DISCOURS DE PARRAINAGE DE MONSIEUR ROMANO PRODI, PRÉSIDENT DE LA COMMISSION EUROPÉENNE. Monseigneur, Monsieur le Vice-Premier Ministre, (Madame et) Messieurs les Ministres, Messieurs les Ambassadeurs, Monsieur le Recteur, Chers Collègues, " Il vaut mieux utiliser une paire de jumelles qu'un microscope. Dans un scénario qui change constamment, il est plus utile de lever nos yeux vers l'horizon encore brumeux de notre futur et d'essayer de l'interpréter que de se limiter à l'analyse d'un présent qui est en train de mourir " Monsieur le Président, vous avez prononcé cette phrase dans une interview réalisée en 1994. Un propos que vous accepteriez certainement de répéter aujourd'hui. Un propos qui n'est pas seulement contemplatif, mais qui apparaît aussi comme un guide pour l'action, pour votre action en particulier, dans le cadre de votre pays pour commencer, dans celui de l'Europe ensuite. Considérons tout d'abord votre rôle dans la politique italienne. Après une courte expérience ministérielle de 1978 à 1979, vous vous êtes engagé dans le management public au plus haut niveau : vous avez dirigé de 1982 à 1989, l'IRI, l'Institut de Reconstruction Industrielle, qui était, à cette époque, le plus important holding public d'Italie et même d'Europe. Et vous y avez de nouveau été rappelé en 1993. Vous avez ensuite fondé et dirigé, en 1995, l'Olivier. Ce rassemblement de centre-gauche a réuni, dans un mouvement unique, tous les réformistes italiens, par-delà les anciennes oppositions d'avant la chute du mur de Berlin, contribuant ainsi à apporter une réelle clarification politique dans votre pays. Il ne convient pas ici de discuter des mérites politiques de l'Olivier. Je voudrais cependant retenir de cette expérience que vous avez osé vous engager comme homme politique et comme chrétien dans une initiative pluraliste, tant sur le plan des philosophies et des croyances que sur celui des doctrines politiques et économiques, sans peur, sans reniement, avec un grand souci de tolérance et avec comme seul objectif la définition d'une politique cohérente dans l'intérêt de tous. Il s'agit là d'une expérience d'engagement politique qui interpelle toutes celles et tous ceux qui voudraient réfléchir et agir en dehors des clivages politiques hérités du passé. Après la victoire aux élections de 1996, vous êtes devenu Premier Ministre, un Premier Ministre que les Italiens avaient pu choisir directement grâce à la réforme hardie du système électoral que vos compatriotes avaient osée entreprendre pour répondre aux problèmes que connaissait leur système politique. À ce poste, vous avez gagné le pari presque impossible de faire rentrer l'Italie dans l'Union monétaire. En même temps, vous êtes parvenu à faire comprendre et accepter vos décisions par la population. Les praticiens des sondages paneuropéens savent que dès 1996, la courbe de satisfaction des Italiens quant au fonctionnement de la démocratie dans leur pays s'est mise à se relever. Cela signifie que vous avez non seulement accompli une grande uvre politique, mais aussi une expérience remarquable de communication politique, une dimension des rapports entre l'Etat et les citoyens dont, aujourd'hui, on se rend de plus en plus compte de l'importance pour mobiliser une population sur des objectifs ambitieux. Vous avez dirigé un gouvernement qui est resté en place de mai 1996 à octobre 1998, le second en termes de durée depuis 1945. Vous auriez sans doute pu, par des manuvres politiciennes, rester plus longtemps Premier Ministre, ou revenir rapidement à ce poste, mais vous n'avez pas voulu renier votre attachement au principe de clarté qui avait gouverné depuis le départ votre action politique. Venons-en à l'Europe. Il est certes trop tôt pour dresser un bilan de votre présence qui ne date que de quelques mois. Mais l'on peut déjà faire le compte de vos intentions et juger des débuts de leur mise en uvre. Rappelons que vous avez été désigné par le Conseil européen à l'unanimité, rapidement et sans restriction, sur la base de la confiance que votre action politique et vos qualités personnelles ont engendrée chez les dirigeants européens. Il fallait pour conduire la Commission quelqu'un capable de diriger une équipe dont les membres venaient d'horizons très différents ; quelqu'un aussi dont les qualités morales ne pouvaient laisser planer le moindre doute. Votre réussite comme " rassembleur ", comme " clarificateur " et comme " réalisateur " dans le monde politique italien, dont la complexité est bien connue, ne pouvait que vous prédestiner à cette tâche. Votre conception du leadership politique est une conception modeste, humaine et efficace, à l'antipode de l'autoritarisme charismatique ; c'est celle dont l'Europe a besoin là où vous êtes. Et vous avez d'ailleurs tout de suite introduit de nouvelles normes de fonctionnement de la Commission, tout comme vous avez noué de nouveaux rapports avec le Parlement européen. Je n'énumérerai pas ici l'ensemble de vos positions quant à la construction européenne. Ce n'est pas le lieu. Je voudrais plutôt revenir à votre appel à se préoccuper de l'avenir. Votre vision de l'avenir de l'Europe (et du monde), vous nous l'avez encore rappelé récemment. La globalisation de l'économie poursuivra, pour vous, son inexorable course. Dès lors, le principal défi qui se pose à nous sera celui, je cite, " d'une globalisation politique qui agira comme un contrepoids à la globalisation économique
L'Europe doit devenir (à cet égard) une réponse et un modèle ". Et vous avez commencé à développer vos idées à ce sujet dans le projet de " Troisième voie " que vous poursuivez avec le Président Clinton et le Premier Ministre Blair. L'on peut être d'accord ou pas avec cette conception qui cherche à concilier la libéralisation des marchés et du commerce (qui doit jouer au profit de tous, dites-vous en étant conscient des problèmes que Seattle a révélés) et le développement d'une autorité politique capable de faire respecter, en le modernisant, le concept d '"Etat social " européen. De toute façon, il faut reconnaître qu'avec vous, la politique européenne ne sera plus seulement celle des discussions infinies sur des problèmes de haute technicité, mais aussi celle de la réalisation d'un projet véritablement politique aux dimensions de l'Europe et du monde. Une seconde problématique qui retient toute votre attention, c'est la dimension géopolitique de l'élargissement de l'Europe. Vous voyez clairement le véritable enjeu de cette question : il n'est pas seulement économique et commercial ; il est aussi celui de la paix et de la démocratie. Jamais dans l'histoire, dites-vous, un tel projet n'a été poursuivi : celui de faire rentrer autant de nations, peut-être 25 ou même 30, sous le toit de la démocratie ! En conséquence, vous n'avez pas une conception frileuse de cette question, tout en ne vous départissant pas, bien sûr, de la prudence nécessaire et du respect des étapes qui s'imposent. Le Conseil européen d'Helsinki a été prometteur dans ce domaine. Ici aussi, vos jumelles nous font voir, derrière le brouillard, l'avenir avec les couleurs des grandes uvres à réaliser, celles qui justifient tous les efforts. Enfin, et en m'excusant d'être aussi limitatif, je retiendrai aussi ce qui vous apparaît comme une priorité absolue pour les Européens, une priorité qui, d'une certaine manière, conditionne la réalisation de toutes les autres : le développement d'une société de l'information et de la connaissance, d'une société ou l'enseignement et la recherche sont traités comme ils doivent l'être. Je reprendrai ici le titre d'une de vos publications de 1993 qui s'adresse à l'Italie, mais qui vaut certainement, dans votre esprit, pour l'Europe : " il futuro italiano si gioca in classe ". Mais, Monsieur le Président, ce n'est pas seulement pour votre carrière politique que nous souhaitions vous conférer ce titre de Docteur Honoris causa, et, ici, je devrais plutôt vous appeler Monsieur le Professeur, ou vous interpeller par votre surnom dans la politique italienne, " il Professore ". Jusqu'en 1995-96, vous avez continué à conférer votre enseignement à l'Université de Bologne et vous avez mené avant cela une véritable carrière académique, jalonnée de publications et de séjours à l'étranger, notamment comme étudiant à la London School of Economics, comme chercheur à Stanford et comme professeur invité à Harvard. La liste de vos publications montre que vous êtes devenu un scientifique de plus en plus pluridisciplinaire : diplômé en droit, vous devenez professeur en politique industrielle. Si vos premières publications concernent plutôt l'approche microéconomique, elles évoluent vers des problèmes plus macros, tout en faisant des incursions de plus en plus nombreuses dans le domaine de la politique et des processus de décisions politico-économiques, où l'on voit poindre le politologue. En même temps, l'on perçoit que les problèmes de doctrine, tant économique que politique, vous passionnent. Par ailleurs, vous vous sentez aussi fortement concerné par les problèmes d'enseignement. Enfin, vous vous consacrez, bien sûr, aux questions européennes sur lesquelles vous venez d'ailleurs de publier un dernier ouvrage, intitulé " Un'idea dell'Europa ". Ces deux carrières, la scientifique et la politique, superposées en bonne partie, vous désignent, Monsieur le Professeur, Monsieur le Président, comme un témoin tout à fait privilégié des relations entre les idées et l'engagement, pour reprendre le thème de cette journée, ou, en ce qui vous concerne plus particulièrement, entre la science et la politique. Max Wéber a montré dans un petit livre bien connu dans le milieu des sciences sociales " Le savant et le politique " combien ces deux sphères d'activité diffèrent, mais sans pour autant exclure qu'une même personne puisse les exercer. Il estime même que cette situation peut être bénéfique pour le politologue qui pénétrera mieux, grâce à son expérience personelle, le sens de l'engagement politique, tout en soulignant qu'elle entraînera, dans sa pratique scientifique, des responsabilités particulières et notamment celle de la neutralité axiologique. Je crois que, de la même manière, l'homme politique dans la mesure où il est aussi un scientifique peut tirer des avantages de cette double personnalité tout en devant en assumer des responsabilités. Il sera, sans doute, particulièrement animé du souci de comprendre, de fonder l'action sur une analyse objective d'une situation. Et ce d'autant plus qu'il bénéficie d'une plus grande crédibilité auprès du public, comme le montre les enquêtes de notoriété dans les pays européens. Une responsabilité particulière découle de cette situation: celle de " parler vrai ", de ne pas tomber dans cette définition de la politique exprimée en 1513 par Machiavel : " Gouverner, c'est faire croire " ! Une définition qui, à Vienne, en l'an 2000, rappelle toute son actualité. Une formation scientifique digne de ce nom devrait aider à affronter cette responsabilité. Comme l'écrit Léon Brunschvicg, "
celui-là est assuré de ne jamais mentir aux hommes qui, dans le silence de la méditation scientifique, a senti l'impossibilité de se mentir à soi-même". Le parler vrai est aussi le parler clair. La responsabilité du " professeur engagé en politique " lui commande, plus qu'à ses collègues, de clarifier les enjeux politiques pour les citoyens et, par là, de faciliter, pour ces derniers, le choix démocratique. Il lui revient aussi de mieux faire connaître dans le milieu politique les problèmes réels de notre société et les besoins prioritaires des citoyens. Le professeur engagé en politique est particulièrement à même de remplir une sorte de mission d'enseignant public et du public tout en reprenant à son compte et à son niveau le vieux métier d'écrivain public, et donc d'intermédiaire, de médiateur, entre le public et le pouvoir. Il ne s'agit pas ici de tomber dans une sorte d'élitisme technocratique, mais de répondre au défi éthique de sa propre histoire personnelle et de sa perception par le public. J'ajouterai que, même si le citoyen d'aujourd'hui est bien mieux informé et formé qu'auparavant, il reste que le domaine de la politique est un secteur relativement fermé et que peu de réelles informations ne s'échangent entre lui et la société civile, surtout dans des Etats complexes comme sont l'Italie ou la Belgique, où la culture de la séparation du public et du privé héritée du droit romain ne favorise pas toujours la transparence démocratique. À cet égard, Monsieur le Professeur, Monsieur le Président, vous êtes un exemple à suivre, que ce soit dans votre action politique sur le plan national ou dans vos nouvelles fonctions européennes. Vous avez osé dire à vos compatriotes quels étaient les vrais défis et quels étaient les moyens indispensables pour les aborder avec succès, même s'ils entraînaient de sacrifices immédiats ; vous avez joué jusqu'au bout le jeu des nouvelles institutions de votre pays en proposant un programme de gouvernement cohérent et une coalition capable de l'exécuter dans la clarté. Et vous avez tenu ce cap. Dès votre désignation comme Président de la Commission, vous avez montré que vous étiez resté fidèle à la même attitude : vous n'avez pas manqué de définir rapidement et sans ambiguïtés quels étaient pour vous les enjeux véritables de la construction européenne et vous avez préconisé des politiques appropriées ; vous avez aussi commencé d'emblée à apporter plus de transparence dans le fonctionnement de la Commission et de son administration, tout comme dans les rapports avec le Parlement. Pour ces raisons qui s'ajoutent aux précédentes, Monsieur le Président, Monsieur le Professeur, je suis particulièrement heureux et honoré de vous recommander comme Docteur Honoris Causa de notre université. André-Paul Frognier, Janvier 2000
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