Discours de
Madame Marguerite Barankitse


Je n’ai pas de mots pour dire ce que je ressens… Car voilà bien une chose à laquelle je ne m’attendais pas. Je pouvais m’attendre à la prison, je pouvais m’attendre aux persécutions, mais pas au titre de docteur! Je suis extrêmement émue.
Quand on m’a téléphoné pour m’annoncer que j’allais recevoir le titre de docteur honoris causa, je dois vous avouer que je ne comprenais pas ce qui m’arrivait. Je suis allée à l’évêché demander si l’on pouvait m’expliquer la signification de tout cela. Je me suis adressée à mon évêque, lui disant qu’il s’agissait sans doute d’une erreur. Il m’a regardée et m’a dit que j’allais être comme la petite Thérèse de Lisieux qui n’avait pas étudié mais qui fut proclamée docteur de l’Eglise. Je n’ai pas étudié, mais je m’occupe d’enfants ; c’est sans doute pour cela que vous avez décidé de m’accorder cet honneur.
Je souhaite recevoir ce titre avec humilité, je voudrais prier et dire comme la Sainte Vierge: «Que cette volonté soit faite». Je voudrais vivre ceci comme un encouragement.
Le premier message que je voudrais délivrer, je l’adresse à la communauté burundaise qui habite ici. Certains d’entre eux sont arrivés ici depuis 1972, fuyant l’insécurité, fuyant leur mère patrie. Et peut-être gardent-ils encore en eux un sentiment de rancœur. Je voudrais leur dire: «Frères et sœurs burundais qui avez souffert, revenez chez vous, revenez nous rendre visite. Revenez porteurs d’une identité. Revenez remplir ces universités qui se sont vidées. Ne restez pas ici alors que vos frères et sœurs, vos cousins, cherchent des professeurs, des médecins sans les trouver. Je vous accueillerai, il y a assez d’espace à la maison Shalom.»
J’ai toujours été une femme optimiste, mais ce que je vois me fait mal. Lorsque je passe dans une famille, je leur dit : «Quand une mère est malade, votre patrie est malade mais on l’entoure d’affection et de tendresse». Alors revenez, frères et sœurs, cet appel vient du fond de mon cœur : «Que ceux qui peuvent revenir nous rejoignent pour reconstruire cette partie que l’on appelait jadis le ‘pays de lait et de miel’ mais qui est devenue aujourd’hui le ‘pays des machettes et des lances’».
Je m’adresse également à mes frères et sœurs du Rwanda. Vous savez que j’ai aussi recueilli des enfants rwandais, qui ont souffert et qui portent les cicatrices du génocide. Lorsque je parle avec eux, je sens cette rancœur. Je vous adresse ce soir une prière afin que vous puissiez vous aussi pardonner: «Ne perpétuez pas le génocide dans vos cœurs, cela risque de vous miner. Revenez vous aussi afin que nous puissions reconstruire cette grande communauté formée du Rwanda, du Burundi et du Congo, ces pays des ‘Grands Lacs’ devenus les pays des ‘grandes misères’».
Nous ressemblons aux mendiants assis sur des lingots d’or. Nos pays sont riches, riches d’amour. Nous pouvons les reconstruire : faire en sorte que nos prières s’élèvent à nouveau des ‘mille collines’, que les oiseaux reviennent s’y nicher pour y chanter encore, que l’on entende à nouveau le rythme des tambours, les chants et les danses des mamans. Alors, les richesses du Congo, son or, ses diamants ne seront plus pillés.
Revenez, nous allons reconstruire ces pays et les rendre plus beaux encore. Faites comme ces enfants de la maison Shalom — hutus, tutsis, twas et venus du Congo — qui disaient à un journaliste : «Ici, nous sommes ‘hutsitwacongo’. Nous sommes tout l’un, nous sommes tout l’autre.» C’est mon message d’espérance ; c’est cela que je voudrais crier : « Le mal n’aura jamais, jamais le dernier mot.»
J’ai souffert; tout le monde a ri. Les tutsis m’ont traitée de traître, les hutus me prenaient pour une espionne … et les blancs doutaient de mes espoirs de paix. À eux qui me traitaient d’utopiste, j’ai répondu que ce n’était pas eux qui portaient le monde à grand renfort de «plans d’action». C’est Dieu qui porte le monde.
Je ne suis pas le Pape pour dire: «N’ayez pas peur, le Christ a vaincu le mal ». Si je n’avais pas été chrétienne, je me serais suicidée car je n’aurais plus eu de raison de vivre. J’avais été rejetée par tous.
Lorsque vous me regardez ce soir, vous croyez que c’est moi qui ai fait cela… Mais non ! Regardez autour de vous, ceux qui sont venu me retrouver ce soir, de Suisse, d’Allemagne, du Burundi, de Belgique,… Ce sont eux qui ont travaillé ! Et c’est moi qui reçoit le titre de docteur honoris causa… Je veux les remercier tous, ceux qui ont travaillé avec moi. Et je vous remercie, vous tous, de m’avoir décerné ce titre.



[UCL] [Docteurshonoris causa] [Pointeursutiles]

Dernière mise à jour : 5 février 2004 - Responsable : Patrick Tyteca - Contact : Joseline Polomé