Numéro 21 :
Les malades imaginés
La médecine selon Alcofribas Nasier
Diplômé des Universités de Paris et Montpellier, François Rabelais (1494-1553) pratiqua la médecine à Narbonne et Metz et l’enseigna à Lyon et Montpellier. Dans ses livres ubuesques, truculents et scatologiques, écrits dans une prose encore libre du carcan académique, il est piquant de rechercher les données anatomiques, physiologiques et pathologiques de l’époque et de découvrir parfois des idées prophétiques et des critiques acerbes sous le couvert de récits fantaisistes et de plaisanteries bouffonnes.
Rabelais ne semble pas avoir une haute opinion de ses confrères, mis à part peut-être Rondabilis, son ami Rondelet, qui enseigne les moyens de « combattre la concupiscence charnelle et d’éviter d’enfler le nerf caverneux » :
- boire du vin sans tempérance, pour provoquer « l’hébétude des sens »,
- travailler avec assiduité et étudier avec ferveur,
- utiliser certaines plantes, tells que chèvrefeuille, saule et orchidée
Les médecins abhorrent les médicaments et jamais ne prennent médecine, « comme les avocats n’ont jamais procès ensemble ».
Les médecins de Montpellier « sentent les clystères comme vieux diables » et les professeurs de la Sorbonne sont des « veaux enjuponnés » .
Par contre, dans le prologue du Quart livre, Rabelais fait le portrait du médecin idéal : « contenance, grâce, honnêteté, netteté de la face, des vêtements, de la barbe, des cheveux, des mains, de la bouche, voir jusqu’à particulariser les ongles comme s’il devait jouer le rôle de quelque amoureux ou descendre en champ clos pour combattre quelque puissant ennemi ». Le médecin doit bien s’habiller « non pour se pavaner, mais pour le gré du malade qu’il visite ». Il doit paraître devant son patient « la face joyeuse, sereine, gracieuse, ouverte, plaisante » car l’état d’esprit joyeux ou mélancolique est « transfusé de la personne du médecin à celle du malade ». Il recommande la prudence dans « les paroles, propos, conversations et entretiens ».
Certaines anecdotes semblent prophétiques
Le langage des signes, utilisé par Pantagruel et Thaumaste, probablement Thomas Moore, dans leur dispute philosophique, est un petit chef d’œuvre. De même « Nez de chèvre », utilisant non seulement les mains, mais aussi la face, explique à Panurge qu’il sera « marié, cocu, battu et volé » . Tandis que Bartholé, sourd, lisait « à la vue des gestes et mouvements des balèvres » lorsque son interlocuteur parlait la même langue que lui.
Le pet de Pantagruel « fit trembler la terre à neuf lieues à la ronde et, par son air corrompu, engendra plus de 53 mille hommes nains et contrefaits et autant de petites femmes accroupies qui jamais ne croissent ». Ne pense-t-on pas à Hiroshima et à Tchernobyl ?
Les drogues conseillées par Panurge à Pantagruel avant son mariage ne font-elles pas penser au dopage ? « Il lui donna quelque diable de drogue, composée de lithotripion, de néphrocorticon et de cantharide ».
Panurge, toujours lui, guérit Epistémon qui avait la tête coupée « trouvée entre ses bras. Il oint le col de beau vin blanc et puis la tête et le saupoudre de poudre de diamerdis … puis ajuste veine contre veine, nerf contre nerf, spondyle (vertèbre) contre spondyle, afin qu’il ne fut torticolis. Cela fait, lui fit à l’entour 15 ou 16 points d’aiguille, afin qu’il ne tombât derechef, puis mit à l’entour un peu d’onguent qu’il appelait « ressuscitatif ». Epistémon guérit, « mais resta enroué trois semaines et eut une toux sèche qu’il ne pouvait guérir sinon à force de boire ». Cet épisode, apparemment burlesque, ne fait-il pas songer aux autogreffes de mains ?
Les héros rabelaisiens ne sont pas à l’abri des maladies
Malgré des connaissances universelles et notamment des connaissances médicales « héritées des grecs, des arabes, des latins et des juifs », le géant Pantagruel n’est pas à l’abri des « catarrhes favorisés par la lumière froide de la pleine lune ». Panurge a une « ischiatique » (sciatique) qui guérira lorqu’il aura été partiellement roti à la broche par les « paillards turcs », tout lardé comme un connil (lapin) si bien que son « pauvre haire esmoucheté (pauvre outil épointé) ne lui allât plus que jusqu’aux genoux ».
Pantagruel attribue la gravelle qui le tourmente à l’échauffement des reins du au fait qu’étant bébé il se promenait avec son berceau sur le dos. Le même Pantagruel eut « un flux de bourse et fut pris d’une pisse chaude » qui fut à l’origine des sources d’eau chaude de Cauterets, de Dax et de bien d’autres stations thermales. La goinfrerie du même Pantagruel provoqua une maladie d’estomac traitée par une méthode originale qui fait penser aux techniques oncologiques et endoscopiques les plus récentes : on fait avaler au géant des pommes de cuivre creuses contenant des ouvriers et leurs outils ; une fois dans l’estomac, les ouvriers sortent et remplissent à la pelle les pommes de « matières fécales et d’humeurs corrompues ». Le travail accompli, les infirmiers pelleteurs rejoignent leurs nacelles et Pantagruel n’a plus qu’à « rendre sa gorge » (vomir).
Pour le mal de mer, Panurge conseille l’eau marine (eau de mer) mélangée à du vin. Le problème essentiel dans la dysenterie est la recherche d’ingrédients destinés à éviter la « complexion phlegmatique des fesses ».
Même dans les descriptions les plus fantasques, des précisions anatomiques sont données par François Rabelais.
Gargamelle qui porta Gargantua « jusqu’à l’onzième mois, temps nécessaire pour concevoir un chef d’œuvre » avait un prolapsus du « boyau culier » (rectum) pour avoir mangé trop de tripes : c’est pourquoi le nouveau né dut se lever, « écarter les lobes de la matrice » gagner la veine cave et sortir par l’oreille gauche !
Un moine de l’armée de Gargantua trucide un archer de Picrochole en lui coupant de son braquemart les veines jugulaires et les artères spagitides du col (carotides) avec le guargaréon (luette) jusqu’aux deux adènes (amygdales ou lobes thyroïdiens) et lui entrouvre « la moëlle spinale entre la seconde et la tierce vertèbre ».
Un autre archer subit un sort comparable ; le même moine lui tranche la tête d’un coup, « lui coupant le test (crâne) et enlevant les deux os bregmatiques (pariétaux) et les commissures sagittales, ce que faisant lui tranche les méninges et ouvrit profondément les deux postérieurs ventricules du cerveau ». Il demeure ainsi le crâne pendant sur les épaules par la peau du péricrâne par derrière « en forme d’un bonnet doctoral, noir par dessus, rouge par dedans ».
Tout aussi anatomiquement précise est la description du rôtisseur embroché par son maître : introduite un peu au dessus du nombril, la broche est orientée vers le flanc droit, lui perce « le tiers lobe du foie et, le coup haussant, perce le diaphragme et par à travers la capsule du cœur, la broche lui sort pas le haut des épaules et l’omoplate senestre ».
Les sept livres de Rabelais sont émaillés de termes anatomiques savoureux : l’artère crotaphique (temporale), les faucilles (membres), les ischies (hanches), la ratelle (rate), la pene (arête) et la pinne (bout) du nez, les goussets (aisselles), le bréchet (sternum), les veines émulgentes (rénales) ; le ventricule gauche est nommé « l’armoire senestre du cœur » …
De même, certaines maladies sont rebaptisées, telles les oripeaux (oreillons), le mau de terre (épilepsie), la casesangue (dysenterie) …
Si cette petite incursion dans l’œuvre du docteur Rabelais vous incite à relire l’un de ses cinq livres, j’aurai atteint mon but.
L’AMAteur.