Numéro 42 :

Les malades imaginés

L'amnésie : ressort littéraire

 

L'homme indifférent au rêve des aïeux
Ecoute sans frémir du fond des nuits sereines
La mer qui se lamente en pleurant les sirènes.
José Maria de Heredia.  Les trophées.

L'oubli puissant habite sur ta bouche
Et le léthé coule dans tes baisers.
Charles Baudelaire.  Le léthé.

Tous mes amours, tous mes mots
Et tous nos rêves disparus
Au bord du léthé sont déchus
Pour joncher le fleuve sans flots.
Clark Ashon Smith.  Au bord du léthé.

Monsieur Gaston, totalement amnésique, vit depuis dix-huit ans dans un asile d'aliénés.  Il a été retrouvé, errant, près d'un train ramenant d'Allemagne des prisonniers malades.  C'est le soldat inconnu vivant, une "énigme de la Grande Guerre" 1.  Son intelligence, sa nouvelle mémoire et sa capacité d'apprendre sont intactes.  Une duchesse, sorte de dame d'œuvre, l'a pris en affection ;  avec l'aide d'un avoué, elle s'est donné pour mission de lui retrouver sa famille, mais il lui faut une famille convenable.  Jusque là, les parents qui se le disputent sont surtout attirés par la pension de mutilé de guerre qui s'est amassée au fil des années.

La duchesse amène Gaston dans une famille apparemment respectable, prête à le reconnaître et à l'accueillir;  la preuve de son appartenance à cette famille sera d'ailleurs apportée, grâce à une petite cicatrice dont la femme de son frère conserve le souvenir.  Il apprendra qu'il était un jeune garçon insupportable, brutal, cruel.  Par jalousie, il a poussé son meilleur ami dans les escaliers, il tuait les oiseaux à la fronde, se livrait à des escroqueries et avait même levé la main sur sa mère.

Effrayé, il décide de refuser son passé et s'arrange pour être reconnu par une famille anglaise, qui se réduit à un petit garçon qui a besoin d'un neveu pour bénéficier de l'héritage de sa famille disparue dans un naufrage.
Jean Anouilh s'est inspiré dans cette pièce de théâtre de l'histoire véridique d'Anthelme Mangin, un poilu rapatrié d'Allemagne en février 1918, dans un convoi de malades et d'handicapés irrécupérables.  Trouvé sur le quai de la gare de Lyon-Brotteaux, il n'a aucun papier, ni plaque militaire, le numéro de son régiment a été arraché de sa capote.  Amnésique, lorsqu'on l'interroge sur son nom, il dit " Mangin " ;  l'administration lui donne ce nom très hypothétique et y ajoute le prénom d'Anthelme pour des raisons obscures.  D'abord suspect de simulation, il est reconnu atteint de démence précoce et placé dans un asile d'aliénés.

Récemment, Jean-Yves le Naour 2 a fouillé dans le passé et décrit l'affreuse destinée de ce " disparu " de la Grande Guerre,  jusqu'à sa mort en 1942, dans une situation d'abandon, de faim et d'absence de soins, qui fut le lot des aliénés, en France sous l'occupation.

A partir de 1922, la presse s'empare du cas Mangin et publie sa photo ; près de 300 familles vont réclamer ce malheureux et se le disputer.  Des politiciens et des associations d'anciens combattants se joignent à une presse qui prend parti pour l'une ou l'autre famille.  Il y a des études graphologiques, des interrogatoires de Mangin aidé parfois par un abcès de fixation ou un choc électrique.  La justice est rigoureuse : il ne suffit pas qu'il y ait des éléments  de ressemblance, il faut qu'il n'y ait aucun point de dissemblance.  Une légende est bâtie sur les soldats disparus (250.000 en France), selon laquelle ils seraient retenus en Allemagne dans des camps secrets.  On envisage même un placement tournant dans les familles les plus crédibles.

Enfin, en 1930, une piste sérieuse !  Les allemands communiquent qu'un soldat nommé Octave Manjoin a été rapatrié par la Suisse en raison d'un trouble mental.  Les Manjoin habitent Saint Maur sur Indre : Anthelme y reconnaît l'Eglise, son école et sa maison.

Le procès ne s'ouvre qu'en 1937 ; le verdict est confirmé en appel en 1938.  Certains familles vont en cassation ; le procès est interrompu par la guerre.  Octave Manjoin mourra en 1942, dans un asile, sans avoir récupéré officiellement son identité, alors que son père et son frère sont morts et que sa famille se limite à une nièce née après la guerre.  Après un séjour en fosse commune, il sera finalement inhumé, au cours d'une cérémonie très médiatisée, en 1948.

Les amnésiques de guerre, mis à part quelques simulateurs, ont des déficits mentaux très importants 3 et seraient incapables de mener une vie normale comme le voyageur sans bagage 1 ou d'apprendre une langue, une histoire et une culture, comme ce soldat découvert nu et sans connaissance sur le champ de bataille, amnésique total, baptisé Siegfried par Eva, son infirmière 4.

Rééduqué en Allemagne, il devient en quelques années un personnage important de la république de Weimar, sa popularité étant accrue par le mystère qui l'entoure.  On va s'apercevoir qu'en réalité il s'agit de Jacques Forestier, un écrivain français.  Son infirmière et amie Eva reconnaît que ses " plaintes avaient un accent français " mais se justifie " Tu revenais du néant, je t'ai donné une patrie, la mienne. "  Siegfried décide de retourner en France.  " Il en est des naissances comme des morts : la première est la bonne. "

L'histoire est totalement invraisemblable, mais on est séduit par la poésie et l'humour de Giraudoux, bien que les personnages parlent tous le même langage, avec des anachronismes et des comparaisons audacieuses.  Le mérite de cette œuvre est d'avoir imaginé une réconciliation franco-allemande quasi prophétique, quarante ans avant les rencontres Adenauer-De Gaule.  

D'autres auteurs ont utilisé le thème de l'amnésique, victime de guerre, comme Rebecca West  5, féministe de gauche (1894-1983) qui fut la maîtresse de H.G. Wells.
Luigi Pirandello décrit l'histoire d'une femme amnésique disparue lors de l'invasion d'Udine par les autrichiens en 1917 6.
Marcel Priollet conte l'histoire d'un soldat français amnésique chez lequel les allemands ont entrepris une reconstitution machiavélique de son identité, le faisant passer pour un soldat allemand.  Sa fiancée française le reconnaît, le kidnappe et lui rend la mémoire en reconstituant leur première rencontre 7.
Didier Daeninckx 8 met en scène un soldat qui, après l'amnistie, se reconvertit en détective privé et déniche des amnésiques revenus du front, pour des jeunes filles cherchant un mari.

Depuis toujours, l'amnésie est présente dans la légende.
Les compagnons d'Ulysse, après avoir mangé les fleurs de lotus " douces comme le miel " ne veulent plus quitter l'île des lotophages ; ils ont oublié leur patrie.  Ulysse doit les ramener de force " tout en larmes " au bateau et les attacher à fond de cale sous les bancs 9.

Au royaume des morts, les trépassés boivent l'eau du Léthé et oublient le bonheur qu'ils ont connu aux Champs Elysées et leur vie antérieure, avant de remonter sur la terre ;  c'est ce qu'Anchise explique à son fils Enée 10.  Pour Dante 11, le Léthé est le fleuve du paradis où les âmes lavent leurs fautes et se repentent.
Le fleuve lent et silencieux est habituellement représenté par un digne vieillard qui tient d'une main une urne et de l'autre la coupe de l'oubli.
L'oubli des vies antérieures est présent dans la mythologie scandinave et dans l'hindouisme, avec la notion de renaissances successives (Samsara) et du poids des actes accomplis dans les existences antérieures (Karma).

Lorsque Siegfried quitte le rocher où Brunehilde était prisonnière du cercle de flammes et arrive à la cour de Gunther, Gutrune lui fait boire un filtre à la fois aphrodisiaque et amnésique 12.
Une ondine, mi chair, mi poisson, s'échappe du monde des eaux, rencontre un chevalier errant, Hans Von Wittenstein zu Wittenstein, et en tombe amoureuse 13.  Le roi des Ondins la ramène dans les eaux du Rhin, après lui avoir fait oublier son séjour sur terre.  Sachant qu'elle va perdre la mémoire, Ondine s'y prépare : "Tu me reprochais parfois de ne pas varier mes allées et venues, dans ta maison, de ne pas varier mes gestes, de marcher à pas comptés...  C'est que j'avais prévu ce jour où il me faudrait redescendre au fond des eaux.  Au fond du Rhin, même sans mémoire, mon corps ne pourra que répéter des mouvements que j'avais près de toi."

L'amnésie est habilement utilisée par Eric Emmanuel Schmitt dans une pièce de théâtre 14 : l'épouse tente de cacher à son époux amnésique le drame conjugal à la base de son traumatisme et de lui dépeindre leur vie de couple comme parfaite.  Lorsque la mémoire lui revient, le mari simule l'amnésie pour connaître les intentions de sa femme.

Sans quitter le domaine fantastique, l'amnésie va être utilisée par les auteurs de science fiction.  Je n'en veux pour preuve qu'une petite nouvelle que j'ai découvert par hasard sur Internet 15.
Dans un avenir lointain, règne à Paris une maladie mystérieuse que l'on a appelé " le syndrome de Léthé ".  La plupart des gens, jeunes ou vieux, sont frappés par des séquences d'amnésie imprévisibles, plus ou moins longues.  Chacun porte à son poignet un appareil appelé " connecteur information ", qui le met en communication avec une " Giga mémoire centrale " et qui lui fournit instantanément les données oubliées.  Un médecin a des doutes sur les données fournies par cette mémoire électronique : il fait part de ces interrogations à la " Grosse tête ".  Aussitôt, toute connection lui est supprimée : il a disparu de la banque de données et sera supprimé ou rendu amnésique total.  Ce mécanisme veut créer un monde harmonieux, en trafiquant les souvenirs et en supprimant ceux qui s'aperçoivent de la gigantesque manipulation.  C'est la version électronique du monde de Big Brother 16 qui crée de nouvelles versions de l'histoire et jette dans le " memory hole " les anciennes versions du passé.

J'ai appris enfin qu'il existait une maladie dite du léthé (Kuru pour les anglo-saxons).  Cette affection, proche du Creutzfeldt-Jakob, est dominée par la perte de mémoire, due à un prion ;  elle était jadis endémique dans certaines tribus de Papouasie.  On sait maintenant que la maladie du léthé était transmise par le cannibalisme rituel en Papouasie 17.

  1. Jean Anouilh.  Le voyageur sans bagage (1958).
  2. Jean Yves le Naour.  Le soldat inconnu vivant (2003).
  3. Ces états ont porté des noms divers : Shell Shock, obusite, psychose des barbelés, choc émotionnel...
  4. Jean Giraudoux.  Siegfried (1928).
  5. Rebecca West.  The return of the soldier (1918).
  6. Luigi Pirandello.  Comme tu veux (1930).
  7. Marcel Piollet.  Les veuves blanches (1926).
  8. Didier Daeninckx.  La der des der (...).
  9. Homère.  L'odyssée IX, 49-89.
  10. Virgile.  L'Enéide. Livre VI.
  11. Dante. L'Enfer XIV, 134.
  12. Richard Wagner.  Götterdammerung.  Acte I, scène II (1876)
  13. Jean Giraudoux.  Ondine (1939)
  14. Eric Emmanuel Schmitt.  Petits meurtres conjugaux (2003).
  15. Georges Flipo.  Les disparus du Léthé (2003)
  16. Georges Orwell.  Nineteen Eighty Four (1949)
  17. Cashman NR.  A prion primer.  Canadian Med. J. Association (1997, 157 - 1381)
    Mc Grath : Kuru : the dynamics of a prion disease.
    http://www.as.ua.edu/ant/bindon/ant570/Papers/McGrath/McGrath.htm


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