Discours de présentation de M. Amin MAALOUF,

au doctorat honoris causa de l'UCL

Les quatre méditerranées d'Amin Maalouf
" Fils d'homme, fais-toi un bagage d'exilé " (Ezéchiel 12,3)

 



Présentation au doctorat honoris causa Université Catholique de Louvain 2 mai 2001

Cher Monsieur Maalouf,

A une journaliste qui vous demandait, il y a peu, comment se déroule une de vos journées ordinaires, vous avez répondu : " Généralement, je me lève le matin sans réveil-matin. J'ai horreur du réveil-matin. Je ne me bouscule pas pour me lever et il m'arrive de me réveiller tôt ou tard. Je prends un bon petit déjeuner, puis j'entre dans un tout petit bureau dans lequel j'essaie d'écrire autant que je peux, généralement jusqu'au milieu de l'après-midi. Après, je vais me promener, je lis un peu, je parle avec des amis, je règle de petites choses en suspens et, le lendemain, je recommence de la même manière. "1

J'ai beaucoup aimé votre réponse. Pas seulement pour son humour et sa simplicité mais parce que vous, qui avez parcouru le monde en tous sens, vous n'hésitez pas à confier : " J'aime voyager, oui, (...) mais j'ai le plus souvent le désir de rester chez moi, de m'enfermer, d'écrire. Et lorsque je dois partir en voyage, je le fais malgré moi. " Votre périple, Amin Maalouf, périple au sens étymologique Ð " voyage d'exploration maritime autour d'une mer " (Robert) Ð commence à Aïn-el-Kabou, au hameau de Machrah très exactement, un village accroché à mi-pente du mont du Liban. En réalité vous êtes né à Beyrouth mais sur votre carte d'identité il est écrit Machrah parce que ce qui compte Ð et Dieu sait si ça compte pour vous Ð c'est le village familial, le lieu des origines. Vous provenez en effet d'une petite communauté catholique très minoritaire, d'un papa melkite, d'une maman maronite (elle vient d'égypte) mais on vous inscrit dans un registre protestant. Question identité, vous démarrez très fort ! Si j'ajoute un arrière-grand-père pasteur presbytérien, un grand-père généreusement anticlérical, un grand-oncle curé et un autre franc-maçon... je ne dis pas que c'est la tempête à la maison, mais de là à prétendre que chez les Maalouf la mer était vraiment calme... Pas facile, m'avez-vous dit, de faire coexister des regards et des engagements aussi différents dans une famille où la question religieuse est tellement vitale. Mais les échos et même les éclats de ces discussions-là, vous conduiront à regarder la religion avec autant de respect que de liberté. A la maison, il y avait une maman qui entendait bien soustraire son fils à l'influence protestante. Tout simple : elle l'inscrit à l'école française des Jésuites. Et je crois que vous ne le regrettez pas ! A la maison, il y avait aussi un papa journaliste, poète, essayiste et merveilleux conteur. C'est lui, par exemple, qui vous raconte un jour l'histoire de cet homme qui avait écrit un livre de philosophie et venait le vendre au village à dos de mule. Extraordinaire. La philosophie à dos de mule ! D'où l'étonnant personnage du muletier savant dans Le rocher de Tanios. A la maison, dites-vous, " il y avait l'écriture et il y avait l'enseignement ". Tout petit déjà, votre père vous emmenait au Journal, à l'imprimerie, vous sentiez l'encre, vous le regardiez écrire, du coup " j'ai toujours considéré que travailler, c'était écrire ". Vous y viendrez très vite à l'écriture puisqu'à 22 ans vous pratiquez déjà le journalisme, vous aussi, après avoir étudié la sociologie à l'école Supérieure des Lettres de Beyrouth. Mais c'est surtout au quartier de l'université américaine que vous restez attaché, Ras-Beyrouth, si mélangé, si cosmopolite, où les étudiants viennent de partout, où quelque chose, vraiment, est à bâtir, mais où quelque chose, très vite, va se détruire aussi. Vous n'acceptez pas la montée de la violence. Vous n'acceptez pas la guerre. Vous n'acceptez pas la vengeance et les règlements de compte. Vous n'acceptez pas de prendre les armes. Comme Tanios, vous vous sentez de plus en plus étranger au milieu des vôtres, exilé de l'intérieur, et comme Tanios, un jour, vous décidez de partir. Vous voilà à Paris, à Jeune Afrique dont vous deviendrez le rédacteur en chef, vous voilà plus que jamais aux quatre coins du monde, et je vous entends dire aujourd'hui, quinze ans après avoir choisi de rejoindre entièrement la littérature, que " le journalisme est présent dans tout ce que je fais ". Et comme l'écrivain colombien Gabriel Garcia Marquez qui n'a cessé, lui aussi, de jeter des ponts entre littérature et journalisme, vous osez souligner combien le travail d'écriture est un travail difficile,, exigeant, un travail d'artisan, d'ouvrier même, à tel point qu'il vous arrive de relire et d'ajuster une seule phrase des dizaines et des dizaines de fois. Après avoir exploré Ð si bien Ð la mer journalistique, vous vous engagez dans un périple littéraire où vos personnages, de récits en récits, vont partir et partir encore. Comme vous. Mais partir où ? Le jeune Sainte Beuve, journaliste lui aussi, à 20 ans, posait la question : " Peut-il exister aux confins des doctrines qui se combattent... une sorte de lisière, où l'on est bien venu à errer un moment ? " Quand je regarde Ossyane à la lisière des Echelles du Levant, ou Mani dans ses Jardins de Lumière , ou Tanios sur son rocher, ou Omar Khayyan à Samarcande, ou Baldassare, ou Léon et même Béatrice... ils accueillent, ils admirent, ils se demandent, ils espèrent... mais toujours ils s'éloignent et ils errent un moment...Comme si la parole adressée un jour au prophète Ezéchiel était devenue leur parole: " écoute, fils d'homme, fais-toi un bagage d'exilé et pars en plein jour, sous leurs yeux " (Ez.12,3). C'est bien ce que propose Léon l'Africain à son fils : " N'hésite jamais à t'éloigner, au-delà de toutes les mers, au-delà de toutes les frontières, de toutes les patries, de toutes les croyances ".Même en musique Ð puisque vous avez signé un livret d'opéra et que vous êtes sur le point de récidiver Ð vous retenez comme titre : L'amour de loin Pourquoi ? Pourquoi toujours s'éloigner ? Dans une lettre écrite en 1923 au terme d'une longue et difficile expédition à travers toute la Mongolie, le Père Teilhard de Chardin note simplement : " Le voyage était fini et j'ai vivement senti combien, de soi, le déplacement dans l'espace n'ajoute rien à l'homme. Revenu à son point de départ, à moins qu'il n'ait augmenté sa vie intérieure, chose qui n'apparaît pas au dehors, il est comme tout le monde ".2 Il s'agirait donc, Monsieur Maalouf, d'augmenter sa vie intérieure, mais ... que personne, au dehors ne remarque rien. S'éloigner, oui, pas pour fuir. Pas pour refuser d'appartenir, non. S'éloigner pour se trouver. Se trouver en se perdant. Et en se perdant, découvrir que l'identité est une route, qu'elle se construit, qu'elle se transforme... qu'elle est une distance autant qu'une appartenance. Vous connaissez le prix de cette distance-là. Vous entendez l'accusation de tiédeur, la vocifération de mollesse, la sommation à rejoindre le rang : " Quiconque, écrivez-vous, revendique une identité plus complexe se retrouve marginalisé " et " celui qui aligne, comme je l'ai fait, ses multiples appartenances, est immédiatement accusé de vouloir " dissoudre " son identité dans une soupe informe où toutes les couleurs s'effaceraient " " Malheur à vous si vous ne faites partie d'aucun clan " (Jean Sulivan) Comment faire comprendre ? Comment faire comprendre que nous sommes des " frontaliers de naissance " et que " ce qui en nous fait la démocratie, c'est cette part de nous-mêmes qui est sans communauté " ? (Roger Lallemand). Comment me tenir là, parmi les miens, vraiment de la famille, et dans le même temps, me garder à distance jusque dans cette présence-même, et y trouver plaisir et reconnaître dans cette présence-absence la forme pudique que prend mon espérance ?3 Votre espérance à vous, Amin Maalouf, pudique, certainement, inquiète quelquefois, je la vois comme une espérance-Méditérranée, je veux dire une espérance qui s'appelle Beyrouth, Alexandrie, Gènes ou Constantinople... car elle s'habille de la couleur des villes que vous nous faites traverser. Votre espérance, elle porte encore les beaux noms d'Andrée, de Ruchdi, Tarek, Ziad... car nous sommes heureux d'associer aujourd'hui votre épouse et vos fils, votre maman aussi, à l'hommage qui vous est rendu. " Où que tu sois, mon fils (" Où que vous soyez, mes fils ". Car vos fils sont aussi de grands voyageurs !), où que tu sois - c'est encore Léon qui parle, Amin-Jean-Léon de Medicis, circoncis de la main d'un barbier et baptisé de la main d'un pape Ð où que tu sois, (...) lorsque l'esprit des hommes te paraîtra étroit, dis-toi que la terre de Dieu est vaste, et vaste Ses mains et Son cÏur ". Ce Dieu-là, vous ne savez pas s'il existe, mais s'il existe, dites-vous, " je crois qu'il a de l'humour, (...) Je crois qu'Il doit avoir davantage de tendresse pour celles et ceux qui doutent (...) que pour celles et ceux qui ne s'interrogent plus "4 Ce Dieu-là, s'il existe, et malgré les blessures de la création, vous le voyez comme " le romancier suprême ".Et " la saveur d'un roman, c'est qu'on ne connaît pas la fin de l'histoire. Pour notre vie, c'est la même chose ! "5 Quel bonheur que ce Dieu-romancier, qui crée, qui imagine, qui raconte des histoires, invente des personnages... Et comme dans les romans, il arrive que les personnages échappent à leur auteur et le conduisent là où il ne voulait pas aller Cher Monsieur Maalouf, Si nous avions voulu seulement célébrer votre méditerranée journalistique, votre pratique du grand reportage et votre attention aux plus petits de la planète, cela aurait suffi... Si nous avions voulu souligner plus particulièrement votre méditerranée politique et applaudir votre appel à une identité ouverte et chantante, cela aurait suffi... Si nous avions voulu fêter uniquement l'originalité de votre méditerranée littéraire, votre art de conter et de nous plonger dans l'Histoire pour nous raconter des histoires cela aurait suffi... Si nous avions voulu saluer simplement votre méditerranée spirituelle, l'exigence de votre quête intérieure, la constance de votre lutte contre la superstition et le sommeil de la raison, cela aurait largement suffi à vous accueillir parmi nous cet après-midi. Mais il y a plus. Je ne parle pas de quantité mais de convergence. Car si dans une forêt domaniale, les différents chemins se croisent au " carrefour du roi ", vos traversées à vous passent toutes par un cap qui n'est pas nommé comme tel dans vos livres et qu'on pourrait appeler l'Avancée de l'Encouragement. Car si nous ne pouvons pas décider d'où souffle le vent, si nous ne savons " ni d'où il vient ni où il va ", nous pouvons orienter notre voile. Et cela, vous le répétez dans toutes les langues. Que le monde nous appartient, qu'il est possible d'être entendu et qu'aujourd'hui, plus que jamais, contre le défaitisme et contre le cynisme, si nous sommes habités par assez de passion, nous pouvons réaliser quelques uns de nos rêves. Je ne sais pas si au bout de l'île d'Yeu Ð comment faut-il écrire d'Yeu ? Dieu ? Et de quel Atlantique s'agit-il ? Ð je veux dire, là où vous vous retirez souvent pour écrire et où vous sortez voir ce qui se passe lorsque trois bicyclettes ont l'audace de circuler durant la même journée !, je ne sais pas si, là-bas, un jour, vous réussirez à déchiffrer le centième nom de Dieu, mais peut-être ne faut-il pas trop s'inquiéter car si les Arabes disposent de quatre-vingt dix neuf noms pour nommer Allah, ils en ont cent pour évoquer les mystères de l'Amour. Et l'Amour, Amin Maalouf, je ne l'ai pas assez dit, vous le racontez tellement bien que ses noms se confondent, je crois, avec ceux de votre identité.

Pour tant de simplicité,. Pour les îles, pour les villes, pour les méditerranées,. Pour tous les Baldassare et autres négociants en curiosités, Pour l'encouragement, pour le Dieu-romancier, Et parce qu'au commencement était la sympathie, je vous demande, Monsieur le Recteur, de conférer à Monsieur Amin Maalouf, le titre et les insignes de Docteur Honoris Causa de notre Université.

Professeur Gabriel RINGLET

1 Recueilli par Marie Bteiche pour La revue du Liban.
2 Cité par Sylvie Germain, dans La Croix, 29 décembre 2000.
3 D'après Jean Sulivan, dans La traversée des illusions, Paris, Gallimard, 1977.
4 Recueilli par Bertrand Révillon, dans Panorama, janvier 2001. 5 Ibid.

 

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Dernière mise à jour : 3 mai 2001 - Responsable : Jean Blavier - Contact : Joseline Polomé