Numéro 17 : Editorial
A taste of Ireland
En ce mois d’août pluvieux et venteux, nous avions choisi de passer une dizaine de jours à la découverte de la république d’Irlande. En prenant l’avion au Brussels South Airport, à Gosselies, nous n’imaginions pas que le programme des visites serait inopinément complété par une expérience inédite de la médecine irlandaise.
Les trois premiers jours à Dublin ont été consacrés à des promenades à pied dans une ville bouillonnante et encombrée, sous des averses sporadiques, ainsi qu’aux visites classiques : Glendalough, Wicklow, la route militaire, les tourbières, le château, les musées, Trinity College et sa vieille bibliothèque ; c’est dans ce lieu de recueillement qu’une puce, vraisemblablement lasse d’une morne existence parmi les parchemins, entreprit l’escalade de mon mollet …
Etait-ce un présage ? Ma dernière rencontre avec ces petites bêtes remonte à 1940, en évacuation, dans le Midi. Une dame du pays voyant une puce sur ma main, s’exclama : « Puce sur la main, nouvelle en chemin » et quelques jours plus tard nous avons eu des nouvelles de Belgique. En Irlande, il y a peut-être un proverbe qui dit : « Puce au mollet, accroc de santé » !
Nous avons ensuite rejoint un voyage de groupe en autocar, intitulé « A taste of Ireland » dont la saveur allait se révéler amère. Notre guide très loquace, un peu cabotin, s’efforçait de séduire les Américains et ne ménageait pas les critiques aux Anglais, de Cromwell qui « détruisit et pilla l’Irlande » à la Reine Victoria qui, pour ne plus voir les victimes de la famine, fit construire un bâtiment en trompe l’œil devant les fenêtres de son palais ; en outre Wellington, un enfant du pays, aurait dit : « quand on est né dans une étable, il faut s’efforcer de l’oublier ». Le programme était typique : démonstration de chiens rassemblant un troupeau de moutons, quelques châteaux, danses folkloriques, ballades irlandaises, dîner à table d’hôte …
Le samedi soir, à Killarney, au coucher, j’éprouve une douleur thoracique diffuse irradiant dans les bras ; le doute n’est pas permis. Nous demandons au portier de l’hôtel d’appeler simultanément le médecin de garde et une ambulance. Quelques minutes plus tard, une jeune généraliste m’examine, me donne un dérivé nitré et me réconforte : la douleur s’estompe. Tandis qu’elle rédige un mot pour l’hôpital, les ambulanciers font irruption dans la chambre et m’emmènent en chaise roulante à travers l’hôtel endormi. On m’attache sur une civière, on me colle un masque à oxygène et l’ambulance fonce dans la nuit. Mon épouse doit suivre en taxi, parce que nous devons embarquer un autre patient en chemin. L’hôpital le plus proche est à 30 Km, à Tralee. Pendant le trajet, l’infirmière prend ma tension, me raccorde à l’ECG et me distille quelques paroles d’encouragement. A l’hôpital, on me met dans une petite chambre, avec une salle d’eau en annexe. L’ECG montre des sous décalages importants et étendus des segments ST, mais les enzymes resteront normaux, malgré des douleurs fréquentes, mais espacées et obéissant aux dérivés nitrés. On me fait de l’héparine par voie sous cutanée : « René, I give you a shot in your tommy ! » On installe des électrodes de télémétrie, qu’on m’enlèvera deux jours plus tard parce qu’un autre malade en a plus besoin que moi. Outre l’aténolol et l’aspirine, on me donne un dérivé nitré « slow release » une fois par jour par la bouche ; lorsque je m’étonne, les résidents me disent qu’ils n’utilisent ni les onguents, ni les nitrés intraveineux. Ce qui m’inquiète évidemment. Le personnel est très attentif, les médecins répondent gentiment à mes questions, mais il n’y a aucune consigne concernant le repos : je prends ma douche et m’éloigne à pied de cette curieuse unité coronaire pour utiliser mon téléphone portable. Les heures des repas et de l’administration des médicaments sont fantaisistes, malgré un personnel fort nombreux. Mon épouse va dormir dans un fauteuil pendant les 4 jours que durera le séjour et on lui apportera les repas en cachette, car les accompagnateurs ne peuvent normalement pas manger dans la chambre du malade.
Un après-midi, je sommeillais sous l’influence des calmants, lorsque je m’éveille en sursaut : trois jeunes filles joyeuses et pimpantes font irruption dans ma chambre, me souhaitant le bonjour, une bonne santé et m’embrassent. Est-ce une hallucination ou déjà le paradis ! Eh bien non ! Ce sont les roses de Tralee ! C’est en effet au mois d’août qu’à lieu le fameux festival de la rose de Tralee. Des jeunes filles d’ascendance irlandaise venues des quatre coins du monde concourent pour le titre très envié de Rose de Tralee. C’était ces candidates qui rendaient visite aux patients hospitalisés ! Elles me disent qu’une « rose » venue de Belgique était bien placée pour le titre : je dois avouer qu’étant donné les circonstances cette nouvelle ne souleva pas mon orgueil national !
Dès mon arrivée à l’hôpital, j’avais fait prévenir mon assurance rapatriement. La jeune résidente qui m’avait en charge vint me trouver : « Les médecins de votre compagnie d’assurance ont téléphoné pour avoir des données précises sur votre état. Je leur devais la vérité et leur ai donc signalé que vous aviez encore eu une douleur aujourd’hui. Ils m’ont dit que dans ces conditions, ils ne pouvaient prendre le risque de vous rapatrier : dans le cas d’un angor instable, les compagnies aériennes exigent quatre jours sans symptômes pour autoriser le voyage … » A ma question, elle me répond que je pourrais être transféré à Cork pour une coronarographie, mais que la liste d’attente est longue.
Mon anxiété est grande : j’imagine une plaque d’athérome rompue et le caillot prêt à se former. Je vais faire un infarctus, dans un environnement gentil, prévenant, mais contemplatif. Je dors assez mal, éveillé d’une part par les alarmes et la course du chariot de réanimation dans le couloir, d’autre part par les feux d’artifice du festival de la rose. Je décide de cacher mes douleurs aux médecins : j’ai sous l’oreiller un « pumpspray » que j’utilise à la moindre gêne, mais aussi lorsque mon épouse, qui est aux aguets dans le couloir, m’annonce l’arrivée imminente de la technicienne qui enregistre les ECG.
Heureusement, cette situation intolérable prend fin lorsque le cardiologue consultant passe me voir : il excuse la jeune résidente qui a cru bien faire en donnant un rapport consciencieux de mon état à l’assurance : « Nous mentons toujours aux assurances ! » déclare-t-il « sinon par exemple les Américains ne rentreraient jamais chez eux ! Je vais téléphoner ! » Une heure plus tard, l’assurance m’annonçait qu’on viendrait me chercher dès le lendemain midi.
Lorsque, de ma chambre, je vis arriver l’ambulance avec un médecin urgentiste belge, mon angoisse, curieusement, s’évanouit, bien que le risque restait présent et que le problème était loin d’être résolu. Quatre heures et demie sur des routes étroites et sinueuses se terminent par un parcours fou, sirène hurlante, dans les bouchons de Dublin, afin de ne pas rater l’avion.
Au cours du vol, je dois à nouveau utiliser les dérivés nitrés à plusieurs reprises : on pourrait me donner de l’oxygène, mais « alors les masques tomberaient devant chaque passager ! » De toute façon, la douleur obéit et le mal de tête est supportable. A Zaventem, le moment le plus gênant est le débouché en chaise roulante dans le hall des arrivées, au milieu du cercle d’amis et de parents, d’autant plus gênant qu’on m’y abandonne quelques minutes sous les regards curieux pour prendre contact avec la nouvelle ambulance.
C’est enfin l’accueil dans la clinique familière, la prise en charge immédiate par les amis qui m’attendaient et que j’avais tenu au courant de mon état depuis le premier jour. Il n’y a pas de nécrose à l’ECG et pas d’élévation des enzymes : ce sera la coronarographie après une très brève stabilisation et la chirurgie dans la foulée, mais ceci est une autre histoire.
Quelques enseignements me paraissent pouvoir être tirés de cette aventure.
En cas de douleur thoracique spontanée et prolongée, je pense que l’appel simultané d’un médecin et de l’ambulance est une solution sécurisante qui ne risque pas de retarder l’arrivée à l’hôpital.
Si l’on est cardiaque, il est à conseiller de choisir pour ses vacances des régions bien équipées sur le plan médical : elles ne correspondent pas nécessairement aux régions les plus touristiques, ni aux hauts lieux de la gastronomie … mais ceci est évidemment vrai pour d’autres pathologies.
Enfin, en Belgique, nous avons la chance d’avoir une médecine de qualité accessible à tous et quasi à tout moment. Cette médecine est peut-être pléthorique, mais il est plus facile de gérer une pléthore que de remédier à une pénurie : depuis mon aventure irlandaise, j’en suis convaincu !
René Krémer