Numéro 53 :
Ils étaient médecins : Alexandre Borodine (1834-1887)
Les danses polovtsiennes et le fluorure de benzol
René Krémer
Alexandre était le fils naturel de Louka Guédianov et de sa compagne Avdotia Antonova. Afin d’éviter de devoir reconnaître la paternité du jeune Alexandre, Guédianov le déclara fils d’un de ses serfs, Porfiri Borodine. Dès son jeune age, et durant toute sa vie, Borodine partagea son temps entre, d’une part la chimie avec ses maîtres Zizine et Erlenmeyer ( 1825-1909)…) et son ami Mendeleïev (1834-1907) et d’autre part la musique avec Moussorgsky (1839-1881), Balakirev (1837-1910), Rimski Korsakov (1844-1908) et César Cui (1835-1918). Ils formeront le groupe des cinq. C’est Rimski Korsakof et Glazounov qui achèveront le fameux opéra « Le Prince Igor », que Borodine n’eut pas le temps de terminer. La première représentation n’eut lieu qu’en 1890 au Théâtre Mariinski à Saint Pétersbourg.
Médecin, chimiste et professeur d’université
Adolescent, Borodine fit installer à son domicile un véritable laboratoire où il bricolait des expériences de chimie : il provoqua ainsi une explosion qui nécessita l’intervention des pompiers.
Dès l’âge de seize ans, il s’oriente vers la chimie sur les conseils du professeur Zizine. Il avait composé un scherzo, témoignant déjà d’une vie partagée entre deux activités radicalement opposées. Zizine lui conseille de « moins s’occuper de romances et de ne pas courir deux lièvres à la fois » et l’envoie trois ans en formation dans le service du célèbre chimiste Erlenmeyer à Heidelberg.
Il fait des études de médecine, d’abord à l’Université de Saint Petersbourg, puis à l’Académie militaire de chimie. On peut toutefois penser qu’il n’aimait guère la pratique médicale, vraisemblablement parce qu’il gardait un souvenir pénible d’un stage dans un hôpital de l’Armée territoriale, où il s’évanouit un jour en soignant les serfs, soumis au knout et dont les os étaient parfois mis à nu.
Devenu médecin en 1858, il est nommé assistant à l’Académie de Médecine et de Chirurgie et se livre à des recherches en chimie organique : il invente entre autres un nitromètre. En 1860,au cours d’un séjour à Paris, il a l’occasion d’assister aux cours de Claude Bernard et de Louis Pasteur.
Nommé professeur et chef de labo en chimie organique, il publie de nombreux articles originaux, notamment sur le fluorure de benzol, la transformation des corps azotés et la solidification des aldéhydes.
En 1872, il crée une Ecole de Médecine pour femmes, avec principalement des cours de sages-femmes, une innovation pour l’époque. Il s’investira dans ce projet en tant qu’enseignant, mais aussi en cherchant à obtenir des bourses pour ses élèves. Il ne pratiquera plus la médecine que pour ses proches. Par exemple en mai 1974, au cours d’une réunion d’amis autour d’Anton Rubinstein jouant Chopin, Beethoven et Schuman, il est amené à soigner Tourgueniev, victime d’une violente crise de goutte.
Le travail académique est exigeant et lui laisse peu de temps pour la composition musicale
Musicien de grand talent
La composition musicale était, pour Borodine, une activité récréative. Certains l’ont appelé « musicien du dimanche ». En 1962, rentré à Saint Petersbourg, il devient le dernier membre en date du groupe des cinq, après César Cui, Balakirev, Moussorgski et Rimski Korsakov. Ce cénacle va se disloquer à partir de 187I, les disciples éprouvant le besoin de se dégager de la tutelle de Balakirev, maître trop autoritaire. Borodine explique : « Nous étions dans la situation d’œufs sous une poule couveuse, tous plus ou moins semblables. Lorsque les poussins furent éclos, …et que leurs ailes ont grandi, chacun s’est envolé dans la direction où sa nature le poussait »
Le compositeur était génial, mais manquait de notions de solfège : son écriture musicale était imparfaite et devait être revue par Balakirev et Korsakoff. Son espoir était de tomber malade, parce que pendant ces périodes il pouvait se consacrer à la composition. Une grande partie du prince Igor a été écrite pendant l’hiver 1874, à la faveur d’une indisposition. Ses amis lui disaient en riant : « Porte toi mal ! » « Dieu merci » disait Borodine « j’ai eu la diarrhée ! » Dans une lettre à la cantatrice Karmalina, il écrit le 15 avril 1875 : « la différence entre un tuberculeux et moi est que le tuberculeux ne peut réaliser ses plans que lorsqu’il va mieux et moi, au contraire, lorsque je tombe malade. Et quand je suis malade au point de rester à la maison sans pouvoir faire quoi que ce soit de valable, avec la tête qui me fait mal à craquer, les yeux qui larmoient et qu’il me faut toutes les deux minutes tirer mon mouchoir de ma poche, c’est alors que je me mets à composer de la musique »
Ce n’était toutefois pas un dilettante. Avant d’écrire le Prince Igor, il avait fait beaucoup d’études préalables sur la langue, les mœurs, la religion, les chants et les danses de l’Asie Centrale.
Franz Liszt l’admirait, mais lui reprochait sa lenteur : « Que faites-vous ? A quoi passez-vous votre temps ? »
Stassov, son impresario en quelque sorte, comparait Borodine à l’éléphant que certains suivent pendant des jours entiers pour ramasser un fumier très apprécié. « Moi » disait Stassov « je suis Borodine pour voir s’il n’est pas tombé un morceau d’Igor ou une romance. »
La Comtesse Louise-Marie d’Argenteau, mécène et admiratrice de Borodine, lui reprochait sa lenteur à accomplir certaines démarches et le surnommait amicalement « lambin » . Cette dame riche et élégante l’invitera à séjourner en Belgique et lui donnera l’occasion de faire exécuter ses œuvres lors de l’exposition d’Anvers. Dans un poème qu’elle a consacré à Borodine, elle le qualifie « de suave et splendide génie, d’astre brillant qui jamais ne décline, d’atome s’élevant au ciel ». Les vers sont « caraméliques », mais expriment un sentiment sincère. Cette admiratrice, dont Borodine a écrit qu’on en « tomberait nécessairement amoureux si elle n’approchait pas de la cinquantaine », a traduit en français, les paroles de mélodies et d’extraits du Prince Igor, avec des « contresens savoureux », selon Lischke.
En Belgique, Borodine avait un autre fervent admirateur, le chef d’orchestre liégeois Théodore Jadoul, aujourd’hui oublié, qui lui a dédicacé une de ses œuvres.
Il estimait qu’il ne pouvait pas quitter l’Académie : « Qu’aurait dit ma mère, les professeurs, les assistants et les dames du Conseil des cours pour femmes ? »
Il faut reconnaître qu’en outre il était un peu négligent, jamais pressé, remettant volontiers au lendemain ce qu’il aurait pu faire le jour même. On dit qu’il ne connaissait pas sa date de naissance exacte.
Le 15 février 1887, Borodine organise avec ses élèves de l’Académie, un bal costumé. Après une valse, en plaisantant avec une étudiante, « sa parole devient traînante, sa langue semble se pétrifier, il vacille, son regard est plein de détresse et de frayeur et il s’effondre » (récit d’une étudiante). Il ne peut pas être ranimé. A l’autopsie, on décrit la rupture d’une artère.
Au cimetière Alexandre Nevsky de Saint Petersbourg, sur la stèle surmontant un buste de Borodine sont gravées des portées avec des thèmes de ses œuvres. Trois couronnes tressées, offertes par les femmes médecins de son école, incluent des formules chimiques et des motifs musicaux, symboles de la double vie de Borodine.
Ouvrages consultés :
- Jean Poueich. Borodine, médecin et chimiste. Médecine de France 1949.
- Nina berberova. Alexandre Borodine. (1989)
- René Pierre Lacombe. Borodine, médecin du dimanche. (Thèse de doctorat en médecine) Paris 1936
- André Lischke. Alexandre Borodine. (2004)