Numéro 16 :
Promotion des médecins du 24 juin 2000
Discours du Professeur D. Moulin, Doyen de la Faculté de médecine
Au nom de tous les membres de la faculté, j’ai l’immense privilège d’adresser les félicitations et les vœux aux médecins promus de l’an 2000 de l’Université Catholique de Louvain. Je les transmets également à leurs parents, leurs familles, leurs conjoints. Vous êtes les derniers étudiants d’un siècle qui s’achève, les premiers nouveaux médecins d’un millénaire qui commence. Sans tomber dans le piège des clichés faciles suggérés par la magie ou la poésie des chiffres permettez-moi de profiter de leur circonstance pour mettre en évidence certains aspects du partage du temps qui imprègne nos vies et leur vécu, qui seront le lot de votre vie professionnelle et personnelle de demain.
Partager, faire la part des choses, faire des parts, séparer, répartir, laisser sa part, partir. Tension, étirement, tiraillement, déchirure, partage, communion, agape, plaisir, bonheur.
La gravité du moment vaut qu’on s’y arrête. Elle mérite sûrement la fête et son étourdissement comme pour déjà oublier ou repousser encore un peu le face à face avec ce nouvel état de médecin, cette initiation, ce commencement d’une autre vie. Mon rôle qui consiste à vous l’annoncer ou vous le rappeler, ne veut pas tenir du trouble fête. Il consiste à profiter de l’émotion du moment pour rappeler ce que vous savez et pressentez déjà. Vous êtes en quelque sorte dans la situation du malade auquel vous annoncerez ce qu’il savait déjà mais qu’il avait besoin d’entendre pour commencer précisément cette nouvelle histoire de sa vie, cette fiction à dire et à vivre.
Le grand partage de votre vie de médecin.
Dans la rencontre du patient pour lequel il vous faudra faire la part des choses, donner leur part, leur dû tant aux aspects subjectifs qu’aux aspects objectifs de la personne. Rencontrer, respecter et répondre à la personne dans ses deux dimensions avec science et compassion. Celles-ci ne sont pas exclusives l’une de l’autre, elles se fécondent l’une l’autre. L’artiste mieux que n’importe qui peut illustrer cette partition des choses. Ainsi dans un article intitulé Le dernier rêve de ma mère, le cinéaste Pedro Almodovar (Cabarello) nous raconte : "Pour compléter le salaire de mon père, ma mère avait ouvert un commerce de lecture et d’écriture de lettres… J’avais huit ans ; ordinairement, c’était moi qui écrivais les lettres et elle qui lisait celles que nos voisins recevaient. Souvent, en écoutant le texte que ma mère lisait, je m’apercevais avec stupéfaction qu’il ne correspondait pas exactement à ce qui était écrit sur le papier : ma mère inventait en partie. Les voisins ne le savaient pas, car ce qu’elle inventait était toujours un prolongement de leur vie et ils sortaient enchantés de la lecture. Ces improvisations contenaient pour moi une grande leçon. Elles établissaient la différence entre fiction et réalité, elles me montraient comment la réalité a besoin de la fiction pour être complète, pour être plus agréable, plus vivable."
Rencontrer cette vocation de médecin, cet appel à la rencontre nécessitera un certain partage du temps, du temps donné, du temps gratuit, du temps pour rien en retour, du moins objectivement ou matériellement. Je voudrais évoquer trois aspects du nécessaire partage du temps. Du temps pour le malade, du temps pour soi, du temps pour la connaissance professionnelle.
Du temps pour le malade.
Le patient a besoin de rencontrer le médecin et à travers le médium, le médiateur, un homme ou une femme qui donnent d’eux-mêmes par ce qu’ils sont, par la densité des réponses qu’ils apportent non seulement à la réalité incontournable de la maladie mais aussi à la fiction tout aussi importante de la vie de chaque malade. Ce temps de rencontre, de face à face, de réponse, de responsabilité ce n’est pas comme le veut le dicton américain de l’argent pour le médecin, c’est de l’or pour le malade, c’est sa vie qui se modifie, une nouvelle fiction à rédiger avec la maladie, avec les traitements, avec les angoisses.
Du temps pour soi.
Pour pouvoir rencontrer l’autre, il faut se connaître ; il faut donc du temps pour soi. Votre génération nous annonce et nous illustre déjà le fait que vous avez le projet de faire la part des choses entre les vies professionnelle et privée. Je m’en réjouis très sincèrement. Il n’est plus souhaitable aujourd’hui, dans le contexte de la pratique médicale occidentale qu’un médecin consacre l’ensemble de son temps à la médecine. Celle-ci a changé, elle s’est spécialisée, les tâches se sont réparties ; leurs complémentarités se redécouvrent et se confortent dans une expertise approfondie de la médecine communautaire et de la médecine hospitalière, elle-même se diversifiant dans des activités de consultations externes, d’hospitalisation de jour et classique. Grâce à la redécouverte de ces complémentarités je formule le vœu d’une grande culture de confraternité c’est-à-dire de respect réciproque tant dans les difficultés de la démarche médicale que dans la confrontation féconde des idées.
Pour étayer le besoin du temps pour soi, pour se connaître, permettez-moi de citer Ellen Coryn interrogée par un journaliste du quotidien Le Soir : "Nous sommes dans une société dominée par les savoirs experts… Il existe donc un trop-plein de savoirs d’experts, qui viennent creuser des trop-vides de solitude et d’incompréhension, un manque d’écoute attentive à ce que vivent groupes et communautés. C’est au niveau de l’écoute que l’on se trouve au centre du paradoxe de la fracture. Mais comment peut-on écouter dans l’autre ce qu’on ne connaît pas ? On écoute toujours ce qu’on connaît déjà. Pour découvrir ce qui nous est étranger, il faut d’abord que l’on découvre en soi-même ce qui est étranger."
La fiction qu’élaborent tous les arts, peut nous y aider ainsi que l’évoquait Pedro Almodovar : "L’art ne consiste pas à montrer le visible mais à rendre visible… ". Avoir son violon d’Ingres, cultiver son jardin, ouvrir des fenêtres sur le monde voilà autant de moyens nécessaires aujourd’hui pour se connaître mieux et pouvoir mieux rencontrer l’autre, ni tellement étrange, ni tellement étranger. Avoir du temps pour soi c’est aussi ménager ce temps pour l’autre choisi qu’est le conjoint et ces autres de soi que sont les enfants. Ce temps consacré à la famille nous révèle aussi à nous même dans la rencontre des différences entre les sexes et les générations.
Du temps pour la connaissance professionnelle.
Les études que vous achevez constituent une étape, au sens de la halte que l’on effectue dans un voyage. Toute étape en préfigure d’autres. Alberto Moravia poussait le trait très loin et en le citant je vous mets sans malice dans la position de l’enfant qu’il évoque en disant : "La connaissance, c’est uniquement l’expérience. L’information, c’est rien du tout. Un enfant devant la télévision apprend tout ce qu’on peut savoir sur le monde entier, sur l’Amérique, la Chine, l’Europe, mais ce n’est pas de la connaissance, ce sont des informations. C’est comme une ombre qui donne à cet enfant un faux sentiment de puissance : il pense tout tenir en main, il n’a rien. Il faut une expérience directe pour arriver à la connaissance." Cette connaissance vous allez l’approfondir grâce à vos patients dans le mystère de leur rencontre, qui vous changera, qui doit vous changer, vous faire naître, renaître, connaître. Je cite Miguel Torga chirurgien et poète portugais : "Je trouve que l’homme est une énigme sacrée. Quand il est malade, elle est plus sacrée encore. En tant que médecin, je suis confronté à l’homme dans le moment le plus significatif de sa vie. Cela touche presque à la poésie, parce que la poésie est un absolu et que la maladie et surtout la mort sont aussi des absolus."
Cette connaissance nécessitera une mise à jour continue de vos informations scientifiques, techniques. Elles viendront féconder la connaissance et la rencontre. Elles ne peuvent la stériliser ou l’appauvrir en occupant tout le champ. Le médecin ne peut être un spectateur et un simple donneur d’informations ; il est inévitablement un acteur confronté à la dimension éthique inévitable de toute action. Hanna Arendt écrivait : "Nous humanisons ce qui se passe dans le monde en nous parlant et, dans ce parler, nous apprenons à être humain." Dans la démarche médicale et grâce à la rencontre qu’elle implique ou oblige, nous contribuons à maintenir à sa place unique chaque personne malgré l’épreuve de la maladie et celle de la fin de vie. Cette communication contribue à l’histoire irremplaçable de chacun et par celle-ci nous découvrons les dimensions de notre propre nature humaine.
Partage des rôles entre femmes et hommes médecins.
J’ai jusqu’à présent évoqué le partage du temps entre les vies professionnelle et privée, celui du temps professionnel pour les missions complémentaires du médecin, celui de la répartition des rôles dans la pratique de la médecine contemporaine. Oserais-je évoquer le partage des rôles entre les femmes et les hommes médecins d’aujourd’hui et de demain. Il me semble que ce partage et ses modalités surtout sont à inventer.
Au début du siècle les femmes étaient absentes des universités et des facultés de médecine. La société ne les y admettait pas. Je pense au témoignage de cette dame, fille de médecin, dont le père a été promu de notre université en 1900. Dès son adolescence elle avait aidé son père médecin par ailleurs affligé de la paralysie d’une jambe suite à une poliomyélite de l’enfance. Dans cette activité généreuse la jeune fille avait éprouvé une vocation de médecin à laquelle sa famille bourgeoise lui a toujours refusé de répondre au nom de l’honneur familial et de celui de la jeune fille dont on ne pouvait imaginer l’immersion dans le monde estudiantin louvaniste de l’entre-deux guerres, ni dans celui du monde du travail. D’autres témoignages m’ont fait entrevoir les difficultés affrontées par les premières étudiantes en médecine dans les années 30-40. En réalisant ces études, elles transgressaient les règles de la société bourgeoise comme celle de la société étudiante de l’époque, et on leur opposait des difficultés vexatoires et mesquines qu’elles ont d’ailleurs surmontées.
Les choses ont fort heureusement changé. Dans les auditoires et les lieux de stage nos grands-pères moustachus, en complet cravate ont été remplacé par une faune et une flore plus difficiles à décrire. Votre promotion d’aujourd’hui est composée de 135 filles et de 97 garçons. Les auditoires du second cycle en médecine de notre faculté accueillent 60% d’étudiantes. Si la présence des femmes reste minoritaire dans le corps médical belge d’aujourd’hui, leur proportion est chaque année croissante. Toute différence est source de richesse ; elle peut être aussi source de risque. Comment faire fructifier cette richesse ? Comment permettre ou favoriser la différence et le changement ? Le partage qui va s’opérer se fera-t-il selon les nombres respectifs ou selon des vocations particulières. Faudra-t-il se plier aux usages et répéter, reproduire ce qu’ont inventé avec génie et succès les générations masculines antérieures ?
Evoquer une spécificité c’est aller à l’encontre du mouvement féministe qui tout en prônant l’égalité des sexes gommait les différences. On en revient quelque peu me semble-t-il, et la complémentarité des sexes est évoquée avec prudence. Bénéficier de la différence, n’est ce pas l’enjeu ? Dans la vie et l’histoire des sociétés, les femmes ont montré leur souci actif et apporté leurs soins aux plus faibles : le nouveau-né, l’enfant, l’orphelin, le malade, le vieillard, le mourant, le pauvre…
Dans la vie professionnelle de nombreuses femmes nous ont montré comment elles parvenaient, non sans difficulté, à faire la part des choses, sans rien vouloir sacrifier ni la vie du couple, l’éducation des enfants et tant de rôles indispensables qui font le tissu de la vie, ni la profession. Evoquer une spécificité des sexes dans les activités médicales, c’est prendre le risque de suggérer des territoires et proposer leur conquête et leur défense. Là n’est pas mon intention ni mon souhait. D’ailleurs dans les pratiques de groupe qui sont de plus en plus fréquentes, les équipes réunissant hommes et femmes apportent peut être à leur travail et à la réflexion commune qui le sous-tend une qualité particulière.
J’évoquerai néanmoins le mouvement des soins palliatifs. Il fût initié par deux femmes médecins : la britannique Cicely Saunders et l’américaine Elisabeth Kübler-Ross. Les soins palliatifs ont à première vue apporté un complément indispensable à la médecine curative, et des réponses positives aux limites et aux extrémités pénibles de certains de ses effets. Ils sont surtout plus profondément l’occasion d’un recentrage de l’activité médicale sur le malade, sur le devoir de soigner, de prendre soin, de se soucier de chaque individu dans le respect de son autonomie et de sa singularité. Et l’on peut constater que cette philosophie fondamentale imprègne aussi progressivement la pratique médicale à visée curative.
Pour terminer, je voudrais d’abord vous inviter à partager le bonheur de l’instant. Les membres de la faculté seraient très heureux si dans l’avenir nous pouvions partager nos expériences dans l’élaboration continue d’une médecine qui met au service des malades et des plus faibles les contributions diverses de ses acteurs eux-mêmes riches de leurs différences et de celles de leurs contributions diverses.