Discours de M. Amin MAALOUF,
Lun des nombreux mérites de la cérémonie qui nous rassemble ici ce soir, cest quelle allie laudace à la tradition, puisquelle sefforce de couvrir dune toge dhonorabilité des disciplines à lhonorabilité douteuse ainsi, la mienne. Je suis dautant plus reconnaissant à ceux qui mont invité. Merci à vous tous, et en particulier au Professeur Ringlet, qui sest tellement bien informé sur moi que notre échange en sera forcément inégal. Permettez-moi cependant de citer un passage de " lÉvangile dun libre penseur ". Vous y écrivez : " Il ny a pas doasis sans désert, il ny a pas de notes de musique sans intervalles, il ny a pas de paroles sans silence, il ny a pas de foi sans doute ". Cette phrase pourrait être mise en exergue à bien des choses que jai dites ou écrites, tant il est vrai que le mot " doute " est le premier à venir sur mes lèvres dès quon me parle de foi. Il surgit spontanément, comme par un réflexe de défense. Jéprouve rarement lenvie de mexpliquer sur cette attitude. Mais peut-être devrais-je, en cette occasion que vous moffrez, livrer quelques-unes de mes raisons apparentes ou enfouies.
La première raison est liée à mon histoire familiale (vous y avez fait allusion). Dans mes livres, je nen parle quà mots couverts, parce que les blessures ne sont pas toutes cicatrisées, parce que certains acteurs sont encore vivants et leur tragédie ne mappartient pas. Un jour, jen parlerai peut-être ; aujourdhui, je me contenterai de dire que les querelles religieuses au sein de ma famille ont provoqué, depuis plusieurs générations, des ruptures, des déchirements, des blessures, quil y a eu des dérapages dogmatiques et sectaires qui ont causé des traumatismes durables et pesé lourdement sur mon itinéraire. Doù, je lavoue, une certaine appréhension, et une tendance à ne juger la piété des êtres que cas par cas. Il y a des gens que la religion rend meilleurs et dautres quelle rend pires. En disant cela, je pense à des personnes précises parmi les miens. Cest certainement là la raison première de mon approche prudente, et de mon doute. La deuxième raison est liée à la réalité libanaise. Jai vu le jour dans une contrée où lon appartient à une religion de la manière dont on appartiendrait à un clan, à une ethnie, à une tribu. Certains pourraient croire quil sagit là du même phénomène que je viens dévoquer à propos de ma famille mais étendu à lensemble du pays. En fait, ce nest pas la même chose, et cest même un peu linverse. Dans ma famille , on sest toujours battu pour des idées, pour des croyances. Le fils dun curé catholique qui se mue en pasteur presbytérien, un autre en prêtre catholique qui baptise de force les enfants de son frère agnostique, un fils séloigne trente ans de sa mère pour lobliger à retourner vers lÉglise Des tragédies douloureuses, mais non dénuées de grandeur, car liées à une interrogation sincère, poignante, sur la condition humaine. Rien de cela dans le système confessionnel. La religion devient létendard de la tribu, on appartient à sa communauté dès la naissance, la foi nest pas exigée à lentrée, aucune véritable conviction nest requise, on doit juste se montrer solidaire des siens et hostile à ceux den face , au besoin par les armes. Jai longtemps pensé que cette confusion malsaine entre religion et identité était une sorte danachronisme local qui allait se retrouver bientôt au musée de lHistoire selon lexpression consacrée pour ne pas dire dans ses rebuts. Hélas, avec le passage des ans, jai dû me rendre à lévidence : les vieux démons ne sont pas sur le point de mourir, ils vivent au cur de lHistoire, ils en sont un moteur essentiel. Partout dans le monde, et pour longtemps. Ai-je vraiment besoin de décrire une fois de plus ce qui se produit autour de nous, du Nigéria aux Balkans , et du Proche-Orient à lAfghanistan et à lIndonésie ? Bien entendu, cette réalité calamiteuse est accompagnée, depuis toujours, au Liban comme ailleurs, dune sorte davertissement en imprimé en petits caractères au bas de chaque massacre. " Attention, la véritable religion na rien à voir avec ce que vous observez ! "cela, oui, je le sais. Venant dune famille où lon parle volontiers de principe et de valeurs, je ne confonds pas la religion avec ceux qui la détournent au service de leurs ambitions. Dans le même temps, il ne mest pas toujours facile de faire taire la petite voix qui chuchote à mon oreille que si la religion est ainsi détournée, si régulièrement et depuis si longtemps, cest sans doute parce quelle est détournable Cest probablement pour cette raison quun personnage sécrie, dans mon dernier roman : " Lorsque la foi devient haineuse, bénis soient ceux qui doutent ! " Avec lâge, mes colères ainsi que mes naïvetés satténuent, sans pour autant disparaître, et mes convictions se précisent, sans vraiment me conduire hors du cercle du doute ! La troisième raison de mon attitude de doute, cest que je nai jamais été à laise avec limage courante de Dieu, qui circule entre les mains des hommes comme une fausse monnaie. Je suis particulièrement irrité lorsque jentends mentionner le nom de Dieu à propos de tous les malheurs qui nous frappent, et plus particulièrement à propos de ce que nous avons coutume dappeler les catastrophes ou les calamités " naturelles ". Car enfin, quest-ce quune calamité " naturelle " ? La guerre était considérée autrefois comme une calamité " naturelle " , et jusquà une date fort récente, la famine aussi. Et lorsquun tremblement de terre provoque des centaines de morts dans une cité construite par des promoteurs véreux, alors quun séisme de même amplitude ne provoque aucune victime ailleurs, dans quelle mesure est-ce là une calamité " naturelle " ? Et lépidémie, est-elle une calamité Quant à moi, je préfère imaginer Dieu comme un allié contre les calamités, un allié contre nos lâchetés et nos incohérences, et peut-être, ultimement, notre allié contre la mort. Je préfère limaginer comme un parrain distant de laventure humaine ; il a jeté autrefois dans léther quelques molécules de matière prometteuse, et il assiste depuis à lextraordinaire aventure qui en découle. Mais le sort de la création, cest notre affaire. Cest ce qui ma fait écrire dans Les identités meurtrières : " Le Dieu du Comment ? sestompera un jour, mais le Dieu du pourquoi ? ne mourra jamais ". Cest peut-être là mon unique certitude. On laura compris, le doute, chez moi, nest pas une absence de croyance. Et peut-être une façon dêtre, à mon niveau de fragile mortel, en phase avec les desseins du Créateur. Si nous devions vivre avec la certitude quil ny a rien après la mort, notre vie entière ne serait quune pathétique errance orgiaque et désespérée. Si, à linverse, nous avions la certitude quaprès la mort, il y aura la vie éternelle, quelle importance auraient encore nos quelques années ici-bas ? Nous serions tous comme dans une salle dattente, à regarder lhorloge sur le mur, à genoux de préférence, ou prosternés. Cest justement le doute qui nous permet de rester debout, et davancer, cest lincertitude qui donne un sens à notre vie. Et il marrive de penser que si Dieu ne fait jamais devant nous la preuve irréfutable de son existence, sil nous laisse débattre et spéculer, cest parce que cest lincertitude qui donne un sens à laventure humaine, cest lincertitude qui donne un sens à la création, à Sa création. En raison de cela, je ne puis mempêcher de croire que Dieu a de la tendresse pour ceux qui doutent, pour ceux qui sinterrogent, pour ceux qui spéculent, pour ceux qui brouillent les pistes, et aussi ceux qui sembrouillent. En revanche, je le crois courroucé par ceux qui légifèrent en son nom, et chaque jour mortifié par ceux qui tuent en invoquant son nom. Mais il sest promis de ne pas se mêler de la gestion du monde.
Merci encore de votre accueil, et de votre patience. |
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