Présentation de Mme Gro Harlem BRUNDTLAND

2 février 2000

 

" Nous ne possédons pas la terre, nous l'empruntons à nos enfants ".

L'historien grec Thucydide saluait en ces termes Périclès, qu'il considérait comme le responsable politique le plus éminent de l'Athènes de son temps: " Grâce à l'estime qu'il inspir-ait, grâce à son intelligence et à son évidente intégrité, il avait acquis une autorité qui lui permettait de contenir le peuple tout en respectant sa liberté. Il n'était pas de ceux qui se laissent diriger par lui plutôt qu'ils ne le dirigent, car, ne cherchant pas à accroître son pouvoir par des moyens condamnables, il ne lui adressait jamais des paroles dictées par la complaisance " (II, 66). Assurément Thucydide n'avait pas imaginé un seul instant qu'un tel éloge pût être formulé à propos d'une femme. C'est avec grand plaisir que je comble aujourd'hui cette lacune en vous l'adressant et en vous disant, Madame le Directeur général, combien nous nous réjouissons de voir figurer une femme parmi les person-nalités dont on célèbre en ce lieu l'engagement au service de la Cité. Certes, le temps n'est plus où les femmes, en Occident du moins, étaient écartées de la scène où se déploie le pouvoir, pour être les reines des coulisses et les inspiratrices de l'ombre. Certes, le temps n'est plus où, ce qui n'est pas davantage enviable, elles étaient réduites, pour la part de vie publique qui leur était consentie, à jouer les utilités ou les alibis. Un long chemin a été parcouru, qui leur permet désormais, mieux que par le passé, de servir le bien commun avec l'autre moitié de l'humanité par leur approche par-ticulière des problèmes et leur rapport spécifique avec la vie: comme un enfant que l'on porte, met au monde, éduque, toute réalisation de nature politique, - et ce n'est pas vous, Madame, qui me contredirez sur ce point, vous qui avez assumé, en même temps qu'une carrière bien remplie, le destin d'épouse et de mère - toute réalisation de nature politique, disais-je, se doit, en effet, d'être projetée dans le temps et la durée, menée avec ténacité, patience, souplesse, voire un certain détachement, puisque l'oeuvre achevée sera inévitable-ment différente du projet qui lui a donné le jour. Ces qualités expliquent la cohérence de votre parcours; parcours qui a également été orienté par l'exemple de votre père et que vous avez mené à votre manière en prenant appui sur les circonstances pour le mener à bien.

Votre père était médecin spécialisé dans le domaine de la réhabilitati-on. À votre tour, vous avez choisi de faire des études de médecine à l'Université d'Oslo, puis vous avez conquis un master de l'École de santé publique d'Harvard. Revenue à Oslo en 1965, vous avez travaillé au Ministère de la Santé, dans différents hôpitaux et à la tête des services de santé scolaire d'Oslo, vous préoccupant ainsi des enfants des autres en même temps que des vôtres.

Votre père a également été pour vous un modèle dans l'engagement politique. Aussi, dès l'âge de 7 ans, vous êtes devenue membre de la section des jeunes du parti travail-liste norvégien. Vous n'avez par la suite jamais cessé de servir ce dernier, d'y exercer différentes respon-sabilités, y compris celle de la présidence. Les conséquences ne se sont pas fait attendre: en 1974, vous vous êtes vu proposer le ministère de l'environne-ment, que vous avez accepté d'assumer parce que vous étiez de plus en plus convaincue que la santé et l'environnement étaient étroitement liés. En 1981, puis durant les années 1986-1989 et 1990-1996, vous avez été chef de gouvernement. En 1981 vous étiez du reste le plus jeune premier ministre de Norvège et la première femme à y exercer cette fonction.

Le dynamisme dont vous témoignez, votre force de convic-tion, la somme d'expériences et de réflexions que vous avez accumulées à propos des problèmes environnementaux vous valent entre-temps d'autres charges et respon-sabilités. En décembre 1983, vous êtes appelée à mettre en place et à présider une Commission mondiale sur l'Environne-ment et le Développement. Le secrétaire général des Nations Unies vous fait remarquer à l'époque que votre mission est taillée sur mesure puisque vous êtes le seul responsable politique à avoir réussi à devenir Premier ministre après avoir été ministre de l'Environnement!

La Commission Brundtland, qui comprend 21 membres représen-tant la diversité de la planète, publie son rapport " Notre avenir à tous " en avril 1987. L'analyse est d'une telle qualité qu'elle sert de base aux travaux de la Conférence des Nations Unies sur l'Environnement et le Dévelop-pement, tenue à Rio de Janeiro en 1992. En par-ticulier, le rapport assure la fortune du concept de " dével-oppement durable ", qu'il a largement contribué à créer, à savoir " un développement qui répond aux besoins du présent sans comprome-ttre la capacité de satisfaire ceux des générations futures "; un développement qui présuppose " un souci d'équité sociale entre les générations ET à l'intérieur d'une même génération "; un développement enfin qui rencontre les besoins essen-tiels de tous, y compris leurs aspirations à une vie meilleure.

Car la Commission n'a négligé aucun atout pour assurer le succès de son mandat: crédibilité excep-tionnelle de ses membres, sérieux du processus de consul-tation mené dans les divers continents à l'écoute de milliers d'opi-nions - y compris celles qui émanent de groupes marginalisés -, enfin, recherche de solutions réalistes, équilibrées et humanistes. Le rapport Brundtland aborde, en effet, les différents problèmes environ-nementaux avec le souci de remonter aux causes et de prévenir les conséquences néfastes, prévisibles ou simplement possibles. Il démontre l'interdépenda-nce de l'écologie et de l'économie, des secteurs locaux, régionaux, nationaux et mondiaux. Surtout, il se fonde sur la conviction que l'entraide des peuples est non seulement une obligation morale, mais une nécessité: nous sommes tous, riches et pauvres, décideurs politiques et économi-ques, forces syn-dicales et organisations non gouvernementales, intellectuels et manuels, solidairement responsables, chacun à son niveau, de cette terre fragile, qui doit demeurer accueil-lante aux peuples d'aujourd'hui et aux générations de demain.

Une des conditions du bonheur individuel et collectif est évidemment l'accès généralisé à la santé, comme l'énonçait déjà le rapport Brundtland. Il vous est donné maintenant de promouvoir celle-ci dans le cadre de l'Organisation mondiale de la Santé, dont vous êtes devenue le Directeur général depuis le 21 juillet 1998. Conforme à vous-même, vous avez proclamé d'emblée votre volonté de faire profiter de la révolution sanitaire de ces dernières décennies le milliard de personnes qui en sont exclues actuellement. À nouveau, vous faites appel à la collaboration de tous pour éradiquer, autant que faire se peut, avec l'aide de la science et des techniques, les maladies infec-tieuses du globe, telles que la poliomyé-lite, la variole, la lèpre et le sida.

C'est pourquoi le " développement durable ", avec ses potentialités techniques et humanistes, ne vous quitte pas, Madame. Il constitue assurément un beau programme pour notre avenir commun. Mais il plonge aussi ses racines dans le passé le plus lointain de l'Europe et de son projet démocratique initié par l'Athènes du Ve siècle a.C. À ses concitoyens enivrés par leur prospérité économique, qui es-comptaient un progrès ininter-rompu, Sophocle, contemporain de Périclès, rappelait, en effet, l'exigence de justice et de citoyenneté responsable qui devait baliser la conquête par l'homme de son espace. Avec ses mots de poète, dans les limites de l'expérience de son temps et de sa Cité, il posait déjà les fondements du " développement durable ":

" Il est bien des merveilles en ce monde, il n'en est pas de plus grande que l'homme.

Par la mer chenue, sous les tempêtes du sud, il s'en va au delà des houles grondantes.

Et la plus grande des déesses, la Terre impérissable, inépuisable, il la fatigue du va-et-vient de ses charrues, il la retourne d'année en année avec ses mulets.

[...]

La parole, le souffle de la pensée et les passions d'où naissent les cités il s'en instruit, ainsi qu'à échapper aux célestes traits du gel pénible et à ceux des pluies mauvaises.

Nul chemin ne lui est fermé, l'avenir s'ouvre à lui. La mort seule il ne l'évite point, mais il a trouvé remède à d'invinci-bles maladies.

Avec son savoir ingénieux qui dépasse toute espérance, il progresse vers le mal ou vers le bien. Que l'audace orgueilleuse soit en lui, alors plus de cité! Mais s'il observe les lois civiques et la justice des dieux à laquelle il a juré sa foi, grande sera sa cité " (Sophocle, Antigone, 332-373).

Parce que Madame Gro Harlem Brundtland a profondément été engagée dans la vie politique de la Norvège, y assumant notamment pendant plus de dix ans la charge de premier ministre,

parce qu'elle a créé et présidé la Commission mondiale sur l'Environnement et le Développement, dont les travaux ont marqué un tournant décisif dans les stratégies environnemen-tales à l'échelle de la planète et dans différentes contrées du globe,

parce qu'elle entend assurer le développement durable de la santé pour tous les peuples dans le cadre de sa direction de l'Organisation Mondiale de la Santé,

parce que toutes ses actions se fondent sur la recherche d'une solidarité locale, nationale et internationale et sur une éthique prenant en compte les générations présentes et à venir,

parce qu'elle nous a montré - et ceci constitue un message d'encouragement pour les membres d'une communauté universitaire - que les idées fortes suivent leur chemin malgré les résistances et les difficultés, pourvu qu'elles soient accompagnées de la volonté d'agir,

je vous prie de lui conférer, Monsieur le Recteur, le titre de Docteur Honoris causa de l'Université catholique de Louvain.

Monique Mund-Dopchie
février 2000


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Dernière mise à jour : 7 février 2000
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