Discours de Marcel Crochet, recteur 02/02/2000 Monsieur le Cardinal, Monsieur le Président, Monsieur le Premier Ministre, Madame la Directrice Générale, Madame et messieurs les Ministres, Excellences, Messeigneurs, Mesdames, Messieurs, Au nom de notre communauté universitaire, qu'il me soit permis d'exprimer d'emblée notre gratitude à Monsieur le président Prodi, à Monsieur le premier ministre Jospin et à Madame la directrice générale Brundtland pour avoir accepté d'être parmi nous ce soir et de recevoir les insignes de la plus haute distinction que décerne notre institution. Par votre présence, Madame, Messieurs, vous exprimez votre espoir dans le monde de l'éducation, dans l'université, ses étudiants, ses professeurs et tous ceux qui uvrent pour la formation et l'avenir de notre civilisation. La fête patronale que nous célébrons aujourd'hui revêt une signification particulière. Elle est la première des manifestations qui s'échelonneront durant un an pour célébrer le 575ème anniversaire de la Fondation de l'Université catholique de Louvain, le 9 décembre 1425. Notre université fait partie de ces institutions séculaires qui ont bravé les moments difficiles, les fermetures temporaires, les guerres et les destructions pour mener leur mission de formation, de recherche et de service à la société. Alors que d'aucuns s'interrogent sur le devenir de l'institution universitaire et doutent même de sa survie au sein d'un monde trop dominé par l'immédiat et le pouvoir économique, nous voulons maintenir l'intensité de notre flamme et éclairer le chemin de ceux qui, demain, animeront notre société. J'exprime ainsi l'idéal de toutes ces femmes, tous ces hommes liés, au sein de notre université, par un engagement : celui de servir et de consacrer leur vie professionnelle à la construction d'un monde meilleur, plus social, qui respecte la dignité et le bonheur de chacun. Il s'agit d'un véritable engagement politique, au service de la cité, qui mène des idées aux actes et auquel nous souhaitons que souscrivent nos étudiants dans l'exercice de leurs responsabilités futures. Dans sa mémorable leçon sur "La politique comme vocation", que l'on pourrait aussi bien intituler la politique comme "profession", comme "métier" [selon le double sens du terme "Beruf"], Max Weber rappelait que l'engagement politique comporte en son essence une tension inévitable entre une "éthique de la conviction", accrochée à la réalisation d'un idéal moral, et une "éthique de la responsabilité" qui se définit par le réalisable dans une conjoncture historique et politique donnée. L'engagement politique porte à son comble une dimension fondamentale de toute existence humaine: l'injonction qui nous est adressée de nous situer, de prendre position, de prendre en charge notre vie et celle d'autrui. Aristote définissait l'homme comme un animal politique. Il voulait dire que, par nature, nous appartenons à la cité. Il indiquait ainsi un premier engagement obligatoire: celui du citoyen, de tout membre de la cité. Et certes, il y a de nombreuses manières d'être citoyen: il peut s'agir d'une dimension de notre engagement professionnel, d'une participation à des associations ou même de la préoccupation éducative d'ouvrir la famille au vent du dehors. Mais il est une forme d'engagement politique qui va au-delà de la simple obligation citoyenne: celle qui se situe au niveau de la totalité d'une communauté politique, quelle que soit sa dimension ou son niveau &endash; et aujourd'hui, en raison de la mondialisation, ce niveau déborde presque toujours les limites des frontières nationales. C'est à ce niveau que la conjugaison entre vocation et profession, entre éthique de la conviction et éthique de la responsabilité est la plus tendue et la plus difficile. Sans aucun doute, l'engagement politique suppose une visée, celle du bien commun ou de la justice. Tel est l'orient qui justifie et légitime l'exercice du pouvoir. En considérant le politique comme le lieu même où doit être réalisée la "vie bonne", ce que l'on appelle parfois le bien commun, Aristote lui assignait une tâche très haute, que d'aucuns considèrent comme idéaliste, ou utopique, mais qui n'en demeure pas moins un des critères qui permet de juger et de critiquer l'action politique. Et s'il est vrai que le politique est aussi le lieu où se déploie l'ambition, la recherche du pouvoir, et s'il est inévitable qu'il en soit ainsi, ce n'est néanmoins pas ainsi que nous souhaitons qu'il soit. Par contre, que la volonté de maintenir l'idéal soit confrontée à l'exigence d'efficacité, d'effectivité, ce n'est nullement une tare du politique: c'est son devoir de ne pas laisser les belles idées dans le ciel des utopies. Un but ne se réalise pas de lui-même simplement parce qu'il est conçu et désiré, mais son exécution suppose des moyens. Le but n'est que le possible, seuls les moyens sont réels parce qu'ils mettent en uvre à la fois l'esprit et la résistance du réel, des adversaires tout comme des alliés, des lois économiques et des pesanteurs de la tradition. On ne peut agir avec des instruments possibles ou éventuels, mais uniquement avec ceux qui sont donnés matériellement. Sartre évoquait, à propos de l'engagement politique, l'image des "mains sales". Nul ne peut déterminer à l'avance et de façon universelle les limites de ce que l'on doit concéder pour donner corps aux idées. Le politique est aussi, comme l'a si bien souligné Hannah Arendt, le lieu de l'imprévisibilité, des commencements et de l'aléatoire parce qu'il est action à plusieurs, pluralité, et non - sauf dans ses perversions - planification unilatérale et dictatoriale. C'est la grandeur de figures comme celles de Martin Luther King, de Gandhi ou de Mandela d'avoir tenu leur engagement jusqu'à l'extrême limite du possible et par là d'avoir permis à l'action humaine d'être une action raisonnable, celle qui, s'inscrivant dans un devenir historique désirable, permet à une communauté de prendre les décisions qui l'honorent. Nous avons le très grand privilège d'accueillir aujourd'hui trois personnalités dont la vie est un modèle d'engagement politique face aux défis du monde et aux inquiétudes que suscitent la globalisation et la révolution technologique. Par leur trajectoire, qui intègre de manière si intime la formation, la réflexion et l'action politique, ces personnalités ont répondu à l'appel d'Alain Touraine, docteur honoris causa de notre université ; dans son livre "Pourrons-nous vivre ensemble", il insistait sur l'urgence, pour les intellectuels, de proposer "une représentation du monde, de ses changements et des acteurs qui peuvent transformer des tendances spontanées de défense et d'affirmation du Sujet en actions conscientes et en mouvements qui, à leur tour, redonneront sens à l'action politique". Madame Gro Harlem Brundtland a conduit durant dix ans le gouvernement norvégien en tant que premier ministre. C'est sous sa présidence que la Commission de l'environnement et du développement des Nations-Unies a publié son rapport sur le développement durable, à l'origine de la célèbre Conférence de Rio en 1992. Aujourd'hui, en tant que directrice générale de l'Organisation mondiale de la santé, Madame Brundtland met toute son expérience, sa connaissance et son charisme au service de la santé du monde, avec une attention particulière pour celle des enfants. "La fidélité est le mot clé pour décrire Monsieur Lionel Jospin et son parcours", écrivait Jean Lacouture, peu après son accession au poste de premier ministre. Monsieur Jospin fut l'un des nôtres, alors qu'il enseignait l'économie à l'Université Paris XI durant onze ans. Sa réflexion lui a permis de construire le modèle "d'utopie concrète" et, je cite, "de partir des besoins de l'homme et d'essayer de définir les moyens pour le satisfaire". Sa conduite de l'état nous éclaire sur le rôle des structures de gouvernement qui nous sont proches par rapport à l'emballement du monde. En honorant Monsieur Jospin, nous voulons aussi rendre hommage à la France, à sa culture et à la richesse des relations qu'entretient notre institution avec ses universités. Jusqu'à son accession à la présidence de la Commission européenne, Monsieur Romano Prodi n'a jamais interrompu son mandat de professeur à l'Université de Bologne. Il a toutefois offert à plusieurs reprises ses talents scientifiques et politiques au service du peuple italien. L'entrée de l'Italie dans l'Europe monétaire est incontestablement due à son action. Aujourd'hui, les citoyens européens que nous sommes placent toute leur confiance dans un président qui énonçait récemment sa volonté de "créer une Europe unifiée, prospère et démocratique où les citoyens jouissent de la paix et de la liberté". Votre action au profit de la nation, de l'Europe et du monde illustrent, Madame, Messieurs, l'étendue et l'intensité de votre engagement. Les professeurs Monique Mund, Christian Franck et André-Paul Frognier nous feront part des raisons qui ont motivé les choix de notre université à l'occasion de sa fête patronale. Suivant la tradition, j'invite Monsieur Gaëtan Vanloqueren, président de l'Assemblée générale des étudiants, à prononcer son intervention. Je vous remercie de votre attention. Marcel Crochet, Recteur |