Discours de Monsieur Bernard Swartenbroekx,

président de l'Assemblée générale des étudiants - UCL

Femmes et engagement

 

Madame Hélène Carrère d’Encausse,
Madame Carla Del Ponte,
Madame Patricia Palacios de Nava,
Chers professeurs, chers étudiants,
Mesdames, Messieurs,

" Femmes et engagement " : à bien y réfléchir, l’association de ces termes n’est guère surprenante. En effet, derrière l’image de la femme trouve-t-on souvent celle de la mère. Or la mère n’évoque-t-elle pas sacrifice et abnégation, courage et volonté, amour aussi ? Nous nous approchons alors de l’idée d’engagement.

Pourtant, quels que soient les mérites des mères du monde entier, il y a là un écueil à éviter. Nous ne pouvons considérer l’engagement féminin comme une caractéristique naturelle, presque biologique. Nous irions en effet à l’encontre de l’émancipation des femmes par rapport à toute fonction sociale, qu’elle soit assignée au nom de la nature ou de la tradition. Et cette dernière peut être tenace. Ainsi, qui eut jamais songé à proposer le thème " Hommes et engagement " pour une journée similaire à la nôtre ? Ce faisant, nous appauvririons également la notion d’engagement. Celui-ci n’est en effet jamais donné mais il se cultive et se forge au fil de l’expérience.

Ne nous trompons dès lors pas d’éloge. Nous ne célébrons aujourd’hui ni une image d’Epinal, ni la femme en tant que telle, quoique ce dernier éloge soit sans conteste mérité. Nous ne célébrons pas même cet heureux développement historique qui voit enfin reconnaître aux femmes la capacité et le droit de penser, d’agir et de peser sur le cours des choses à l’égal des hommes. Ne nous mécomprenons pas. A travers l’influence que vous exercez et la reconnaissance dont vous jouissez, Mesdames, vous incarnez évidemment ce magnifique progrès. L’émancipation de la femme appelle d’ailleurs encore bien des combats car elle demeure toute relative. Elle reste en effet l’apanage d’une minorité tandis que, dans le monde, l’injustice et la misère se conjuguent trop souvent au féminin.

Mais c’est avant tout l’engagement que nous honorons aujourd’hui. Et vous nous en donnez trois exemples vivants.

Engagement intellectuel tout d’abord. Parmi vos nombreux écrits tentant de comprendre la Russie, les bouleversements et les tragédies qui l’ont marquée au cours de ce siècle, Madame Carrère d’Encausse, nous retenons tout particulièrement l’analyse lumineuse que vous fîtes du système totalitaire instauré par Staline. Lorsque vous mettez en évidence qu’un Etat fondé sur l’arbitraire et la terreur peut très bien se donner l’apparence de la légalité, lorsque vous soulignez que, à l’instar de la prophétie orwellienne, l’histoire peut se réécrire en fonction d’une vérité officielle, je ne peux m’empêcher de penser que la démocratie est fragile. Ni l’état de droit, ni aucune tradition pluraliste ne sont des remparts suffisants qui peuvent nous épargner un devoir de vigilance permanente. Vigilance d’autant plus indispensable lorsque le populisme rencontre un succès croissant en Russie mais aussi au cœur de l’Union européenne, notamment en Italie ou en Autriche. Plus généralement, le recours grandissant à la séduction et la démagogie plutôt qu’à la délibération argumentée gangrène le débat public européen.

Engagement pour la justice ensuite. Votre fonction de procureur auprès des tribunaux de La Haye et d’Arusha, la manière avec laquelle vous vous en acquittez, Madame Del Ponte, symbolisent l’espoir de voir enfin appliqués les droits les plus fondamentaux de toutes les femmes et de tous les hommes de cette planète. Si l’espoir est en effet permis de mettre fin à l’impunité qui accompagne trop souvent les atteintes les plus graves à l’humanité, ne nous réjouissons pas trop vite. De nombreux obstacles retardent encore l’établissement d’une Cour internationale pénale universelle. Et les réactions des démocraties occidentales elles-mêmes au traumatisme de septembre laissent perplexes lorsqu’elles visent à restreindre les libertés fondamentales et vont jusqu’à remettre en cause leur universalité en établissant des discriminations de traitement entre citoyens nationaux et étrangers. Du discours messianique sur les droits de l’homme, masquant à peine le jeu cynique des intérêts stratégiques, à la construction d’une cité cosmopolite soumise à des règles universelles, la route est encore longue. Elle requerra encore bien des engagements tels que le vôtre.

Engagement social enfin. Parmi tous les aspects de votre action, Madame Palacios de Nava, nous voudrions souligner l’importance primordiale que vous accordez à la formation civique et à la participation politique des milliers de volontaires qui travaillent au sein de l’Association que vous présidez. Vous démontrez par là que les droits humains ne sont pas seulement des prérogatives formelles laissées à l’entière disposition des individus. Ils sont aussi égale participation à la chose publique. Vous donnez la preuve que les droits humains se conquièrent au sein d’une communauté politique. Et qu’alors seulement, ils sont porteurs de liberté et de justice sociale. Le Forum social qui se tient en ce moment même à Porto Alegre illustre cette conquête politique permanente des conditions matérielles et culturelles de la dignité humaine.

En mettant aujourd’hui à l’honneur vos trois parcours remarquables, comment ne pas nous demander ce qu’est un engagement universitaire ?

L’université a le rôle d’interroger sans relâche le réel pour comprendre le monde dans lequel nous vivons. Comme lieu de formation des représentations du monde, l’université doit veiller avec jalousie à son indépendance. Elle doit résister à toute tentative ou à toute tentation de collusion entre la science, le pouvoir et l’argent. C’est là le gage de l’existence et de la rigueur du débat scientifique. Mais la science permet aussi de développer des outils techniques et intellectuels pour transformer la réalité. L’université ne peut dès lors se dédouaner de sa responsabilité quant à l’usage qui en est fait. Elle doit s’atteler à proposer des pistes de solutions pour répondre aux défis auxquels l’humanité est confrontée, en particulier l’équilibre écologique de la planète et la justice sociale. Enfin, l’université doit promouvoir la vitalité de l’espace démocratique, en son sein comme dans la société. A cet effet, il est essentiel qu’elle assume l’engagement social et démocratique de former des citoyens aptes à délibérer de leur avenir commun.

A l’heure où l’université européenne est amenée à connaître de profonds bouleversements, ayons à l’esprit les valeurs que nous fêtons aujourd’hui afin de ne pas, demain, nous tromper d’université.

Je vous remercie.

Bernard Swartenbroekx

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Dernière mise à jour : 5 février 2002 - Responsable : Jean Blavier - Contact : Joseline Polomé