Discours de présentation de Madame Hélène Carrère d'Encausse, au doctorat honoris causa de l'UCL
Faut-il être femme pour exiger du monde savant quil rende compte de ses espérances ? Est-ce la part féminine de tout être qui refuse de se résoudre au malheur et au désastre ? En tout cas, Madame Carrère dEncausse, toute votre uvre, consacrée à lhistoire de la Russie, rend compte de votre espérance. Plus profondément même, cest votre façon denvisager lhistoire et de lécrire qui y trouve sa source. Depuis près de quarante ans, vous explorez sans relâche le passé russe, avec rigueur et clarté, non tant pour expliquer la situation actuelle de la Russie, que pour comprendre ce peuple et trouver des raisons despérer en son avenir. Vous naissez en France terre dexil de vos parents qui sera votre pays. Votre héritage nest ni le prestige social ni la fortune ils sont perdus mais une mémoire. Car lhistoire de votre famille est intimement liée à celle de lEmpire, de Catherine II à la révolution bolchevique. Très tôt, vous vous intéressez à ce que ces exilés ont vécu, à ce pays dorigine. Si largent manque parfois, les idées abondent dans cette famille dintellectuels. Dès lenfance, vous apprenez à penser. Cest, pour vous, la seule richesse qui vaille, la seule que lon ne vous ravira jamais ; celle qui ouvre grand les portes de la vie. Depuis toujours, vous vous sentez riche de cet héritage-là. Votre caractère optimiste transforme en chance ce qui pour dautres eut été malheur : puisque rien nest acquis, vous voulez vivre plusieurs vies, ne renoncer à rien. Tout défi est une chance de vivre plus, de donner plus, de penser plus. La chance de la femme, dites-vous, cest que la société lui demande plus quà lhomme. Avec votre mari, présent ce soir à vos côtés, vous éduquez vos trois enfants sans interrompre votre carrière et vous acceptez diverses responsabilités sans renoncer à vos recherches sur lhistoire de Russie. Je ne ferai pas léloge de vos compétences, de la richesse de vos sources et de la qualité de vos analyses : elles sont unanimement reconnues. Mais je voudrais souligner votre don dexplication pour aborder les sujets les plus complexes, vos qualités de narratrice et laisance de votre plume. Vous alliez rigueur scientifique et plaisir du texte, et par là vous suscitez, en pleine guerre froide, lintérêt du grand public pour cet " Autre " trop souvent diabolisé et méconnu. À un moment où la carte géographique de lEurope se résumait pour beaucoup à la seule Europe occidentale et que lEurope de lEst était à peu près aussi mal connue que lAfrique au début du 19e siècle, vos livres ont maintenu un réel intérêt pour ces pays et leur histoire. Que lon songe à LEmpire éclaté (2), ce livre prophétique paru en 1978. Vous y devinez le réveil des nations soviétiques et la menace quil fait peser sur le pouvoir du Kremlin ; vous évoquez la fuite en avant de ce " Grand Frère " qui, de Staline à Brejnev, na cessé de poursuivre ses conquêtes territoriales et dimposer son propre modèle au mépris de lidentité des peuples conquis. On songe aussi au Pouvoir confisqué (3) dans lequel vous offrez une analyse limpide des mécaniques du pouvoir exercé par lappareil du parti sur le peuple. Les Russes, sans pouvoir, semblent absents de leur propre destin. Soudain, lEmpire soviétique seffondre. Un vent deuphorie souffle sur lEurope. Vous poursuivez votre réflexion, afin de prendre la mesure de ce qui sest passé et des défis qui sannoncent. Dans La Gloire des Nations (4), paru en 1990, ce sont bien des pistes pour lavenir que vous cherchez. Car, si les nations ont triomphé de lURSS, que va-t-on faire de cette chance davancer vers la démocratie et la liberté ? Quelles identités va-t-on construire ? Comment et à quel prix ? Deux ans plus tard, dans Victorieuse Russie (5) , vous exposez vos raisons de croire en lavenir dune nouvelle Russie démocratique. La Russie sest défaite de son démon totalitaire et, par là, retrouve son destin ; mais la marche vers la démocratie et le respect de létat de droit requiert laide de lOccident jusquici trop frileux, voire lâche. Cet essai est aussi un appel à responsabilité envers nos voisins trop longtemps ignorés. Pourtant, les nouvelles de lex-Empire ne sont pas bonnes, la Russie va mal. En 1988 déjà, vous interrogiez ce Malheur russe (6) qui semble traverser toute lhistoire de la Russie, du 9e siècle jusquà nos jours. Une histoire continue de meurtres politiques, une tradition de violence qui a façonné profondément la conscience collective russe. Cette conscience malheureuse appellerait-elle les déchaînements de violence ? Pour échapper à ce cycle fatal, vous estimez nécessaire une ultime exécution, celle de Lénine lui-même. Cest bien là lenjeu de votre biographie de Lénine (7), publiée dix ans plus tard. Si le système soviétique a fini par prendre les traits de Staline, cest chez le fondateur de lURSS que vous en trouvez les prémisses : élimination de toute opposition dès 1918, mise au pas de la presse, système de terreur, épuration au sein du parti, etc. Tout y est. Certes, la parenthèse communiste sest refermée, le système sest effondré. Pourtant, à laube du 21e siècle, de tous les pays du bloc soviétique, lavenir de la Russie paraît le plus incertain. Vos espérances vacillent, sans séteindre, face à la confiscation du pouvoir politique par des clans liés au crime organisé, face à la régression démographique, la misère et la perte de prestige international. Dans votre dernier livre, La Russie inachevée (8), vous scrutez, encore et toujours, en véritable historienne, lépaisseur du temps pour comprendre la singularité russe : immensité du territoire, lutte permanente contre les invasions, conception particulière de lEtat, tension entre repli sur soi et volonté de modernisation. La Russie saura-t-elle enfin exploiter ses immenses potentialités, comme le règne brutalement foudroyé de Nicolas II (9)avait permis de lespérer ? Saura-t-elle retrouver son identité propre et devenir lauteur de son destin ? Le défi semble bien lourd. Vous espérez pourtant. Cest, aussi, au cur de cette espérance que vous choisissez de vous engager dans la société : comme membre, en 1986-1987, de la Commission des sages pour la réforme du Code de nationalité ; comme conseiller, en 1992, auprès de la Banque européenne pour la Reconstruction et le Développement qui favorise la démocratisation des anciens états communistes ; comme président, de 1993 à 1996, de la Commission des sciences de lhomme au Centre national du Livre. Elue député européen en 1994, vous acceptez la vice-présidence de la Commission des Affaires étrangères et de la Défense et la vice-présidence de la Commission des Archives diplomatiques françaises. Depuis 1998, vous participez au conseil national pour un nouveau développement des sciences humaines et sociales. Votre démarche intellectuelle, comme les engagements qui y sont liés, sont ceux dune grande dame. Cela suffirait à combler une vie, mais cest sans compter votre principale activité : lenseignement universitaire et un parcours académique sans faute. Vous enseignez à la Sorbonne, puis à lInstitut dEtudes politiques de Paris. Vous qui nêtes daucune école ni daucun parti, vous vous donnez corps et âme pour que vos étudiants apprennent à penser librement, fièrement, avec rigueur et courage. En 1990, vous entrez à lAcadémie française. En 1992, vous êtes honorée par les pays de lEst qui vous décerne le prix Comenius pour lensemble de votre uvre. En 1999, enfin, vous êtes la première femme élue au poste de Secrétaire perpétuel de lAcadémie française. Vos pairs vous savent gré de navoir jamais renoncé à votre identité féminine, davoir déployé votre regard propre, donnant ainsi naissance à une uvre originale, et de mettre aujourdhui toute votre énergie pour que lAcadémie reste à la pointe de la modernité. Le féminisme militant, pourtant, ne trouve pas en vous son porte-drapeau. Loin de moi, lidée que légalité entre hommes et femmes soit acquise partout, même dans notre société. Les luttes pour légalité des chances doivent se poursuivre. Mais, après plus dun siècle de luttes, notre monde occidental a profondément changé. Il me semble quaujourdhui il y a, à côté de ces justes combats, un espace pour une autre façon dêtre femme, un féminisme au-delà du féminisme. Nest-ce pas là que se trouvent les défis les plus novateurs pour lensemble de la société ? Votre carrière démontre que cette voie na rien dune utopie. Les femmes qui ne veulent renoncer à aucune dimension delles-mêmes sen réjouissent. Votre parcours nest pas seulement un hommage à la femme, il réjouit aussi tous ceux qui croient que là où les femmes donnent leur pleine mesure, exercent leur intelligence et osent leurs engagements avec les hommes, elles enrichissent la société de leur rapport spécifique au monde et à la vie, elles transforment les dynamiques relationnelles au sein des institutions, elles renouvellent les questionnements scientifiques. Votre parcours encourage tous ceux et celles qui de plus en plus nombreux attendent que les femmes, comme les hommes, prennent toute leur place dans la société. Alors, la société de demain, chaque jour réinventée dans ce dialogue, pourra enfin trouver, non pas visage dhomme ou de femme, mais simplement visage humain. (1) F. QUERE, Le sel et le vent, Paris, Bayard éditions / Centurion, 1995, p. 102.
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