Numéro 15 :

"La tête et les jambes" -  16 mars 2000
Résumé du débat organisé par l'AMA-UCL et le Cercle Médical Saint-Luc

 


Introduction
Prof. Didier Moulin, Doyen de la Faculté de Médecine :
"Les jambes sont-elles là pour l'épanouissement de la tête ?"

Les invités
Mr Giovanni Bozzi : entraîneur de l'équipe de basket des Spirous de Charleroi.
Dr Ph. Godin : kinésithérapeute, licencié en psychologie et docteur en éducation physique.
Prof. H. Nielens : licencié en éducation physique, docteur en médecine, responsable de la médecine du sport aux Cliniques Universitaires St-Luc, ancien membre du C.O.I.B.
Thierry Wouters : sportif de haut niveau en natation (champion de Belgique en différentes catégories), étudiant en première licence en sciences économiques à l'U.C.L.

Les débuts dans le sport, vers le sport de compétition
Les raisons pour lesquelles un jeune commence un sport sont très diverses :
- médicales, comme ce fut le cas de Thierry Wouters : atteint d'asthme, son médecin lui conseilla de faire de la natation;
- l'école;
- la famille;
- les amis, les relations sociales (le sport est un facteur d'intégration);
- raisons "psychologiques" : le sport pour aider un enfant peu sûr de lui;
- etc …

Le sport peut être un bon moyen d'intégration, mais dépend des moyens financiers et politiques mis à disposition.  Ainsi, Giovanni Bozzi nous explique que c'est le cas dans son club de basket à Charleroi : il y a une place prévue pour les jeunes, mais il y a bien sûr des limites à ce rôle d'intégration.

Le docteur Nielens recommande l'activité physique, qui est la base d'une bonne hygiène de vie.  La vie en ville ne permet que peu aux enfants de jouer à l'extérieur ou de se promener dans la nature, il reste donc le sport dans des infrastructures pour combler ce manque.
Une fois le jeune arrivé à un niveau sportif honorable, se pose pour lui le problème d'être repéré.
Pour Thierry Wouters, il n'y a pas vraiment eu de détection.  En effet, c'est tout naturellement qu'avec le temps sont venus les bons résultats sans qu'il ne change de club ou d'entraîneur pour autant.
Le professeur Nielens  explique que la détection de jeunes talents se fait généralement par les fédérations.  Le C.O.I.B. est là pour le financement par des bourses d'athlètes ayant déjà atteint un haut niveau.  L'athlète "en devenir" se sent donc souvent délaissé par le C.O.I.B.  Il y a eu un essai de détection de jeunes talents par la C.O.I.B. via les "Jeux de printemps", mais cela n'a pas eu beaucoup de suites.
Le docteur Godin explique qu'il y a eu, également via le C.O.I.B., un essai de détection de futurs athlètes par des tests psychologiques, mais cela n'a pas eu les suites espérées car touchant trop à la partie intime du sportif.  Cela se passe fort différemment aux Etats-Unis, où les sportifs subissent la plupart des tests sans récriminer.
Actuellement, le rôle du psychologue du sport à ce niveau sera plutôt de discuter avec le sportif de son potentiel et de son éventuelle capacité à atteindre un haut niveau.  En effet, certains sportifs parfois très bons à l'entraînement n'arrivent pas à montrer leurs talents lors des compétitions.  C'est une expérience que Giovanni Bozzi a connu, ce qui ne l'a pas empêché de rester dans le milieu du sport et de devenir un entraîneur reconnu.

Le sport de compétition
Une fois arrivé à un niveau de compétition, le travail est loin d'être fini pour le sportif, qui doit encore subir des sélections : que ce soit pour intégrer une structure ou une équipe, ou pour participer à certaines compétitions.
Pour la natation, les sélections pour les compétitions se font en atteignant un temps limite.  Thierry Wouters doit ainsi encore "faire son temps" pour pouvoir partir aux Jeux Olympiques de Sydney, malgré son titre de champion national.
Giovanni Bozzi connaît le problème de la sélection, puisqu'il doit choisir les joueurs potentiels pour son équipe.  Cela se fait principalement en allant voir d'autres équipes jouer et par le bouche-à-oreille avec des connaissances du milieu.
La psychologie a de plus en plus de place dans le sport de haut niveau, mais actuellement est plus orientée vers le sportif lui-même que vers sa détection ou sa sélection.
Giovanni Bozzi estime qu'il y a une place autour du sportif pour le psychologue ainsi que le médecin, mais cela dépend des choix de l'entraîneur, qui peuvent aller d'un extrême à l'autre : d'un entraîneur solitaire à une "équipe autour de l'équipe", avec une structure médicale au point, une éducation pour la nutrition, etc …
Avant tout, il est donc important d'éduquer le sportif de haut niveau afin qu'il ne se sente pas perdu dans un cas comme dans l'autre.
Au niveau médical, le docteur Nielens se sent en général peu écouté par les sportifs (ou leurs entraîneurs), surtout s'il y a de l'argent à gagner dans le sport concerné.  Les sportifs viennent souvent chez lui en dernier recours, lorsqu'il est trop tard, alors qu'un meilleur suivi préalable de sa santé et de son activité sportive, ou une meilleure compliance aux conseils du médecin, auraient permis de ne pas en arriver là.
Le docteur Nielens insiste sur le rôle parfois difficile donné au médecin du sport.  En effet, à côté de ceux travaillant comme lui dans un cabinet, il y a ceux qui se trouvent sur le terrain, et sur qui le coach met la pression.  Giovanni Bozzi explique l'importance de la confiance au médecin afin que l'entraîneur écoute cet avis.
Thierry Wouters a lui aussi eu à faire au monde médical : ayant un problème à l'épaule (principale pathologie des nageurs), un orthopédiste lui a proposé de l'opérer. Heureusement, un kinésithérapeute lui a fait prendre conscience de l'importance d'une telle opération et de la possibilité de commencer par un traitement médical.  Ceci a permis à Thierry de s'en sortir sans intervention.  Son cas illustre bien la nécessité pour les sportifs d'un bon encadrement et d'un bon suivi.
A côté du sport, il y a tout de même une vie privée et parfois des études, comme c'est le cas pour Thierry Wouters.  L'une ou l'autre peuvent fréquemment poser des problèmes aux jeunes.
En Belgique, la seule "facilité" pour les jeunes voulant faire du sport et étudier au niveau universitaire, est de pouvoir étaler une année d'étude sur deux ans sans être considéré comme "bisseur".
Thierry a choisi de ne pas utiliser cette possibilité : "Sciences éco en 10 ans, ça fait long !"  Ses études priment face au sport et lui permettent en même temps de moins ressentir le stress face à une compétition et à un éventuel échec.  De plus, il n'y a rien à gagner au niveau financier en natation.
Le docteur Godin explique que l'anxiété d'un jeune sportif est d'autant plus importante s'il n'a pas de porte de sortie : quand un jeune arrête ses études il ressent fortement l'obligation de réussir dans le sport.
Le contexte familial peut également poser des problèmes, explique le docteur Godin, mais cela dépend souvent du sport pratiqué et du gain d'argent éventuel.  Parfois, et surtout quand il y a un gain d'argent à la clé, les parents mettent trop de pression sur le jeune et celui-ci étouffe.  Dans d'autres cas, le jeune sportif est le centre d'intérêt de la famille et les frères et sœurs se sentent oubliés.  Parfois même, c'est le jeune lui-même qui sent le déséquilibre qu'il cause dans la famille.  Ce sont les cas fréquemment rencontrés par les psychologues du sport, dont la nécessité est ici bien mise en valeur.
Thierry Wouters n'a aucun problème de ce point de vue là : à la maison on ne parle pas de natation.
Giovanni Bozzi cite le problème des étrangers qui sont loin de leur famille : le soir, ceux-ci se retrouvent seuls car il n'y a pas de structure mise en place.  Cela peut poser de graves problèmes lorsque le jeune essaye de trouver un soulagement à son malaise (drogues, …), sans résoudre le vrai problème.

Conclusion par le Professeur Ghislain Carlier (Institut d'Education Physique et de Réadaptation (I.E.P.R.) :  La médecine pourrait-elle former des athlètes complets qui puissent résister à travers le temps ?

"Pour une spiritualité enfin incarnée au XXIe siècle".

"Doté d'une espérance de vie de plus en plus longue, l'homme occidental a besoin d'une spiritualité qui l'aide véritablement à intégrer la notion de durée dans son existence et ce, depuis la plus tendre enfance.
En effet, pour vivre une vie longue et de qualité, il conviendra d'intégrer de plus en plus la conservation du capital corporel dans les styles de vie adéquats qui permettent d'éprouver l'optimum à chaque âge de la vie, par une pratique régulière d'activités physiques équilibrées.  L'homme du XXIe siècle sera de plus en plus "prothésé - équipé de prothèses" : yeux, oreilles, dents, système locomoteur (hanches, genoux), greffes d'organces, liftings, cures, médications, régimes …  Vivre vieux impliquera d eplus en plus de poursuivre sa vie de réparations en réparations successives …
Quelle spiritualité permettra de piloter une telle vie ?  (certainement pas la référence à la douleur typiquement judéo-chrétienne).

Il faudra à coup sûr s'inventer de nouveaux modèles de référence en matière d'idéal moteur.  Le champion olympique - jeune, éphémère, spécialisé à outrance et interchangeable - ne conviendra probablement plus, si tant est qu'il se réfère à une devise devenue alors incomplète : "plus haut, plus vite, plus loin", à laquelle il conviendra d'ajouter "plus longtemps".
Le modèle du champion technicisé (entraînement hyperprogrammé, dopage, éthique bafouée …) ne sera-t-il pas remis en question par des performers complets tels que R. Mesmer (Everest sans oxygène), le docteur J.L. Etienne (Pôle Nord à pied) ou A. Hubert (traversée de l'Antarctique) qui réalisent l'inédit pour deux raisons au moins : ils s'attaquent à des mythes et ils associent en leur personne des qualités complémentaires de haut niveau (physiques, techniques, scientifiques, connaissance de soi …).  Ces individus réinventent (ou déclinent) l'idéal grec du héros, bien plus que les champions olympiques, supposés prolonger l'âge d'or antique.  Mais, s'ils ont vaincu des mythes, quels nouveaux mythes nous réinventerons-nous ?

Par ailleurs, de plus en plus d'individus, s'écartant de la référence "modèle du héros ou du champion", tentent de retrouver pour eux-mêmes une expérience de vie pleine qui implique la motricité dans la durée.  Ce sont notamment les pèlerins (plus que les vacanciers randonneurs) qui, en se mettant en marche retrouvent probablement les bénéfices vantés par les anciens "solvitur ambulando, tout se résout en marchant".  Quel sens donner à ces pratiques, retour au désert; retour aux sources ?  Expérience du détachement (parfois paradoxal, puisqu'on peut être éloigné des siens pendant longtemps et proche tout à la fois par GSM interposé) ?  Expérience individuelle (voire égoïste) extrême ?  Refus momentané du cocooning ?  Vécu momentané dans la culture identitaire décrite par G. Bajoit ?

L'homme a besoin de rites.  Un rite, "c'est quelque chose de trop oublié" (Le Petit Prince, de St Exupéry).  La fête sportive procure de multiples occasions de s'inscrire dans le rituel (rencontres festives, déguisements, comportements grégaires, expression d'émotions variées, sortie hors du quotidien, fusion collective …).  Les grands rassemblements sportifs ne deviennent-ils pas, après les grandes fêtes religieuses qui ont perdu de leur impact, un nouvel opium du peuple planétaire ?  Vers quel idéal tendent-elles ?  Quelle éthique poursuivent et incarnent les dirigeants de ces fêtes mondiales (en dehors de l'évident profit financier ou de la reconnaissance d'un régime politique, d'une nation) ?  Quelles sont les valeurs réellement éprouvées par les participants "life, en direct" ou à distance (télévision) ?

La femme est l'avenir de l'homme (J. Ferrat) dans bien des domaines;  elle le sera probablement aussi en sport.  En effet, elle est occupée à combler les retards qu'un frein culturel (tenue à l'écart du sport durant 3/4 de siècle au moins) lui a fait subir.
Grâce à l'entraînement, elle sera bientôt l'égale de l'homme dans bien des disciplines sportives.  Apportera-t-elle un meilleur respect de l'éthique ?  Incarnera-t-elle davantage de valeurs humaines positives ?  En dehors du point de vue physiologique ou sociologique, c'est bien plus la question des valeurs qui est posée.  Quelles femmes bénéficieront de telles avancées culturelles ?  Celles-ci influenceront-elles les droits et le vécu des minorités opprimées (les afghanes, par ex.) ?

Si l'évolution de l'humanité nous 1 amène à vivre plus longtemps avec un corps et une motricité "dans la durée", nous aurons besoin :
- d'une spiritualité qui éclaire véritablement nos rapports au corps, au mouvement, à notre sensualité, de manière totalement saine et positive (M. Serres montre que l'église doit parler autrement de la souffrance).  Pourra-t-on dire au XXIe siècle que le corps, le mouvement et les sens existent avant la parole ?  La "chair" avant le "verbe" ?  Et pourra-t-on le vivre en Occident ?
- d'une éducation permanente qui permette d'alimenter tous les âges de la vie en apprentissages, développements et découvertes fécondes, notamment dans le domaine de la motricité (voilà un projet pour une éducation physique du XXIe siècle !).

Les étudiants du Cercle Médical

 

  1. Nous, c'est-à-dire les Occidentaux.  Les pays pauvres accepteront-ils encore longtemps de nous voir vivre de plus en plus dans la durée ?


AMA-UCL Association des Médecins Alumni de l'Université catholique de Louvain

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