Discours de présentation de Madame Hélène Carrère d'Encausse,

au doctorat honoris causa de l'UCL

 


" Nous (les intellectuels) ne savons pas témoigner de nos raisons de vivre, nous qui pourtant buvons à la source "(1) . Cette exclamation est arrachée à une femme, France Quéré, voyant un jeune homme accoudé au zinc, dès le matin, pour fuir le bruit du monde et du malheur …

Faut-il être femme pour exiger du monde savant qu’il rende compte de ses espérances ? Est-ce la part féminine de tout être qui refuse de se résoudre au malheur et au désastre ? En tout cas, Madame Carrère d’Encausse, toute votre œuvre, consacrée à l’histoire de la Russie, rend compte de votre espérance. Plus profondément même, c’est votre façon d’envisager l’histoire et de l’écrire qui y trouve sa source. Depuis près de quarante ans, vous explorez sans relâche le passé russe, avec rigueur et clarté, non tant pour expliquer la situation actuelle de la Russie, que pour comprendre ce peuple et trouver des raisons d’espérer en son avenir.
Car la Russie est une part de votre âme, la terre de vos ancêtres, une terre de violence aussi, au destin riche mais incertain. Aujourd’hui plus que jamais.

Vous naissez en France – terre d’exil de vos parents – qui sera votre pays. Votre héritage n’est ni le prestige social ni la fortune – ils sont perdus – mais une mémoire. Car l’histoire de votre famille est intimement liée à celle de l’Empire, de Catherine II à la révolution bolchevique. Très tôt, vous vous intéressez à ce que ces exilés ont vécu, à ce pays d’origine. Si l’argent manque parfois, les idées abondent dans cette famille d’intellectuels. Dès l’enfance, vous apprenez à penser. C’est, pour vous, la seule richesse qui vaille, la seule que l’on ne vous ravira jamais ; celle qui ouvre grand les portes de la vie. Depuis toujours, vous vous sentez riche de cet héritage-là. Votre caractère optimiste transforme en chance ce qui pour d’autres eut été malheur : puisque rien n’est acquis, vous voulez vivre plusieurs vies, ne renoncer à rien. Tout défi est une chance de vivre plus, de donner plus, de penser plus. La chance de la femme, dites-vous, c’est que la société lui demande plus qu’à l’homme. Avec votre mari, présent ce soir à vos côtés, vous éduquez vos trois enfants sans interrompre votre carrière et vous acceptez diverses responsabilités sans renoncer à vos recherches sur l’histoire de Russie.

Je ne ferai pas l’éloge de vos compétences, de la richesse de vos sources et de la qualité de vos analyses : elles sont unanimement reconnues. Mais je voudrais souligner votre don d’explication pour aborder les sujets les plus complexes, vos qualités de narratrice et l’aisance de votre plume. Vous alliez rigueur scientifique et plaisir du texte, et par là vous suscitez, en pleine guerre froide, l’intérêt du grand public pour cet " Autre " trop souvent diabolisé et méconnu. À un moment où la carte géographique de l’Europe se résumait pour beaucoup à la seule Europe occidentale et que l’Europe de l’Est était à peu près aussi mal connue que l’Afrique au début du 19e siècle, vos livres ont maintenu un réel intérêt pour ces pays et leur histoire. Que l’on songe à L’Empire éclaté (2), ce livre prophétique paru en 1978. Vous y devinez le réveil des nations soviétiques et la menace qu’il fait peser sur le pouvoir du Kremlin ; vous évoquez la fuite en avant de ce " Grand Frère " qui, de Staline à Brejnev, n’a cessé de poursuivre ses conquêtes territoriales et d’imposer son propre modèle au mépris de l’identité des peuples conquis. On songe aussi au Pouvoir confisqué (3) dans lequel vous offrez une analyse limpide des mécaniques du pouvoir exercé par l’appareil du parti sur le peuple. Les Russes, sans pouvoir, semblent absents de leur propre destin.

Soudain, l’Empire soviétique s’effondre. Un vent d’euphorie souffle sur l’Europe. Vous poursuivez votre réflexion, afin de prendre la mesure de ce qui s’est passé et des défis qui s’annoncent. Dans La Gloire des Nations (4), paru en 1990, ce sont bien des pistes pour l’avenir que vous cherchez. Car, si les nations ont triomphé de l’URSS, que va-t-on faire de cette chance d’avancer vers la démocratie et la liberté ? Quelles identités va-t-on construire ? Comment et à quel prix ? Deux ans plus tard, dans Victorieuse Russie (5) , vous exposez vos raisons de croire en l’avenir d’une nouvelle Russie démocratique. La Russie s’est défaite de son démon totalitaire et, par là, retrouve son destin ; mais la marche vers la démocratie et le respect de l’état de droit requiert l’aide de l’Occident jusqu’ici trop frileux, voire lâche. Cet essai est aussi un appel à responsabilité envers nos voisins trop longtemps ignorés.

Pourtant, les nouvelles de l’ex-Empire ne sont pas bonnes, la Russie va mal. En 1988 déjà, vous interrogiez ce Malheur russe (6) qui semble traverser toute l’histoire de la Russie, du 9e siècle jusqu’à nos jours. Une histoire continue de meurtres politiques, une tradition de violence qui a façonné profondément la conscience collective russe. Cette conscience malheureuse appellerait-elle les déchaînements de violence ? Pour échapper à ce cycle fatal, vous estimez nécessaire une ultime exécution, celle de Lénine lui-même. C’est bien là l’enjeu de votre biographie de Lénine (7), publiée dix ans plus tard. Si le système soviétique a fini par prendre les traits de Staline, c’est chez le fondateur de l’URSS que vous en trouvez les prémisses : élimination de toute opposition dès 1918, mise au pas de la presse, système de terreur, épuration au sein du parti, etc. Tout y est.

Certes, la parenthèse communiste s’est refermée, le système s’est effondré. Pourtant, à l’aube du 21e siècle, de tous les pays du bloc soviétique, l’avenir de la Russie paraît le plus incertain. Vos espérances vacillent, sans s’éteindre, face à la confiscation du pouvoir politique par des clans liés au crime organisé, face à la régression démographique, la misère et la perte de prestige international. Dans votre dernier livre, La Russie inachevée (8), vous scrutez, encore et toujours, en véritable historienne, l’épaisseur du temps pour comprendre la singularité russe : immensité du territoire, lutte permanente contre les invasions, conception particulière de l’Etat, tension entre repli sur soi et volonté de modernisation. La Russie saura-t-elle enfin exploiter ses immenses potentialités, comme le règne brutalement foudroyé de Nicolas II (9)avait permis de l’espérer ? Saura-t-elle retrouver son identité propre et devenir l’auteur de son destin ? Le défi semble bien lourd. Vous espérez pourtant.
L’espérance dont vous témoignez, Madame, n’est synonyme ni d’illusion ni de certitude aveugle. Au contraire, elle prend à bras le corps tout le réel, même le plus rude et le plus dérangeant. Votre espérance, enracinée dans une empathie lucide et critique pour le peuple russe, se laisse désinstaller par le cours des événements, se laisse meurtrir en son cœur même, jusqu’à l’indignation, devant la vie mise à mal. L’ensemble de votre œuvre témoigne d’une espérance qui ose trembler ! Et c’est, je crois, de cette espérance-là que notre monde désenchanté a le plus besoin.

C’est, aussi, au cœur de cette espérance que vous choisissez de vous engager dans la société : comme membre, en 1986-1987, de la Commission des sages pour la réforme du Code de nationalité ; comme conseiller, en 1992, auprès de la Banque européenne pour la Reconstruction et le Développement qui favorise la démocratisation des anciens états communistes ; comme président, de 1993 à 1996, de la Commission des sciences de l’homme au Centre national du Livre. Elue député européen en 1994, vous acceptez la vice-présidence de la Commission des Affaires étrangères et de la Défense et la vice-présidence de la Commission des Archives diplomatiques françaises. Depuis 1998, vous participez au conseil national pour un nouveau développement des sciences humaines et sociales.

Votre démarche intellectuelle, comme les engagements qui y sont liés, sont ceux d’une grande dame.

Cela suffirait à combler une vie, mais c’est sans compter votre principale activité : l’enseignement universitaire et un parcours académique sans faute. Vous enseignez à la Sorbonne, puis à l’Institut d’Etudes politiques de Paris. Vous qui n’êtes d’aucune école ni d’aucun parti, vous vous donnez corps et âme pour que vos étudiants apprennent à penser librement, fièrement, avec rigueur et courage. En 1990, vous entrez à l’Académie française. En 1992, vous êtes honorée par les pays de l’Est qui vous décerne le prix Comenius pour l’ensemble de votre œuvre. En 1999, enfin, vous êtes la première femme élue au poste de Secrétaire perpétuel de l’Académie française. Vos pairs vous savent gré de n’avoir jamais renoncé à votre identité féminine, d’avoir déployé votre regard propre, donnant ainsi naissance à une œuvre originale, et de mettre aujourd’hui toute votre énergie pour que l’Académie reste à la pointe de la modernité.

Le féminisme militant, pourtant, ne trouve pas en vous son porte-drapeau. Loin de moi, l’idée que l’égalité entre hommes et femmes soit acquise partout, même dans notre société. Les luttes pour l’égalité des chances doivent se poursuivre. Mais, après plus d’un siècle de luttes, notre monde occidental a profondément changé. Il me semble qu’aujourd’hui il y a, à côté de ces justes combats, un espace pour une autre façon d’être femme, un féminisme au-delà du féminisme. N’est-ce pas là que se trouvent les défis les plus novateurs pour l’ensemble de la société ?

Votre carrière démontre que cette voie n’a rien d’une utopie. Les femmes qui ne veulent renoncer à aucune dimension d’elles-mêmes s’en réjouissent. Votre parcours n’est pas seulement un hommage à la femme, il réjouit aussi tous ceux qui croient que là où les femmes donnent leur pleine mesure, exercent leur intelligence et osent leurs engagements avec les hommes, elles enrichissent la société de leur rapport spécifique au monde et à la vie, elles transforment les dynamiques relationnelles au sein des institutions, elles renouvellent les questionnements scientifiques. Votre parcours encourage tous ceux et celles qui de plus en plus nombreux attendent que les femmes, comme les hommes, prennent toute leur place dans la société. Alors, la société de demain, chaque jour réinventée dans ce dialogue, pourra enfin trouver, non pas visage d’homme ou de femme, mais simplement visage humain.


Pour toutes ces raisons, Monsieur le Recteur, je vous prie d’accorder à Madame Hélène Carrère d’Encausse le titre de Docteur Honoris Causa de l’Université catholique de Louvain.

- Parce que, Madame Hélène Carrère d’Encausse, par ses livres qui allient rigueur scientifique et plaisir du texte, a suscité depuis plus de trente ans un intérêt pour l’Europe de l’Est et son histoire.
- Parce qu’elle a, à la fois, lutté contre la diabolisation de l’URSS et dénoncé les excès d’un système totalitaire.
- Parce que son œuvre d’historienne débouche sur un engagement citoyen en faveur de la démocratisation des anciens pays soviétiques.
- Parce que toute son œuvre témoigne d’une espérance lucide et critique.
- Parce que, ainsi, elle témoigne d’une façon exemplaire de l’apport spécifique de la femme pour notre société d’aujourd’hui.

(1) F. QUERE, Le sel et le vent, Paris, Bayard éditions / Centurion, 1995, p. 102.
(2) H. CARRERE D'ENCAUSSE, L'Empire éclaté, Paris, Flammarion, 1978 (a obtenu le prix Aujourd'hui et le prix Louise Weiss en 1987).
(3) H. CARRERE D'ENCAUSSE, Le Pouvoir confisqué, Paris, Flammarion, 1980.
(4) H. CARRERE D'ENCAUSSE, La Gloire des Nations, Paris, Fayard, 1990.
(5) H. CARRERE D'ENCAUSSE, Victorieuse Russie, Paris, Fayard, 1992.
H. CARRERE D'ENCAUSSE, Le Malheur russe. Essai sur le meurtre politique, Paris, Fayard, 1988.
H. CARRERE D'ENCAUSSE, Lénine, Paris, Fayard, 1998.
H. CARRERE D'ENCAUSSE, La Russie inachevée, Paris, Fayard, 2000.
H. CARRERE D'ENCAUSSE, Nicolas II, la transition interrompue, Paris, Fayard, 1996 (a obtenu le prix des Ambassadeurs en 1997).


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Dernière mise à jour : 3 mai 2001 - Contact : Joseline Polomé