqu’un disait : « J’aime trop la vie pour ne vouloir qu’être heureux ».  Pascal Bruckner  s’insurgeait récemment contre ce qu’il appelle la tyrannie du bonheur de notre société. Il s’inquiétait que sa quête éperdue ne marginalise ceux qui ne partagent pas ou ne participent pas à ce bonheur.  L’écrivain documentait son propos en évoquant les malades pour lesquels il mettait en évidence le risque d’exclusion ainsi qu’en sont victimes les personnes du quart-monde.

Toutefois la définition de l’Organisation Mondiale de la Santé rappelle les différents aspects importants pour la santé humaine. L’OMS fait de la  bonne santé un projet et même une promesse pour tout individu. La femme et l’homme médecin comme tout être humain ont vocation au bonheur. Les verbes « sacrifier » et « consacrer » renferment le mot « sacré » qui signale l’importance, la valeur, l’inviolabilité de l’objet auquel le sujet se sacrifie ou se consacre. Manifestement ces deux verbes n’ont pas la même connotation. Je ne crois pas qu’il faille se sacrifier à la médecine ; cela ferait de la femme ou de l’homme que cela concerne une victime probablement malheureuse ; je crois cependant que le médecin dans une certaine mesure, elle-même importante à définir, peut se consacrer aux malades et y trouver un vrai bonheur. Non pas le plaisir d’être médecin que vous ressentez très justement aujourd’hui, mais le bonheur de pratiquer la médecine, de rendre service. Il y a là une dimension de don de soi, d’amour qui est la cause de vrai bonheur. A l’égoïsme du savoir très personnel il faut ajouter la générosité de la compréhension de l’autre, qui nécessite accueil, connaissance c’est à dire accepter que le  savoir nous transforme, nous mobilise, voire nous dérange même et ceci n’a rien d’incongru s’agissant de la pratique de l’art de guérir.

Le bien être physique, je vous le souhaite, tout en sachant qu’il n’est pas nécessairement donné. Je n’ignore pas non plus que certaines vocations de médecin naissent d’une expérience personnelle souvent difficile : une maladie grave pendant l’enfance ou la jeunesse, un handicap, un deuil… problèmes qui m’inspirent un profond respect pour ceux qui les vivent ou les ont vécus mais qu’il serait inopportun d’approfondir à l’occasion de la fête d’aujourd’hui. Sur le plan du bien être physique je me résumerai donc en vous disant : « médecin prend soin de toi ! ».

Le bien être mental, être bien dans sa tête est d’une importance particulière pour le praticien de la médecine. L’exercice de son art l’amène à la rencontre de l’autre dans l’adversité de la maladie, du handicap, de la mort, qui sont autant de circonstances de vie difficiles. Cependant le vécu de cette rencontre particulière dans le contexte de la relation thérapeutique peut être la cause d’un vrai bonheur, malgré les difficultés objectives qu’elle comporte. Il y a là un  paradoxe ou même un scandale apparent, le fait que la pratique médicale puisse être l’occasion de bonheur. Trouver du bien être dans le face à face avec l’autre dans le  malheur,  la maladie, le mal habitus, mal être en latin.

Le bien être mental a de nombreux aspects. J’en mentionnerai les dimensions intellectuelle, émotionnelle et morale. Le bonheur du médecin ne naît pas seulement de la maîtrise de son art indispensable. Son bien être découle aussi du sens qu’il donne à sa pratique. Dès le siècle d’Hippocrate les disciples d’Esculape se sont donnés des marques, des repères, ils ont donné un sens à leur pratique. Leur pratique faisait sens et ils avaient le souci  de le partager.

Le mot vocation est aujourd’hui quelque peu galvaudé et est dans l’usage réservé aux entreprises et réalisations exceptionnelles, souvent individuelles. La médecine reste cependant une vocation, un appel, une interpellation particulière à propos de laquelle on s’interroge, se questionne avant de déterminer son choix. Je suis certain que lorsque vous avez décidé de faire les études de médecine vous aviez pour vous même et peut-être pour quelques proches répondu à la question du pourquoi, au sens que vous donniez à « faire médecine » comme on dit pour évoquer ces études et le projet ultérieur qu’elles sous tendent.

Pendant vos études, les enseignants de la faculté se sont efforcés de répondre à la question implicite de votre inscription dans ces études, qui est celle du comment pratiquer la médecine. Sur la question du pourquoi ils sont restés j’en suis sûr plus discrets témoignant plutôt par l’exemple, évoquant justement des balises qui ne sont pas des contraintes mais une invitation à l’exercice de la liberté de chacun dans le dosage délicat des droits et devoirs. Il s’agit de ce droit que vous avez acquis aujourd’hui de pratiquer l’art de guérir et de ce devoir de servir l’autre surtout malade auquel vous vous êtes engagé par le serment d’Hippocrate. Cet engagement donne un sens à votre pratique médicale de demain.  Vivre en harmonie avec ce sens profond, exercer une pratique de la médecine orientée vers le service de l’autre est source de bien être, d’équilibre, d’intégrité personnelle. On ne peut se sentir bien dans l’absence de sens ou dans sa contradiction. La maladie bouscule suffisamment le patient et son médecin pour ne pas aggraver les choses par le non-sens ou le contre sens de la pratique.

Le bien être mental des individus a une composante sociale. La pratique de l’art de guérir dont la dimension personnelle reste fondamentale, constitue néanmoins une réalisation dont l’importance concerne la société. Pratiquer la médecine en harmonie avec les attentes de la société pourrait être pour le médecin une source de satisfaction. On peut y voir la dimension sociale de son bien être. Enoncer un tel souhait révèle de la gageure tant la société apparaît comme une myriade d’individus et d’opinions diverses quand il s’agit de définir la santé et les priorités de ses objectifs. La société soucieuse du bonheur de ces membres se préoccupe des enjeux de santé, des ressources dévolues aux soins, des modalités de la pratique. Ces différents thèmes sont largement abordés dans la grande presse quotidienne et font partie des débats réguliers dans les institutions politiques de nos régions et communautés.

Un certain partage, une certaine connivence entre la société, ses membres, ses dirigeants et le corps médical concernant les buts à poursuivre et les valeurs à défendre serait de nature à favoriser la qualité de travail du médecin. Le paternalisme n’est ni indiqué, ni accepté. La société n’attend plus que le médecin définisse le bien-être même physique de ses membres ; elle attend plutôt que le médecin  réalise ce bien-être tel qu’elle le conçoit et le détermine. Dans ce contexte la confiance au médecin n’est plus une donnée de départ. Ainsi des projets de loi concernant les droits des patients évacuent la notion de confiance et mettent en avant des droits du patient. Ceux ci sont fondamentaux et j’en conviens. Je formule cependant sincèrement le souhait pour vous et pour vos malades que la confiance reste l’élément fondamental de la relation médecin malade et que cette confiance soit méritée pour le médecin comme elle m’apparaît justifiée pour le malade. Cette confiance ne peut se mériter que dans une pratique de l’art de guérir au service du malade et  de son projet personnel, où le médecin ne se départit pas ni de sa science, ni du sens de sa pratique.

Pourquoi insister si lourdement sur les divers aspects qui peuvent contribuer sinon au bonheur du moins au bien être du médecin dans l’exercice de sa profession ? C’est que très vraisemblablement un médecin triste doit faire un triste médecin. Si je souhaite que vous soyez des médecins heureux, c’est aussi parce qu’ainsi vous serez mieux à même de contribuer à un surplus de bonheur pour vos patients ou à une réduction de leur malheur. La pratique médicale pas plus que la vie ne constitue un état de quiétude et de tranquillité. Elle permet cependant d’écrire ce livre de la vie pour soi et pour d’autres, dans des pages pleines d’actions, de sens et de vrai bonheur.

Martin Winckler ( pseudonyme littéraire d’un collègue médecin français) dans son livre « La maladie de Sachs » nous décrit de façon très clinique la vie difficile mais me semble-t-il heureuse du Docteur Bruno Sachs. Ce médecin omnipraticien à Play localité à 17 km de Tourmens (sic !), pratique la médecine générale sans s’oublier lui-même au service de patients avec lesquels il tisse un patchwork rapportant des pièces de vie tour à tour sombre et lumineuse. Je vous livre sa façon quelque peu provoquante d’évoquer le métier de médecin :
« La médecine est une maladie qui frappe tous les médecins, de manière inégale. Certains en tirent des bénéfices durables ? D’autres décident un jour de rendre leur blouse, parce que c’est la seule possibilité de guérir – au prix de quelques cicatrices
Qu’on le veuille ou non, on est toujours médecin. Mais on n’est pas tenu de le faire payer aux autres, et on n’est pas, non plus, obligé d’en crever. »

Si j’ai voulu analyser les éléments contributifs à une pratique médicale heureuse, je n’ignore pas l’importance de la vie non professionnelle, personnelle, familiale, amicale, associative. Elle sera fondamentale à votre équilibre personnel et au bonheur de ceux que vous aimez : conjoints, enfants, parents. J’adresse également à ces derniers mes vœux de bonheur et je leur  dis qu’un des composants  de cette félicité sera de vivre avec un médecin heureux état qui ne pourra jamais être séparé tout à fait de celui de conjoint, parent ou enfant que chacun est inévitablement tout à la fois.

 

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