Numéro 16 :

Promotion des médecins du 24 juin 2000

Discours du Professeur M. Crochet, Recteur de l'UCL

 

Il y eut un temps où la tâche d’un recteur était plus facile qu’aujourd’hui lorsqu’il voulait souhaiter bon vent aux jeunes diplômés.  « Autrefois, dit René Rémond dans son livre ‘Regard sur le siècle’, en remontant de quelques siècles en arrière, on a le sentiment que le changement s’effectuait à un rythme si lent qu’il était à peine perceptible, ou plutôt que le changement était si rare que la moindre modification prenait dans l’opinion des proportions démesurées… La société tout entière se réglait sur l’ordre éternel des champs ».  « Soyez les meilleurs, faites comme vos pères ! » , disait-on aux jeunes qui se lançaient dans une vie dont le cadre semblait réserver peu de surprises.

Les temps ont bien changé !  Tout au long du siècle qui s’achève, le monde a connu une agitation croissante, au gré de découvertes extraordinaires, de conflits tragiques, de rapports sociaux profondément modifiés ou encore, depuis la chute du mur de Berlin, de l’émergence de ce que l’on convient d’appeler la globalisation.  L’optimisme du début du siècle dans le Progrès a laissé place à une grande incertitude.  « Et pourtant, reconnaît Axel Kahn, docteur honoris causa de notre Faculté de médecine, nombreux sont les éléments positifs qui ont changé du tout au tout les conditions et les perspectives de la vie des femmes et des hommes : en Europe, la disparition de la famine ; la fin de cette fatalité que représentaient encore au début du siècle la lourde mortalité périnatale des enfants et celle des femmes en couche ; la diminution des grandes épidémies, l’éradication de la variole ; l’accroissement de la durée de vie dans des proportions considérables ; et, enfin, la maîtrise par les femmes de la fécondité, élément fondamental de notre siècle qui est à l’origine d’un progrès et d’une capacité d’épanouissement dont on ne dira jamais assez le caractère révolutionnaire ».

Il est vrai que les sciences biomédicales, à l’essor desquelles vous contribuerez demain, sont celles dont le bilan est le plus beau et dont le développement sera de toute évidence considérable.  Les esprits chagrins qui se plaignent aujourd’hui du coût de la santé feraient bien de peser la valeur des quelque trente ans d’espérance de vie supplémentaire qui leur ont été offerts par la médecine et la recherche depuis le début du siècle.  Il n’empêche que le monde est de plus en plus agité ; j’aime pour le dire évoquer un roman récent de Christian Bobin, tout entier consacré à la poésie et à l’amour ; son titre, « Tout le monde est occupé » est un sourire ironique au monde dans lequel nous vivons, dans lequel vous vivrez.  Oserais-je vous souhaiter de vivre comme vos pères alors que vous, les nouveaux diplômés, vous nous préparez un monde rempli de surprises ?

Ceux qui pratiquent les mathématiques utilisent fréquemment le concept d’invariant.  « Se dit d’un point, d’une figure qui est sa propre image dans une transformation ponctuelle », dit   le Larousse de manière très elliptique.  Plus simplement, ce sont des figures, des expressions, des quantités qui restent imperturbables à travers quantité de transformations.  Alors que nous sommes plongés dans le changement, ne serait-ce pas une bonne idée de réfléchir un instant à la question de savoir quels sont nos invariants, ceux qui gouvernent notre vie et que l’agitation du siècle n’a pas ébranlés ?

Je voudrais vous dire d’abord que, seuls, nous n’existons pas.  Votre expérience personnelle, jusqu’à ce jour, en est la meilleure preuve.  Au terme de beaucoup d’efforts, vous venez de recevoir un splendide diplôme, qui vous ouvre les portes d’une vie professionnelle grosse de promesses.  Vous n’y seriez jamais arrivés sans ces vingt-cinq ans d’amour et d’attention que vous ont donnés vos parents et votre entourage ; ne manquez pas de les remercier chaleureusement.  Vous n’auriez pu atteindre seuls votre niveau de connaissance et d’expertise, sans l’encadrement attentif de vos professeurs, de vos tuteurs et de tout le personnel qui, au sein de l’université, a choisi votre formation pour objectif.  Vous êtes aujourd’hui le fruit d’une longue chaîne d’entraide ; vous avez reçu la chance et le privilège d’être nés où vous êtes nés et d’être entourés comme vous l’avez été.  Il vous appartient de prolonger cette entraide et de permettre à d’autres d’obtenir à leur tour ce que vous avez reçu.

Je voudrais vous dire que ce qui compte par dessus tout chez l’autre, c’est sa dignité.  Pour Kant, croyant convaincu, l’impératif du respect des personnes ne pouvait être remis en question en raison de leur dignité de créatures de Dieu.  Le problème est plus complexe aujourd’hui, dans un monde où  cet argument porte peu et où tend à se répandre une éthique utilitariste et pragmatique.  « Ne peut-on pas, s’interroge Axel Kahn, se demander si ce qui fonde le plus probablement la dignité de l’Homme et de ses droits n’est pas le fait que, seul parmi toutes les espèces vivantes, il a la capacité de se poser lui-même cette question de sa dignité et de ses droits ? »  Je pense que votre action doit être gouvernée par le respect de la dignité de l’autre, qu’il soit pauvre ou riche, handicapé ou en pleine possession de ses moyens physiques et intellectuels, nouveau-né ou en fin de vie.  L’accélération du monde à laquelle je faisais allusion il y a un instant trouve sa résonance dans la multiplication des problèmes éthiques, qui parsèment aujourd’hui toute la vie, de l’état d’embryon aux moments qui précèdent la mort.  « Il est bien difficile, dans toutes ces situations, dit Axel Kahn, de se passer du recours à un impératif catégorique de valeur universelle signifiant que le respect de la personne s’impose comme une priorité ».  Tout au long de votre pratique médicale, ne vous laissez pas gouverner par l’argument utilitaire mais acceptez sans hésiter le principe immuable que votre patient est un être empreint d’une dignité qui ne peut être remise en question.

Je voudrais vous dire que, de tous temps, les tournants du monde, ses découvertes et ses progrès ont été le fruit d’individualités qui n’ont pas hésité à affronter la difficulté.  René Rémond, que je citais tout à l’heure, cite le cas de Mikhaïl Gorbatchev : « il est aujourd’hui au comble de l’impopularité dans son pays qui lui impute la responsabilité de toutes les déceptions liées aux débuts difficiles de la démocratisation, mais l’histoire dira ce que la sortie du totalitarisme lui doit et en particulier qu’elle se soit faite sans effusion de sang.  Elle retiendra aussi ce que peut-être, dans des circonstances exceptionnelles, le rôle d’une personnalité ».  Je ne vous propose pas  de faire la révolution ou de renverser des régimes qui bafouent les libertés individuelles.  Je veux toutefois souligner que la globalisation qui émerge sur le plan économique ne peut être ni un moule auquel doivent se plier les désirs et la volonté des hommes, ni une uniformisation des cultures et des sociétés.  Utilisez votre pouvoir d’intellectuel pour modifier votre environnement et rendre le monde meilleur.  Dans ses lettres à un jeune poète, Rainer Maria Rilke, il y a près de cent ans, écrivait cette belle phrase : « De même qu’on s’est longtemps trompé sur le mouvement du soleil, on se trompe aujourd’hui encore sur celui des choses à venir.  Le futur est immobile, cher Monsieur Kappus, mais c’est nous qui nous mouvons dans un espace infini ».

Je voudrais enfin vous dire qu’il ne faut jamais rejeter l’Utopie et qu’elle doit entrer dans nos rêves.  A nous de faire en sorte qu’au moins en partie ils deviennent réalité.  Relisez le Sermon sur la montagne : c’est la plus belle déclaration de bonheur et de paix qui puisse être donnée au monde et qui, sans conteste, devrait recueillir l’assentiment de toutes les nations.  Faut-il la négliger tant elle est loin de la vie d’aujourd’hui ?   Bien au contraire, n’est-il pas préférable d’en faire un horizon vers lequel nous tendons ?  « Crois-tu qu’il ne serait pas plus facile au germe de rester dans la terre ?, écrit Rainer Maria Rilke.  Et les oiseaux migrateurs, n’ont-ils pas la vie difficile ?  et les bêtes sauvages qui doivent subvenir à leurs besoins ? ».

Chers diplômés, bien d’autres invariants gouvernent une vie juste et harmonieuse.  Le moment est venu toutefois de vous libérer pour donner cours à la fête.  Je vous accueille avec joie dans la grande communauté des anciens de l’Université catholique de Louvain à laquelle je souhaite que vous restiez fidèles.  Je vous souhaite une très belle carrière et beaucoup de bonheur.