Discours de présentation de M. Lionel Jospin,

Premier Ministre de la République française,

au doctorat honoris causa de l'UCL

 

"J'avais besoin d'écrire. Le temps de l'action n'est pas tout à fait celui de la réflexion, de l'analyse ... Il me fallait m'engager dans un mouvement de pensée solitaire, détachée de l'urgence". La confidence figure aux premières pages de "L'invention du possible", le livre que Lionel Jospin publie en 1991 alors qu'il est ministre d'Etat et ministre de l'Education nationale. Les bouleversements du temps imposaient ce moment de réflexion. Les repères géopolitiques et idéologiques de l'après-guerre s'estompaient d'un coup. Mais la fin des grandes illusions historiques n'éclairait point l'avenir qui reste à inventer. "Le monde n'est-il pas passé d'un excès d'idéologie à une absence de vision de l'avenir, à une pénurie de projets, donc d'espérances?" : telle est, M. le Premier Ministre, la question à laquelle vous choisissez de vous confronter.

Sur les nouvelles tâches du socialisme, sur le binôme Etat-économie de marché comme sur l'éducation nationale, l'Europe de demain et les rapports Nord-Sud, vous esquissez des options. Pour redonner sens au politique, sans recréer l'illusion qu'il peut "plier à sa convenance les faits économiques et les comportements humains" , vous privilégiez "la réflexion à partir d'un réel toujours en changement pour inventer le possible" .

Sans doute le commentaire historique établira-t-il demain que les propos de 1991 laissaient pressentir l'action gouvernementale d'aujourd'hui. En attendant, la démarche de "L'invention du possible" justifie pleinement le choix de faire de vous un grand témoin de l'engagement des idées dans l'action.

De façon permanente, l'action politique croise la compétition autour du pouvoir avec l'élaboration controversée des politiques publiques. Certains gouvernants excellent dans l'intuition stratégique et la virtuosité à jouer du rapport de force pour gagner le pouvoir ... Ajustant les politiques publiques aux besoins des hommes, Lionel Jospin présente un autre profil, celui de la méthode de gouvernement et du réformisme durable.

La méthode est celle d'un réformisme réfléchi qui investit dans la durée, intègre la complexité du réel et fait prévaloir des solutions équilibrées. "La plupart des réformes, avez-vous déclaré le 31 août 1998 à la Rochelle, supposent, pour aboutir, une mise en oeuvre dans la durée" . Il ne suffit pas qu'elles correspondent aux convictions politiques de la majorité en place; elles doivent être compatibles avec l'intérêt général:

"La vocation d'un gouvernement, est ... de réussir cette synthèse entre l'engagement politique et la prise en compte des réalités du pays" .

Sans doute, la méthode est-elle aussi servie par le style. Votre image d'homme public reflète une rigueur morale, faite de sérieux, de droiture et de désintéressement personnel, à laquelle votre éducation dans un milieu familial protestant n'est sans doute pas étrangère. La proximité avec les gens, la simplicité du mode de vie personnel correspondent à l'attente du citoyen à l'égard de l'élu. Vous vous référez à la culture démocratique nordique qui tempère les pompes et cérémonials du pouvoir et simplifie la relation gouvernant-gouverné. L'Europe du Nord a pu exercer une autre influence. On sait que la participation des femmes à la vie politique y est très avancée. Sans doute, tenez-vous de Mme Brundtland elle-même l' anecdote que vous racontez:

"Alors qu'elle était chef du gouvernement norvégien, son jeune fils s'est inquiété auprès d'elle de la possibilité pour un homme de devenir premier ministre" .

Une loi récente le prouve, vous assumez pleinement le risque qu'une angoisse similaire saisisse demain des petits garçons français.

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Je reviendrai sur quelques thèmes qui sont des lignes de force de votre discours et qui orientent votre action. Mais je voudrais souligner auparavant combien, dominé par votre engagement politique, votre curriculum vitae est aussi lié à l'institution universitaire.

Vous naissez le 12 juillet 1937 à Meudon, deuxième d'une famille de quatre enfants. Après votre baccalauréat et une année de Lettres supérieures, vous entrez à l'Institut d'études politiques de Paris. La rue Saint Guillaume vous prépare à l'Ecole Nationale d'Administration. En 1965, vous entrez au Quai d'Orsay. Pendant quatre ans, vous suivez avec passion l'ébauche du dialogue Nord-Sud et les travaux de la CNUCED. En 1969, on veut vous envoyer en ambassade, à Londres. Vous ne vous voyez pas, confiez-vous à un ami, passer des tasses de thé ou accompagner des duchesses à l'opéra . Vous quittez la carrière diplomatique. Mais vous gardez un vif intérêt et une ferveur pour les questions du développement. Vous obtenez un poste de professeur associé d'économie à l'Université de Paris XI. C'est votre premier ancrage dans l'institution universitaire. Vous enseignez jusqu'à 1981, notamment l'économie du développement et l'économie.

Votre deuxième ancrage dans l'institution universitaire vient, en 1988, avec le portefeuille de l'Education nationale. Entre-temps, vous êtes devenu député de Paris et Premier secrétaire du Parti socialiste. L'éducation est la priorité du second septennat du président Mitterrand. Il vous revient de traduire ce choix dans la réalité. En quatre ans, vous porterez le budget de l'Education nationale au dessus de celui de la Défense.

L'égalité des chances pour accéder à l'Université demande que soient aussi réduites les inégalités géographiques. Conçu en 1990, votre plan "Université 2000" réaménage le territoire universitaire français. De régions délaissées sont pourvues de nouveaux centres d'enseignement supérieur. La construction de campus favorise l'essor d'un urbanisme universitaire auquel collaborent de grands architectes français et étrangers. Peut-être votre bref passage à Louvain-la-Neuve vous renvoie-t-il une image de cette créativité architecturale qui fut à l'oeuvre ici dès les années septante, lorsque l'UCL fut contrainte de quitter les édifices gothiques, les collèges thérésiens et les églises baroques où elle avait séjourné quelques siècles.

Votre politique universitaire veut concilier l'égalité des chances, qui implique l'université de masse, et la qualité de la recherche et de l' enseignement. "A l'égard des étudiants, déclarez-vous, "Il faut être exigeant, car le laxisme ne mène à rien, et accueillant car le malthusianisme affaiblit les pays qui le pratiquent" . "Si la base est étroite, résume une de vos collaboratrices, le sommet sera ténu".

Pour l'éducation et l'université, le Chef du gouvernement garde les ambitions de l'ancien ministre. Les options fondamentales sont inchangées. D'autres accents sont aussi ajoutés, tels la synergie recherche - enseignement et activité économique ou la mobilité dans l'espace universitaire européen.

En attendant que se rapprochent les vues sur une harmonisation européennes des cursus universitaires, rappelons combien la collaboration et les échanges sont déjà intenses entre les universités, notamment celle-ci, situées en Communauté française Wallonie - Bruxelles et leurs homologues françaises. On doit se réjouir à cet égard que votre gouvernement ait signé avec la Communauté française de Belgique, en mars 1999, cet accord de coopération linguistique, culturelle, éducative et scientifique qui symbolise notre unité de culture et intensifie nos relations.

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Mais revenons, pour conclure, à ces idées-forces qui inspirent votre action et qui concernent le rapport de l'Etat au marché, la maîtrise de la mondialisation et l'engagement des Etats dans la construction européenne.

Après votre discours de la Rochelle, fin août 1998, le "Nouvel Observateur" soulignait:

"Il y avait une méthode Jospin, il y a désormais une idéologie Jospin" . Prononcé à la Rochelle, votre: "oui à l'économie de marché, non à la société de marché" en a frappé la maxime. Vous voyez le marché comme une technique de production, d'allocation des ressources, de récompense aussi pour la prise d'initiative et de responsabilités. Mais le marché n'est pas une valeur en soi qui deviendrait la norme de le vie sociale elle-même. Car l'égalité des chances, en amont du marché, la redistribution des revenus, en aval, ne procèdent pas de sa logique, non plus que les impératifs de santé publique, de diversité culturelle ou d'équilibres écologiques. Aussi est-ce à l'Etat que revient "la régulation, la protection, la cohésion sociale, la justice et la sécurité, l'affirmation des principes autour desquels une nation peut se rassembler et se projeter dans l'avenir" .

L'articulation de l'Etat et du marché déborde cependant, et largement, les espaces nationaux. La mondialisation est la tendance lourde de l'économie de marché. Vous souhaitez qu'elle ne laisse pas les Etats impuissants. Un renforcement de l'action publique internationale est requis. Pour donner aux organisations économiques mondiales une capacité régulatrice, vous avez récemment suggéré qu'elles empruntent quelque peu à la méthode institutionnelle européenne.

A ce propos, et pour finir, quelle est la conception de l'Europe qui inspire la politique européenne française que vous menez en concertation avec le président de la République? "Nous restons des nations, déclarez-vous en mars 1999, nous ne pouvons faire naître une nation européenne, mais nous bâtissons une union européenne" . Ni souverainiste français, ni fédéraliste européen, vous pensez que le débat démocratique européen continue de se dérouler principalement dans les espaces publics nationaux; mais vous prônez aussi l'engagement européen des Etats et les délégations de souveraineté correspondant aux missions de l'Union.

Outre la philosophie politique, il y a l'accent sur des politiques communes. Dès votre arrivée à Matignon, vous avez insisté pour que "croissance et emploi" équilibrent le pacte de stabilité pour l'union économique et monétaire. Vous portez aussi une attention particulière à des dossiers qui rapprochent l'Union du citoyen, tels la lutte contre la criminalité organisée ou le règlement de cas familiaux pénibles, auxquels la Convention de Bruxelles II vient d'apporter des solutions nouvelles concernant certains aspects du droit de la famille.

Dans l'épilogue de "Verbatim", Jacques Attali constate que le cours de l'histoire dépend d'une "interaction de volontés et de circonstances imbriquées de façon incroyablement complexe" . Le projet politique n'est jamais seul maître de son accomplissement. Mais sans boussole, comment trouver l'étoile polaire? Parce que l'action que vous menez s'appuie sur un projet, que, procédant d'une réflexion sur les besoins des hommes, les exigences de justice et les contraintes du réel, votre projet est celui de l'invention du possible, je me permets de recommander hautement, M. le Premier Ministre, que vous soit décerné le doctorat honoris causa de l'Université catholique de Louvain.

Professeur Christian Franck


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Dernière mise à jour : 7 février 2000
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