Numéro 54 :

Corps étranges

Jean Delahaut

 

Jean Delahaut est poète, mais aussi humoriste à ses heures ; oto-rhino-laryngologiste, il évoque des cas personnels surprenants, à la pêche des corps étrangers.


Les petits trous

Un p'tit trou, un p'tit trou, encore un p'tit trou…  Le travail obstiné, consciencieux et monotone du contrôleur de la station lilas du métro parisien a été célébré en son temps par Serge Gainsbourg.

Le spécialiste ORL lui aussi pourrait chanter les qualités et les vertus des nombreux petits trous qui s'offrent à son exploration : conduits auditifs externes, narines, cavité buccale, gorge, fosses nasales, arrière nez, pharynx, larynx, trachée, bronches, œsophage. 

Bien des gens éprouvent pour ces endroits utiles et accueillants une irrésistible attraction et, non contents de les visiter de temps à autre, en font l'exploration mécanique pour des raisons parfois légitimes comme une démangeaison des conduits auditifs ou la nécessité de se protéger d'un environnement familial trop bruyant. Plus simplement chez les enfants, la curiosité s'allie au plaisir du jeu pour compliquer la vie des parents. Imprudence, maladresse, malchance, hasard et parfois volonté délibérée bien souvent sont en cause.

Que de perles ou de pièces de lego dans le nez, de mines de crayon ou d'allumettes cassées dans les oreilles, d'arêtes de poisson dans la gorge, de pièces de monnaie ou d'os effilés de poulet dans l'œsophage et de peanuts dans des bronches d'enfants.

Mais aussi, plus surprenants quoique sans histoire, des otocônes, des pneus de dinky toys, des queues de cerise, une médaille du petit Jésus de Prague, une tête de soldat de plomb, des boulettes de papier mâché, des graines de diverses variétés, des fleurs de muguet en plastique,  boutons, morceaux de mousse, ressort de bic, capuchons de bic et de stylo, épingles simples ou dites de sûreté, minipile ronde, barbe d'épi (dans le canal d'une glande salivaire), dentiers cassés, punaise, caillou, pierre, insecte, morceau de carte à jouer (le quatre de trèfle), médaille d'identité pour chien (dans l'œsophage d'un fils de vétérinaire), carbonnade flamande, mignonnes clés de mallette, aiguille cassée, grains de café, petits pois, morceaux de carotte…

Circonstances plus ou moins atténuantes

Cette liste déjà longue de squatters de petits trous sympas nous amène à parler de circonstances parfois favorisantes.
Ainsi les couturières ont-elles la mauvaise habitude de tenir entre les lèvres une ou plusieurs épingles par économie de temps et de mouvements.  Quelle imprudence !
Un moulage pour prothèse auditive ayant été pratiqué chez un porteur d'évidement, nous nous sommes trouvés pour la première fois devant un véritable bourrage de crâne.
Au temps des otocônes, alors qu'une simple pression sur la surface en plastique suffit pour propulser le contenu médicamenteux, certains patients croyaient bon de mettre tout l'appareil dans le conduit en pensant  soit que le plastique allait fondre, soit qu'il fallait être sûr de ne rien perdre et d'en avoir pour leur argent.
Il est important aussi de vérifier l'état de son bridge lorsque l'on se rend au restaurant car non seulement cela manque de saveur mais il est plutôt vexant d'avaler son dentier dans une maison de bouche.
Les fleurs de muguet en plastique ont l'avantage de fleurir en toutes saisons; elles poussent si facilement qu'on en trouve dans le nez des enfants et parfois plusieurs emboîtées l'une dans l'autre, ce qui incite à ne pas chanter victoire trop vite.
Quand on va chercher le pain à vélo, qu'on vous confie une pièce de cent francs, que vous la tenez serrée entre les dents pour être sûr de ne pas la perdre, il vaut mieux éviter les nids de poule. Les parents ne m'ont pas laissé la pièce en souvenir. A mon avis, elle a dû resservir…

Certains cas ont une histoire plus complexe et méritent d'être contés par le menu. Découvrons-les ensemble.

Quand l'insecte vous donne le bourdon

Vue par un insecte, l'oreille humaine doit être très tentante avec son joli pavillon, ses courbes élégantes, son lobule raffiné, ses replis secrets.  Quelquefois, l'un d'eux se laisse tenter par cette cavité qui s'offre à lui et sans doute persuadé être près du cœur d'une fleur, s'engage imprudemment dans une exploration qui va tourner à la catastrophe.  Car l'intrus ne pouvant se douter de la conformation de cet organe en forme de sablier se trouve bien à l'étroit tout au fond du conduit et incapable de franchir en sens inverse le détroit qu'il a franchi à l'aller. Tout le monde n'est pas spéléologue et les insectes ne connaissent pas les classiques "vous qui entrez ici, laissez toute espérance".

Alors, il se bat, multiplie les envolées, accélère les battements d'ailes, cherche la sortie, percute le tympan, l'effleure du bout des ailes, le tâte de ses antennes, passe la surmultipliée, fait vrombir son moteur puis devant l'inanité  de ses efforts, se repose un instant avant de tenter une nouvelle sortie.  Pas question pour lui de baisser pavillon…

Pendant ce temps, le propriétaire, inconscient au début d'avoir été squatté, se met à souffrir de démangeaisons lui faisant craindre un eczéma, puis de bourdonnements intermittents évoquant des problèmes de tension et finalement excédé, se rend chez son ORL.

Petite parenthèse : l'utilisation très courante de l'adjectif son en parlant d'un médecin n'indique pas ici un sentiment de possessivité mais un choix exprimant la confiance, la fidélité et peut-être l'espoir d'une plus grande disponibilité.

Le problème sera vite résolu.  Le médecin utilisera le microscope de consultation, maniera avec délicatesse la micropince et profitera d'un moment d'inattention de la bestiole pour lui faire une prise et lui montrer la sortie, lui laissant la vie sauve ; un autre se contentera d'un banal lavage à l'eau tiède pour déloger l'indésirable sans se préoccuper de savoir s'il y a noyade ou non mais habituellement, l'insecte a gardé assez de forces pour survivre.  Tout le monde est content : l'insecte a retrouvé le grand air et l'espace, le patient le calme et la sérénité et le spécialiste la satisfaction du devoir accompli et de la perception d'honoraires bien mérités.

Ferdinand de Saint Camille

En ce temps là, l'hôpital civil s'appelait encore Saint Camille pour être placé sans doute sous la protection du Saint Patron, ce qui permettait d'espérer des miracles sinon d'en réaliser avec les moyens du bord.  Quand il arriva pour se faire soigner, Ferdinand était, lui, un parfait inconnu, ce qui est bien compréhensible pour un bébé de six mois.

N'empêche, il fut soigné d'urgence car il suffoquait en dépit du traitement anti-infectieux appliqué par un excellent généraliste de la région namuroise.  Au vu du teint violet de son visage et de ses extrémités et étant donné l'état d'épuisement de l'enfant lançant ses dernières forces pour aspirer un peu d'air, il n'y eut aucune hésitation : pas question de perdre du temps à chercher la cause et à peine arrivé, notre bébé se retrouva trachéotomisé et à nouveau capable de bien respirer.

Ce genre de situation où le geste salvateur est à poser d'urgence et où l'émotion doit faire place à l'efficacité est devenu rarissime aujourd'hui grâce aux services d'urgence et de réanimation capables d'intuber les patients en mal de respiration et s'il sied de trachéotomiser, le chirurgien pourra alors le faire tout à son aise.
Même aujourd'hui, le cas de Ferdinand ne s'y prêterait pas.  Car promptement réalisé dés l'amélioration de l'état du patient (et Dieu sait la rapidité de récupération des jeunes enfants), l'examen révéla un abcès du larynx matérialisé par la présence d'un pus abondant et d'un œdème important des cordes vocales.  Après aspiration, la vision de reflets brillants révéla la cause : une punaise fichée dans une des cordes vocales et qui fut extraite sur-le-champ.  Les suites furent assez longues du fait des difficultés d’enlèvement de la canule et de l'infection devenue septicémie.  Le bébé était tellement satisfait du confort apporté par la canule qu’il ne faisait probablement plus confiance qu'à ce mode respiratoire.  Ferdinand dont l'histoire n'était pas banale et dont le séjour se prolongea pendant quelques mois devint ainsi la vedette involontaire du service et même de l'hôpital tout entier.

Imprudence et malchance sont en cause dans cette histoire : imprudence de fixer la garniture d'un berceau par une série de punaises, malchance quand on se dit qu'il a fallu que le bébé tiraille avec assez de force sur le tissu pour qu'une punaise se détache, qu'elle tombe et reste à sa portée, qu'il réussisse à la saisir, qu'il tente de la mettre en bouche et finalement qu'elle se fixe au passage lors d'une déglutition.
Pour le retour de Ferdinand, les parents ont, je suppose, changé le système de garniture du berceau.  Car Ferdinand a parfaitement guéri, j'ai même eu l'occasion d'opérer ses enfants des amygdales 25 ans plus tard.

Le futur marié ne ronfle plus

Cela faisait plus d'un an qu'il ronflait, qu'il se faisait soigner pour une allergie nasale, que les traitements ne donnaient pas de résultats et qu'il en avait finalement pris son parti.  Après tout, ce n'était pas si grave, c'était supportable, cela ne gênait que lui-même. Et encore. Mais un jour, l'amour passa par là et tout fut remis en question lorsqu'elle lui parla de mariage.

Ce sympathique quinquagénaire présentait effectivement une importante gêne respiratoire nasale provenant d'une obstruction unilatérale permanente, ce qui rendait le diagnostic d'allergie pour le moins surprenant.
Il est toujours facile de critiquer le diagnostic d'un confrère lorsque l'on examine un cas avec du recul mais il est certain également que, lorsque la maladie n'évolue pas favorablement en fonction du traitement prescrit, il est nuisible de s'entêter plutôt que d'avoir l'humilité de repartir à zéro.

Il ne fallut qu'un examen approfondi de l'arrière nez pour y déceler la présence d'un corps étranger de coloration brun vert de nature et de dimension indéterminée puisqu'on n'en apercevait que l'extrémité.  Et après extraction sans problème sous anesthésie générale d'un objet d'aspect caoutchouteux lisse et ferme, le mystère restait entier.  Il fallut longtemps au patient pour mettre le début de ses problèmes d'obstruction nasale en relation avec une visite chez le dentiste au cours de laquelle une prise d'empreinte palatine avait été pratiquée et accompagnée d'importantes nausées.  Nous avons donc supposé ensemble qu'il s'agissait d'une petite partie du produit utilisé qui s'était isolé pour aller se réfugier dans le cavum lors d'un réflexe nauséeux.
Toujours est il que le patient cessa de ronfler et que la jeune mariée, informée ou pas, me doit une fameuse chandelle… 
Je n'ai jamais su s'ils furent heureux et eurent beaucoup d'enfants mais si c'est le cas, j'ai l'impression d'y être un peu pour quelque chose. 

La solitude

Le soir était tombé.  Pour combler sa solitude, il regarde sans voir une larmoyante série télévisée qui ne colle pas fort à ses quatre-vingts ans.  Il a cherché un petit passe temps supplémentaire mais se refuse la petite goutte que lui déconseille son médecin de famille, s'interdit le grignotage de quelques biscuits trop riches en calories.  Alors suivant une vieille habitude, il se mit à sucer un galet bien rond, bien lisse, l’avala et finit par s'endormir.

Donc, disais-je, le soir était tombé.  Pour vivre un peu en famille, le repas du soir est un moment favorable, le père ramène des nouvelles de l'hôpital, les enfants discutent de leurs notes scolaires et la maman attend des félicitations pour la composition de son repas.  Coup de téléphone, l'hôpital, la radio, un corps étranger qui ne passe pas, très bien, j'arrive.

Faut-il voir dans le geste du vieillard le souvenir heureux du sein maternel qui lui communiquait la vie ?  Malheureusement ce soir, il avait poussé les choses un peu loin en avalant le volumineux objet de son contentement.  La décision ne fut pas difficile à prendre.  Devant l'impossibilité d'avaler pour le patient, il fallait intervenir.  Vu la localisation oesophagienne, l'opération était contre-indiquée.  Le choix de la voie endoscopique s'imposait quoique le volume du galet en empêchât l'extraction instrumentale; par contre, pousser l'intrus jusqu'à l'estomac était l'enfance de l'art et compter sur la nature pour poursuivre le travail était une solution simple et sage.
Lorsque deux jours plus tard, la panne résonna d'un bruit absolument inédit, l'infirmière me téléphona que le pari était gagné.

 

AMA-UCL Association des Médecins Alumni de l'Université catholique de Louvain

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