Numéro 11 :
Promotion des médecins du 26 juin 1999
Discours du professeur Didier Moulin, Doyen de la Faculté de Médecine UCL
Oserais je (les temps m'y invitent) vous comparer à de frais élus sortant d'une longue opposition, submergés par la joie profonde de l'élection mais étreints simultanément des sentiments de gratitude et de devoir vis à vis des électeurs. La gratitude est apparemment facile, mais elle oblige lucidité et donc humilité. Ces remerciements s'adressent d'abord à vos proches : conjoints, familles, amis ; ils s'adressent ensuite à ceux devenus temporairement du moins et durablement nous l'espérons, plus proches, vos enseignants de la faculté de médecine et leurs nombreux collaborateurs scientifiques, administratifs et techniques que votre réussite d'aujourd'hui rend fiers et heureux ; ils s'adressent enfin et déjà à vos proches de toujours dorénavant, aux malades, à ces nombreux patients que vous avez rencontrés et côtoyés au long de votre formation de médecin ; ils ont contribué à cette dernière dans la souffrance de la maladie et le réconfort de votre rencontre. En effet la médecine et plus particulièrement la thérapeutique, maintient cette très longue tradition hippocratique du devoir simultané de soigner et d'apprendre ; d'apprendre à soigner, d'apprendre pour soigner, pour prendre soin de cette personne particulière qui vient vers vous qui vous choisit, qui vous élit, pour prendre soin d'elle dans une certaine mesure qu'elle précise et d'une façon qu'elle comprend. On le voit d'emblée, la joie d'être choisi est teintée de la perception du devoir, de la responsabilité, du devoir de donner réponse à cette personne particulière, cette personne malade.
Les voeux que je voudrais formuler pour vous aujourd'hui au nom de tous les membres de la faculté c'est précisément que le bonheur qui vous transporte aujourd'hui devienne votre quotidien dans la joie de votre élection, c'est à dire du choix libre du patient qui se confie à vous, et dans le sentiment simultané du devoir de prendre soin et sa concrétisation. La liberté du choix du médecin par le malade et la liberté du médecin qui y répond sont une dimension riche et indispensable à la relation de confiance sur laquelle est basée toute relation médecin malade satisfaisante et le bonheur qui peut en résulter. Le mot bonheur peut paraître fort mais c'est fondamentalement ce que recherche l'homme d'aujourd'hui y compris le malade dans son recours aux soins de santé. C'est aussi du bonheur que peut vivre le médecin dans la relation thérapeutique; il y a de l'amour dans celle-ci, il y faut une certaine dose de don de soi.
Toute liberté a ses limites qui la fonde. Les libertés du patient et du médecin risquent de se rétrécir aujourd'hui du fait de la “ technoscience ”. Ce néologisme est utilisé par Dominique Lecourt qui l'explicite de la façon suivante, je le cite : “ La technoscience, c'est l'évolution du monde à partir de la science et de la technique. Cette évolution est un fait et il est ridicule de s'y opposer. Mais il faut s'interroger. Parce qu'avec la technoscience, le monde peut nous échapper. Il peut se transformer indépendamment de ce que nous croyons pouvoir en faire. Les hommes politiques ne sont pas responsables que le monde leur échappe. Mais ils sont responsables de ne pas le reconnaître. Ce qui revient à dire qu'ils se plient à la technoscience sans l'affronter. C'est en ce sens là que la politique a disparu – au sens ancien du mot. La politique au sens ancien du mot, c'est agir en commun pour façonner le monde. Avec la technoscience, le monde se façonne par lui-même. Il nous échappe. ”
Ce texte appliqué aux structures et systèmes de soins de santé dans nos pays développés interpelle particulièrement les médecins. La tentative et l'espoir voire la croyance de résoudre tous les problèmes de santé des personnes par la technique, modifient profondément la thérapeutique tant pour le patient que pour le médecin. J'entends le mot thérapeutique dans son sens primitif qui est celui du service attendu par le malade. La liberté de choix (au sens des choix de vie) tant du patient que du médecin peut s'en trouver réduite et ils peuvent en souffrir.
La médecine est par vocation un instrument de liberté puisqu'elle a la mission de restaurer ou de préserver la santé. Les apports de la technoscience augmentent certainement l'efficacité objective de la pratique médicale à réaliser cette libération des personnes des entraves de la maladie et du handicap. Le risque existe cependant qu'à l'intérieur d'une pratique codifiée, puis imposée par les seules données de la science et de la technique, la médecine devienne impersonnelle et du coup dépersonnalisante. Elle pourrait réduire cette autonomie de chaque être humain qu'elle a pour mission d'essayer de préserver, si elle imposait dans les faits une vision unique et donc appauvrie de l'homme, réduit lui-même à ses données objectivantes.
Bien sûr l'idée n'est pas de renoncer à la science et à la technique, ce serait absurde et malhonnête tout d'abord vis-à-vis des patients. La proposition est cependant de s'interroger, de se confronter positivement au modèle et à la méthode technoscientifique de façon à la contrôler et à façonner un monde de soins et de services médicaux où les partenaires s'épanouissent dans la liberté des choix préservés. C'est la Cubaine Zoé Valdès qui confrontée à la rigidité du régime écrivait : “ Pourquoi tout le monde veut-il une discipline rigoureuse dans les réponses alors que l'instant est un cataclysme d'interrogations ? ”
Et chaque patient est un cataclysme d'interrogations. J'en donnerai deux illustrations extraites d'une interview du docteur Didier Ménard généraliste de la cité de Franc- Moisin à Saint Denis par Nathaniel Herzberg journaliste du quotidien Le Monde.
Le praticien s'exprime comme suit : “ Si un séropositif, sans ressources et menacé d'expulsion, vient me voir parce qu'il est dépressif, je fais quoi ? Je lui donne du Prozac ? Non. Je cherche à régler son problème de logement. Pas seul, évidemment. Il y a des réseaux. Mais c'est ça, une démarche de santé, sûrement pas la prescription d'anxiolytiques. Et je ne suis pas un missionnaire. Même sur le plan de la rentabilité, ça marche. Ici, les gens vous font confiance d'emblée. Mais, quand ils sentent que vous êtes vraiment là, ils ne vous lâchent plus. ”Le journaliste commente : “ Un choix qui demande de l'énergie. ” … “ Pour supporter cette misère qui gagne chaque jour ”, soupire le médecin.
Cet autre témoignage. Il s'agit de Sophie une religieuse ouvrière à la retraite ; à l'occasion de la visite médicale mensuelle elle craque et dit : “ Vous savez docteur, ce que je voudrais, c'est aller là-haut. ” en regardant le ciel. Puis le Docteur Ménard de répondre : “ Mais, moi, Sophie, mon boulot c'est de vous aider à rester ici. Alors, on fait quoi ? On se fâche ? ” La religieuse se redresse étourdie et dit : “ Ça, sûrement pas, j'attendrai un peu. ”
Ces deux anecdotes documentent précisément cette diversité des situations de vie auxquelles les médecins se doivent de faire face, et pour lesquelles la seule technoscience n'a pas la réponse. C'est tout particulièrement votre promotion 1999 que nous fêtons aujourd'hui qui à l'intérieur de la Commission d'enseignement de l'École de médecine et des Comités d'année a oeuvré pour un enseignement et une formation qui tiennent plus compte des diverses dimensions humaines de la pratique médicale. Vous avez du même coup essuyé les plâtres de ces modifications de programme dont l'harmonie n'est jamais d'emblée trouvée. Certaines innovations ont cependant été d'emblée des succès : je citerai d'abord les tutorats de premier et second doctorats ; ensuite parce qu'ils font partie de cette pédagogie que nous voulons promouvoir, les Séminaires de Médecine dont vous avez été les artisans très actifs.
Vous avez également durant vos études eu à coeur d'animer le site de Louvain à Bruxelles ; animer, c'est à dire lui donner une âme. Vous l'avez fait par la force de l'imagination à la Mémé, par celle de la séduction artistique dans les manifestations d'Artefac, par la grâce de la générosité dans les Kots à projets. De tout cela la faculté de médecine et l'université vous remercient. Je crois volontiers que cette animation qui est votre création a contribué à la formation du médecin attentif et inventif que vous devrez être dès aujourd'hui pour faire face à la diversité des choix des autres, de ces nouveaux proches que vous avez choisi, c'est à dire les malades.
Il me reste à vous souhaiter au nom de tous les membres de la Faculté d'être des médecins libres et heureux au service de patients non moins libres dont vous devrez favoriser, en la rendant possible, la liberté.
D. Moulin,
Doyen de la Faculté de Médecine.