Promotion des médecins du 24 juin 2000
Discours du Professeur R. Krémer, Président de l'AMA-UCL
Vous voilà détenteurs d'un pouvoir dont il faudra user avec souplesse et modération. Dans un livre intitulé "Méditation sur le pouvoir", Philippe De Woot , de notre Université, établit une claire distinction entre le "pouvoir de domination, cynique et amoral, exercé dans une jungle où force et ruse sont justifiés et le pouvoir de service, humble, humaniste et démocratique, imprégné de justice et de compassion." C'est bien entendu cette dernière forme de pouvoir que le médecin doit exercer.
On pourrait croire que les médecins orgueilleux, imbus de science et de prouesse, ceux qu'on appelait les mandarins, ont disparu de nos jours. Ce n'est pas tout à fait exact. Préfaçant un livre sur la "balance" du pouvoir entre malade et médecin, un chirurgien américain célèbre se livre à une autocritique. "En 25 ans de chirurgie" écrit-il "je n'ai jamais abdiqué le pouvoir. Je ne me suis jamais demandé ce que le patient ressentait avant une opération. Je n'ai permis aucune communication réelle, ni aucune véritable négociation. J'ai changé de comportement lorsqu'un ami m'a opéré d'une hernie plutôt compliquée. J'ai demandé à être traité comme tout patient, mais cela ne m'a pas plu. En fait jusqu'ici, j'avais triché avec mes malades. Ils méritaient plus et mieux que mon seul savoir-faire en salle d'opération." Ce mandarin n'est, semble-t-il, pas tout à fait converti : en effet, notez que toutes ses phrases commencent par "je".
Le patient est vulnérable, fragile, parfois déstabilisé; le médecin ne se rend pas toujours compte du pouvoir qu'il exerce sur un malade anxieux et demandeur : nos intonations, nos attitudes, nos jeux de physionomie peuvent avoir un impact inattendu, de même qu'un langage trop technique, des mots savants, un humour qui sera parfois mal interprété. Au téléphone, nos propos ne peuvent guère être nuancés et nous ne voyons pas la réaction de notre interlocuteur; nous ne devrions jamais expliquer un cas difficile, annoncer une nouvelle grave ou tenter de persuader, autrement que dans un dialogue face à face.
Le malade a des droits. A bon escient ou non, il peut refuser un examen ou un traitement, choisir tel médecin ou tel hôpital, exiger un autre avis, demander des explications. C'est au médecin à permettre à son patient d'user de ce droit et à lui donner le moyen de participer à la décision le concernant, en l'écoutant, en l'informant et en dialoguant. Il faut expliquer la maladie dans un langage simple et, si nécessaire, donner le choix de plusieurs consultants ou hôpitaux, proposer l'avis d'un confrère si l'on perçoit un doute ou si l'on a soi-même une hésitation sur le diagnostic ou le traitement. Si plusieurs attitudes thérapeutiques sont acceptables, il faut permettre au malade de participer au choix après l'avoir correctement informé : il peut, par exemple, préférer la qualité de vie à une survie plus longue ou plus certaine, ce que les anglo-saxons appellent le "trade-off".
De nombreux pouvoirs vont s'exercer en sens divers sur le médecin et vous allez devoir gérer ces pressions extérieures.
Le pouvoir de la famille et de l'entourage, le plus souvent animé de bonnes intentions, mais parfois exigeant, méfiant, revendicateur avec certains préjugés et une connaissance parfois approximative de la situation.
La pression de l'état et de la sécurité sociale qui ne se contente pas de nous demander d'être attentif au rapport coût-bénéfice de nos prescriptions et de nos actes mais surveille, contrôle, sanctionne et prend des mesures linéaires, parfois non dépourvues d'effets pervers; par exemple, une diminution du remboursement des prestations peut parfois entraîner une tendance à la surconsommation.
Le pouvoir de la science. A partir de grandes études, des guides de pratique clinique sont établis par des experts; ils exercent une influence considérable, bénéfique, sur l'enseignement et sur la pratique au quotidien. Cette médecine basée sur des évidences et sur des algorithmes astucieux qui en dérivent, ne doit toutefois pas être un carcan qui ne laisse plus de place à l'expérience personnelle, au doute, aux impressions à confirmer, aux nuances, au flair …
Le malade "moyen" type enrôlé dans ces études est parfois très différent de votre patient dont les problèmes sont beaucoup plus complexes.
Le pouvoir de séduction de l'industrie pharmaceutique exerce une pression constante sur la médecine et les médecins, avec des moyens financiers considérables et une remarquable habileté médiatique. Certes le dynamisme de l'industrie permet la découverte et la mise au point de la plupart des médicaments, mais la recherche qu'il finance s'inscrit dans l'esprit du monde capitaliste et concerne surtout des molécules destinées à combattre les maladies des pays riches : dyslipémie, artériosclérose, hypertension, cancer, maladie de Parkinson… et beaucoup moins les fléaux des pays du sud.
Le pouvoir judiciaire est de plus en plus souvent amené à juger notre pratique, à distinguer entre fatalité, erreur ou faute et à décider s'il faut réparer et punir. Certes, le médecin n'est pas au-dessus des lois et doit pouvoir répondre de ses actes devant ses pairs et devant la justice, mais il ne faut pas que la tendance qui se développe aux USA se répande chez nous, paralyse les médecins et empoisonne la relation entre le médecin et son malade.
Enfin, le pouvoir politique, qui a le prurit de légiférer dans les domaines les plus sensibles de la pratique médicale, aboutit souvent à des compromis boiteux; les élus de la nation entendent parfois les gens de terrain, mais ne les écoutent pas toujours et pourtant nos élus n'ont pas la science infuse et leur pensée n'est pas toujours dégagée de préjugés, ni de préoccupations électoralistes.
Au milieu de ce champ de force complexe, notre pratique doit rester pure, au service du malade; la profession médicale est unique et enthousiasmante. Nous devons la défendre :
- privilégier le dialogue avec le patient d'abord, mais aussi avec les confrères, l'entourage et les autres acteurs de la santé, surtout avec le personnel infirmier souvent plus proche que nous du malade et pour qui nous devons avoir la plus grande considération;
- éviter toute réaction d'orgueil; le syndrome "grand patron" aujourd'hui passé de mode;
- n'accepter ni compromission, ni diktat;
- ne pas perdre son sens critique, ni son bon sens clinique, et ne pas se contenter d'une médecine simplifiée, basée sur des recettes;
- songer à l'aspect coût-bénéfice de notre pratique, bénéfice pour le malade, coût pour la société.
Je vous souhaite une carrière fructueuse quel que soit le domaine que vous aurez choisi; restez avant tout des médecins même si vous vous lancez dans des carrières qui peuvent paraître éloignées de la pratique, telles la recherche, l'administration, le journalisme ou la politique.
Votre métier est l'un des rares où vous pourrez toujours faire à votre prochain ce que vous voudriez qu'on vous fasse.
René Krémer
Président de l'AMA-UCL