Discours de présentation de M. Gerhard RICHTER,

au doctorat honoris causa de l'UCL


Cher Mr Richter,

En acceptant l'hommage qui vous est rendu aujourd'hui, vous risquez de vous retrouver parmi les figures de dictionnaire dont vous avez peint la banalité dans ces impressionnantes séries telles que celles-ci. Le risque est pourtant minime, car vos auto-portraits, comme votre propre visage, m'évoquent ce "clin d'œil alourdi de patience, de sérénité et de pardon réciproque qu'une entente involontaire permet parfois d'échanger avec un chat" (phrase par laquelle Claude Levi-Strauss conclut son livre "Tristes Tropiques"). Ce regard riche du hasard et votre œuvre elle-même, qui a modelé votre visage, vous situent d'emblée dans cette "Europe de l'ironie" (pour reprendre le titre d'un des derniers articles de Charles Moeller) où vous rejoignez Kafka dont la lecture vous a nourri.
Je ne compte donc pas célébrer votre célébrité si ce n'est en disant tout simplement qu'elle est du meilleur aloi.
L'ironie qui vous traverse est bien le reflet de cette inquiétude, sinon de cette désespérance latente, qui marque les créateurs les plus critiques et les plus singuliers.
Ce sentiment a dû vous toucher très vite à Dresde où vous êtes né en 1933 et où vous avez appris votre métier de peintre. Cet apprentissage s'est fait sous le règne du Réalisme socialiste, héritier après tout du réalisme bourgeois et annonciateur d'un art capitaliste imbu de lui-même. Fuyant le mensonge d'une idéologie étatiste qui interdisait l'art abstrait, vous décidez de quitter la RDA en 1961. C'est à Düsseldorf que vous faites une série de découvertes et de rencontres qui vous inspirent. C'est Fontana et Pollock surtout qui vous libèrent d'un vestige contraignant du passé; libération déjà préparée par Giacometti, Dubuffet et Fautrier. Des liens avec Palermo ou Beuys, comme la découverte de Schwitters, Rauschenberg, , Warhol ou de Lichtenstein vous orientent vers une vision radicalement neuve de la notion d'art, en relation avec des préoccupations existentielles et jusqu'à l'anti-art.
Cependant, la peinture reste pour vous un moyen essentiel dans votre destin d'artiste, et vous n'allez pas vous laisser enfermer dans le "pop art allemand" pas plus que dans d'autres tendances si séduisantes soient-elles par leur radicalisme critique. De même que vous vous sentez interpellé par la masse de photos qui envahissent le monde, vous prenez en compte la multiplicité hétéroclite des courants qui tissent l'avant-garde, l'art abstrait n'étant pas des moindres. Vous vous refusez à construire votre œuvre sur un STYLE dans sa liaison avec une certaine histoire de l'art. Cette idée de STYLE vous répugne. Vous l'assimilez à une violence et vous n'êtes pas un violent. Pourtant, vous le savez vous-même, une œuvre de Richter porte une marque indélébile. Même la peinture la plus objective ou la plus apparemment anonyme dans son abstraction révèle cette appartenance. L'esprit quisous-tend votre œuvre, vous l'avez vous-même évoqué dans vos propos. Quelques extraits de ceux-ci nous y introduisent.
En 1970, vous dites:
" J'essaye de trouver l'intangible, c'est pourquoi un grand nombre de sujets sont très ordinaires, mais inversément, je m'efforce de faire de cette banalité ma préoccupation et ma marque."
"l'art, écrivez-vous en 1986, offre la possibilité de reconnaître la manifestation perceptible comme inaccessible; il est de ce fait un outil, une méthode pour approcher l'inaccessible, l'impalpable."
ou encore:
"ne rien inventer, aucune idée, aucune composition, aucun objet, aucune forme –et tout obtenir: la composition, l'objet, la forme, l'idée, l'image."
C'est à propos de vos rapports avec la photographie que vous avez été le plus explicite. Elle est évidemment essentielle dans votre œuvre. On pourrait dire que vous répondez à la fameuse pensée de Pascal en l'adressant à l'illusionnisme photographique:
"Quelle vanité que la peinture qui attire l'admiration par la ressemblance des choses dont on n'admire pas les originaux"
phrase, notons-le, contemporaine de Velasquez.
Vous vous êtes rendu célèbre par vos traductions si étrangement personnelles d'images photographiques.
En 1972, vous dites à propos de la photo qu'elle est "image à l'état pur" et que vous voulez vous "servir de la peinture comme moyen photographique"
En 1964/65, vous notez:
"Si je dessine –un homme ou un objet- je dois tenir compte des proportions, de l'exactitude, de l'abstration ou de la déformation, ainsi de suite. Si je peins d'après une photo, la pensée consciente est annihilée. Je ne sais plus ce que je fais. Mon travail se rapproche davantage de l'informel que de n'importe quelle autre forme de réalisme. La photo possède une abstraction qui lui est propre."
C'est une réflexion étonnamment prémonitoire de vos tableaux abstraits et significative à la fois de votre respect pour le hasard créateur et de votre ironie vis-à-vis des intentions.
Par votre manière de travailler la photo par le flou dans l'image qui révèle votre sensibilité sans la mettre en avant, vous soulignez le caractère profondément hasardeux de notre regard sur les apparences. La référence au modèle photographique y est à la fois évidente et troublante. Une crédibilité s'instaure en même temps qu'une interrogation, comme si la résistance de la réalité se faisait jour dans un interstice. Le tableau devient le révélateur d'une réalité qui tout en échappant se fait sentir, comme dans le contact d'une peau, sur la surface du tableau. Une énigme advient qui nous met face à un espace particulier, né du travail du peintre. Vous créez un doute dans la certitude de l'image en vous servant de sa propre perspective.
Ce voile dont la peinture couvre et découvre l'image renvoie à notre distance face aux apparences autant qu'au désir inassouvi de croire à nos illusions personnelles et collectives.
Vous attendez de vos tableaux qu'ils nous surprennent et, par là, qu'ils nous donnent une prise sur les images qui, en nous fascinant, nous dépossèdent de notre propre regard. Vous prenez le reflet à son propre piège et en délivrez l'inquiétante séduction.
Dans les tableaux abstraits, c'est le travail de la matière qui fait surgir l'impalpable, l'inaccessible. Le hasard que vous convoquez dans votre travail, combinant les frottements et les raclages, est là pour que quelque chose survienne sans qu'on puisse s'en défendre, ni le maîtriser. Le tableau dans sa réalité concrète nous emporte dans des espaces où les mouvements des couleurs renvoient à un temps dont la musique est la référence inévitable et si chère à votre sensibilité. Une lumière s'installe par la couleur de ses tracés, qui entre en tension avec l'épaisseur concrète de la peinture, sans que le geste ne vienne s'imposer contre l'objectivité de ce qui est donné à voir.
Le tableau devient insaisissable et sans autre référence que l'énigme des apparences, comme dans les œuvres où vous jouez de ce va-et-vient entre peinture et photographie. Ici, les images se font latentes et s'abolissent dans la vision de la mise en œuvre de la surface, qui impose sa réalité à l'illusion. Et pourtant, celle-ci est là qui nous renvoie à notre propre monde qui fait écran à la réalité que nous croyons saisir. La peinture aussitôt vue est à revoir!
En confrontant vos œuvres figuratives et vos peintures abstraites, deux catégories qui s'opposent encore pour une majorité du grand public, j'ai voulu montrer davantage qu'un exemple du dépassement des classifications si souvent teintées de deux notions que vous abhorrez: le style et l'idéologie. C'est la pluralité délibérée de vos choix que j'ai voulu faire entrevoir: l'hétérogénéité, souvent soulignée, de vos références et de vos moyens fonde paradoxalement votre marque personnelle par le défi qu'elle oppose au monde de l'art consacré.
Ce qui unit ces œuvres, au-delà de votre marque dans le traitement de la couleur, c'est la réponse que vous donnez à la phrase de Pascal. En fait, c'est l'illusion qui vous intéresse et c'est sa liaison à la perception des apparences que vous interrogez inlassablement y compris dans vos désirs de dépasser la peinture. Les images que l'écran a transmises de quelques-unes de vos peintures rendent peu compte de ce qu'un regard engagé devant les tableaux eux-mêmes pourrait découvrir.
Oserais-je souhaiter que des mécènes désireux tout-à-coup de se libérer de l'illusion de posséder une de vos œuvres en fasse don à notre communauté pour qu'elle puisse inspirer les regards des visiteurs de notre futur Musée du Dialogue qui doit se construire devant l'Aula Magna?


Cher Mr Richter, vous avez émis le souhait de répondre à cette présentation par votre propre œuvre et de ne pas passer par le discours.
Me référant à votre œuvre, je vous remercie cher Mr Richter de nous permettre de participer à un dialogue si subtil et engagé entre la perception des apparences, la photographie et la peinture, et cela avec une inquiétude presque nostalgique et une rage créatrice face à la beauté qui font toute la grandeur de cette peinture qui n'a pas fini de nous émouvoir.
Dès lors, je vous prie, Mr le Recteur, de bien vouloir conférer à Mr Gerhard Richter le titre et les insignes de Docteur Honoris Causa de notre Université.

Professeur Ignace Vandevivere
Directeur du Musée du Louvain-la-Neuve


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Dernière mise à jour : 3 mai 2001 - Responsable : Jean Blavier - Contact : Joseline Polomé